Culture

James Bond: les clichés sont-ils éternels?

[50 ANS DE BOND, 001/007] La saga est-elle sexiste? Est-elle devenue politiquement correcte? Connery est-il de loin le meilleur Bond? Retour critique sur sept dogmes bondiens.

Ursula Andress et Sean Connery dans «James Bond contre Dr. No» (1962).
Ursula Andress et Sean Connery dans «James Bond contre Dr. No» (1962).

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En cinquante d’ans d’existence cinématographique, tout semble avoir été dit et écrit sur James Bond. Mais au fil du temps, certaines assertions sont devenues des dogmes à ne pas contester. Répétés à l’envi de génération en génération sans qu’on les commente, qu’on les nuance ou qu’on les invalide, ils ont pris l’apparence de la vérité, quitte à flirter avec les clichés.

Connery est-il le meilleur Bond? Les brunes sont-elles toujours des garces? Les films avec Timothy Dalton sont-ils mauvais? Autant d’interrogations auxquelles il est temps de répondre, que ce soit pour les confirmer ou les invalider. Sept questions pour repenser la saga Bond, c’est bien le moins qu’on puisse faire pour ce vieux 007.

Grace Jones et Roger Moore dans Dangereusement vôtre (1985)

1. James Bond, saga sexiste?

Une des remontrances classiques à l’encontre des films de l’espion de sa Majesté réside dans sa dimension sexiste (certains diraient misogyne). Force est de constater que les femmes y sont souvent dépeintes comme des potiches, du moins les premières années. Ursula Andress en maillot de bain dans Dr. No ou l’apparition de Diana Rigg, tête coupée, plan poitrine assumé (Au Service secret de sa Majesté), en sont des exemples typiques.

Belles, un peu dénudées et filles faciles (James n’a en général pas de mal à les mettre dans son lit), les James Bond Girls ne représentent le plupart du temps qu’un faire-valoir sexy, sorte de colifichet soulignant la suprématie masculine. Seule la secrétaire Moneypenny échappe à cette caricature sexuée, tenant tête à Bond et demeurant une figure récurrente de la série, malgré l’abstinence qui la caractérise.

Toutefois, faire ce reproche sexiste à la saga serait oublier que Bond est avant tout une lecture très contemporaine des us et coutumes de son époque. Ainsi, les années 1960 n’ayant guère brillé par leur féminisme (les combats y ont démarré mais les fruits ne seront visibles que quelques décennies plus tard), la série reflète cet état des lieux.

Quand dans les années 1980, les femmes apparaissent dans l’espace public comme des patronnes à part entière (Margaret Thatcher en étendard), les James Bond Girls se font plus agressives et les sous-entendus sexistes plus discrets (le personnage de May Day campé par Grace Jones dans Dangereusement vôtre). 

Et ceux qui persistent à voir le démon machiste dans la figure de 007 oublient bien vite que, depuis plus de quinze ans, le personnage incarnant le pouvoir est interprété par une femme. Longtemps porté par des acteurs, «M», le boss de Bond, devient en 1995 dans GoldenEye une directrice sous les traits de Judi Dench. Et n’oublions pas la figure tutélaire de Bond: la Reine!

Sean Connery dans Opération tonnerre (1965)

2. Connery, le Bond iconique?

40%: c'est le score canon de Sean Connery dans un sondage suisse visant à élire le meilleur interprète de l’espion britannique. Chez les jeunes, les vieux, les hommes ou les femmes, l’Ecossais remporte haut la main tous les suffrages (Roger Moore culmine à 20%, Pierce Brosnan 11%, Daniel Craig 10%, Timothy Dalton 0,6% et le pauvre George Lazenby finit à seulement 0,4%). Dans le monde du cinéma, idem. Sur 21 personnalités sondées (aussi variées que Salma Hayek, Antoine de Caunes ou Katsuni), Connery arrive en tête avec 14 votes.

Ce plébiscite s’explique certainement par la première impression. Une fois le visage de Bond identifié à celui de Sean Connery, difficile de remplacer l’icône par un autre acteur, aussi bon soit-il. Son statut d’Ecossais le place légitimement dans la lignée de James Bond (à qui Fleming a donné des origines écossaises dans les romans qui ont suivi la sortie du Dr. No au cinéma, l’auteur ayant apprécié l’interprétation de Connery). En ajoutant à cela une pointe d’humour, un physique ravageur et une classe incroyable, on tient le Bond ultime.

