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Quand il était petit, au Liban où il est né et où il vivait alors, le dramaturge Wajdi Mouawad a assisté à une scène, racontée dans sa pièce Incendies: un bus rempli de Palestiniens a été incendié par des milices chrétiennes se vengeant de l’assassinat d’un maronite.
J’imagine aisément la façon dont Mouawad a alors été frappé, littéralement, de stupeur. La bouche ouverte, les yeux écarquillés. Plus de mots. Depuis, il s’est mis à écrire, des pièces, des romans. Toute son œuvre est un cri.
Son dernier texte en date, Anima (Actes Sud), est un roman, brutal, poignant. N’espérez pas glisser doucement vers la violence, elle vous agrippe aux premiers mots:
«Ils avaient tant joué à mourir dans les bras l’un de l’autre, qu’en la trouvant ensanglantée au milieu du salon, il a éclaté de rire, convaincu d’être devant une mise en scène (…). Lâchant le sac plastique jaune, le matin même elle lui avait dit de sa voix enjouée Tu achèteras du thon car-le-thon-c’est-bon, il comprenait qu’elle était morte puisqu’elle avait les yeux ouverts, le regard fixe et tenait, entre ses mains, sa blessure, le couteau planté là dans son sexe.»
L’homme veut hurler: voir la femme qu’il aime ainsi mutilée, morte, devant lui, le conduit dans un périple à la recherche de l’assassin, et à la recherche intime d’une violence originelle resurgie soudain en lui à la vue d’une telle scène, celle d'une époque où il était privé de mots. Véritablement hébété alors, plus que stupéfait. Ainsi, pendant ce voyage initiatique, ce sont les bêtes qui racontent, narratrices. Chiens, oiseaux, insectes qui détiennent le langage quand les humains s’adonnent à la violence.
Ce roman, comme le reste de son œuvre, semble illustrer cette phrase que répète Nawal dans Incendies:
«L'enfance est un couteau planté dans la gorge.»
Comme Wajdi Mouawad, le personnage principal d’Anima a un prénom en W (comme Walter dans Journée de noces chez les Cromagnons, Wilfrid dans Littoral, Willem dans Rêves, Wahab dans Incendies, Wacchh dans Anima). Et ce sont les blessures de l’enfance de l’auteur, radicalement transfigurées, qui resurgissent chaque fois: l’exil, la violence qui le suscite.
Les mots urgents
Wajdi Mouawad est plus connu et bien plus prolifique comme dramaturge que comme romancier –mondialement célébré notamment depuis sa tétralogie théâtrale Le Sang des promesses.
Ce qui l’a amené à l’écriture pourtant, c’est le roman. Il en lisait beaucoup, avait toujours voulu en écrire, et puis il y a eu comme «un fracas» dans sa vie:
«On peut appeler ça l’exil, ou on peut l’appeler de différentes manières, mais j’ai été interrompu sur ce chemin. Ce fracas a pris la forme du théâtre, parce que le théâtre était un espace de rapidité très forte.»
Quand Wajdi Mouawad a commencé à écrire, il ressentait une nécessité à prendre la parole, une urgence à expulser les mots. Le roman était son rêve, mais le roman était aussi trop lent. Il a mis quatorze ans à écrire son premier, Le visage retrouvé, et dix pour Anima.
«Cela fait 24 ans que j’écris des romans. C’est simplement beaucoup plus lent chez moi, à cause du rapport à la phrase. Parce qu’il faut la travailler, elle est seule à se défendre face au lecteur, à faire tout entendre au lecteur. Au théâtre, vous n’écrivez pas tout. Dans une réplique, il y a 50% qui est écrit et 50% qui est dit par l’acteur. Si votre réplique écrit tout, l’acteur n’a plus de place.»
Un «transsexuel» des genres littéraires
L’écriture romanesque est pour lui comme une vie parallèle, maintenant en permanence «la ligne des romans, silencieuse, continue, profondément intime»:
«Très tôt, dès l’adolescence, s’est installé un double-courant. L’un visible: l’homme de théâtre, c’est vrai. Et l’autre, invisible, qui n’a jamais cessé: l’écriture romanesque.»
C’est comme une double identité, un paradoxe qu’il trouve merveilleux:
«On me connaît comme homme de théâtre, mais mon identité est beaucoup plus liée au roman. Je me sens un peu comme quelqu’un qui serait dans le corps d’une femme mais qui serait homme. Je me sens un peu transsexuel entre le roman et le théâtre.»
Ce n'est pas qu'il éprouve un désamour du théâtre, dont il dit que c’est le «seul espace encore vivant où des gens qui vont mourir viennent écouter la parole sortie du corps de gens qui vont mourir aussi. Et ceux qui parlent ne sont pas là pour convaincre celui qui écoute d’acheter quelque chose ou de croire en quelque chose ou de voter pour quelqu’un. Ils ne parlent que pour… l’élévation. La métaphysique, la beauté».
C'est juste que le roman relève davantage de sa «nature profonde».
La possibilité d'une croûte
Dans la vraie vie, la parole informelle de Wajdi Mouawad semble incarner la contradiction entre le silence/roman et la parole/théâtre. Il parle beaucoup, de façon très volubile, puis se tait. Parfois pendant une demi-minute.
Pour lui, le théâtre est une «sorte de travail très social, très actif», il est entouré des acteurs, de ses amis, de la compagnie, des directeurs des théâtres, le texte est d'emblée partagé avant même que le spectateur n’en prenne connaissance. Un projet en appelle un autre:
«C’est tellement formidable, on est toujours en train de raconter des histoires.»
En littérature, c’est l’inverse: on est seul face à la page, seul avec les mots. Mais paradoxalement, c’est pourtant dans l’écriture dramaturgique que Wajdi Mouawad se sent le plus seul, à cause de la responsabilité qu’il sent peser sur lui par l’engagement d’autres êtres humains dans une aventure dont se sent «porter l’âme». S’il n’est pas à la hauteur, ce sont eux qui en paieront le prix.
«Parfois je n’ai pas fini d’écrire la pièce et quarante représentations sont prévues. Si c’est une croûte, pendant que je siroterai chez moi un thé, ce sont eux, qui défendront, seuls, la croûte, sur scène.»
Il cite un proverbe africain:
«Sorciers, ne nous parle pas de la pluie, fais pleuvoir.»
Et précise:
«Mon rapport au théâtre a quelque chose de semblable; je leur dis l’histoire va raconter ci, ça, mais ensuite il faut l’écrire, et que ce soit bouleversant, sublime, ou rien, sinon c’est pas la peine».
«Si vous n’aimez pas être seul, ne soyez pas écrivain»
Dans l’écriture romanesque, il ne se sent pas seul:
«Je n’ai pas d’autre responsabilité que par rapport à moi-même, alors je peux aller très loin dans la destruction, et si j’y laisse ma peau tant pis, ça ne concerne que moi. Au théâtre je ne peux pas dire que je peux y laisser la peau des acteurs, jouer avec la vie des acteurs.»
Quand Wajdi Mouawad parle de jouer avec la vie, il veut dire «se taire et être seul avec les doutes, les angoisses, les incertitudes, se défaire, se dématérialiser presque, n’être plus qu’écriture parce qu’il n’y a plus que ça qui compte».
Selon lui, la solitude de l’écriture s'annihile elle-même. L’écriture est solitude:
«Si vous n’aimez pas disséquer des corps, il ne faut pas être chirurgien. Si vous n’aimez pas être seul, ne soyez pas écrivain. Donc la solitude est une non-question.»
Les carrefours
«Je ne vais pas pour autant plus loin dans l’écriture du roman, c’est différent», ajoute-t-il. Une pièce comme un roman peuvent lui faire franchir un nouveau palier de sa vie.
«Comme si, sur le chemin qui est fait d’une pièce de théâtre, d’un roman, d’une pièce de théâtre, d’une pièce de théâtre… il y avait des rendez-vous étonnants, qu’on ne soupçonnait pas. Qui sont rares. Il y a des carrefours fondamentaux, mais pour les trouver il faut avancer sur des tronçons entiers sans carrefour. On ne sait pas encore où, quand, seront les carrefours importants.»
Il peut s’agir d’une pièce ou d’un roman, indifféremment. Incendies fut un carrefour. Cette pièce, chef d’œuvre épique –une guerre de Cent Ans du XXe siècle– fut un succès critique extraordinaire (y compris dans son adaptation au cinéma), mais surtout, intimement, «un lieu de résonance», un bouleversement intérieur. Et Anima en est «peut-être» un second:
«Quand j’ai commencé à l’écrire, je ne savais pas qu’il aurait cet effet pour moi, sur moi.»
Il se tait trente-trois secondes.
«L’effet que j’étais fait pour ça. L’effet que cet objet-là était ce que je devais faire pour effacer une forme de honte, de chagrin. Ce que je dis là n’intègre pas la réception de l’objet par le public. C’est simplement le plus étranger de moi, ou une partie de moi que je ne connaissais pas. Et c’est comme si découvrir cet endroit-là m’avait fait faire un pas dans un domaine inexploré, nouveau, riche, enthousiasmant, joyeux, bouleversant au fond, qui a changé mon rapport aux gens, mon rapport au monde.»
Dans les pièces de Mouawad comme dans ses romans, le rapport au monde est violent, douloureux. Il est fait de sang et de chair explosée. Dans Anima, l’horreur est fracassante, elle laisse ahuri, mais rejoint in fine ces répliques d’Incendies:
À présent, il faut reconstruire l’histoire. / L’histoire est en miettes. / Doucement / Consoler chaque morceau / Doucement / Guérir chaque souvenir / Doucement / Bercer chaque image.
Charlotte Pudlowski