Du moins celui du siècle dernier, loin des affres psychologiques et du doute. Avec Daniel Craig, on tient le Bond du XXIe siècle. Plus fragile (il pleure), moins viril (c’est lui qui jaillit des eaux en maillot de bain dans Casino Royale), le James nouveau souffre et le montre. Ce réalisme psychique, loin du héros indestructible campé par Connery, peut démythifier le personnage, le rendre moins charismatique, mais il lui donne aussi une humanité, une vulnérabilité, une faille.

Cette lecture, déjà en germe dans Au service secret de sa Majesté, avait ensuite été gommée des diverses interprétations de Moore et Dalton. Quant à Brosnan, il avait initié cette tendance dans Meurs un autre jour (la torture dans les geôles asiatiques avait presque brisé Bond) mais sans chercher à pénétrer l’intimité, les pensées et le ressenti de l’espion.

Avec Skyfall, Daniel Craig se prête à une psychanalyse grandeur nature. Malraux pensait que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas… Les producteurs de 007 ont vraisemblablement compris le message.

Timothy Dalton et Carey Lowell dans Permis de tuer (1989)

3. Les deux Timothy Dalton sont-ils mauvais?

La parenthèse ratée Timothy Dalton (Tuer n’est pas jouer et Permis de tuer) a coûté 82 millions de dollars pour n’en rapporter que 347 (les deux précédents Bond, portés par un Roger Moore essoufflé, avaient, pour un budget de seulement 57 millions, récolté 340 millions de dollars).

Et artistiquement parlant? Les deux films, réalisés par John Glen (à qui l’on doit tous les Bond officiels des années 1980, et qui fut assistant réalisateur pour Au service secret de sa Majesté, L’Espion qui m’aimait et Moonraker), ne différent guère des précédents opus. Des cascades impressionnantes (la patte John Glen), un Bond fumeur (caractéristique abandonnée depuis pour cause de politiquement correct) et tombeur, tout y est.

Pourtant, la sauce ne prend pas véritablement, sans doute parce que les enjeux scénaristiques ressassent les vieilles recettes. Le KGB (une antiquité de la guerre froide qui n’a plus de résonance en 1987) ou le narcotrafic ne parviennent pas à insuffler le suspense indispensable à un film d’espionnage.

Et pourtant, Timothy Dalton, acteur shakespearien reconnu (le casting des Bond ayant allégrement puisé chez les théâtreux britanniques), possède la belle gueule, le flegme et la plastique nécessaires au rôle (il fut d’ailleurs approché en 1969 pour Au service secret de sa Majesté, mais âgé de 24 ans à l’époque, il se pensait trop jeune). Mais plus proche d’une série B sanglante et brutale que d’un classique comme Goldfinger, ses deux Bond ne sont pas restés dans les annales.

Diana Rigg et George Lazenby dans Au service secret de sa Majesté (1969)

4. Au service secret de sa Majesté est-il le meilleur Bond?

Le seul épisode porté par George Lazenby (qui préféra, sur les conseils de son agent, ne pas signer pour d’autres Bond, pensant que la franchise s’essoufflerait) semble avoir une place à part dans le coeur des fans. Ce sixième Bond synthétise les éléments mis en place dans les précédents: des cascades, des scènes d’amour (James s’adonne au plaisir de la chair à plusieurs reprises, mais surtout se marie), des décors majestueux (hôtels de luxe, Alpes suisses) et un vrai bon méchant (Ernst Stavro Blofeld).

Mais il se permet aussi des fantaisies. La mise en scène très graphique (le premier quart d’heure) a de quoi déconcerter le spectateur de 1969. La tragédie qui endeuille la fin du long-métrage (la mort de sa femme quelques heures après leur union) scelle le destin de Bond pour les seize prochains films.

Cet épisode charnière, singulier de par son scénario et la prestation unique de son interprète, se distingue des Bond incarnés par Connery tout en étant très fidèle à l’univers de Fleming. Au Service secret de sa Majesté est une curiosité dans la série, peut-être la raison de l’attachement de nombre de bondophiles.

Le général Orlov dans Octopussy (1983)

5. Les méchants sont-ils toujours des étrangers?

Créé durant la Guerre froide (en 1953 sous la plume de Ian Fleming puis en 1962 sur grand écran), James Bond est ancré à l’origine dans ce conflit binaire. Dès lors, ses plus farouches ennemis sont principalement issus de l’URSS ou du bloc de l’Est (le Chiffre, Auric Goldfinger, Ernst Stavro Blofeld ou encore le général Orlov).

Mais les temps changeant, les ennemis s’internationalisent. La mondialisation déteint sur eux (Amérique du Sud, Corée du Nord et même France), jusqu’à mettre en scène l’ennemi intérieur, le traître (Tuer n’est pas jouer en 1987, GoldenEye en 1995 et Skyfall en 2012).

Ce glissement suit ainsi les contours des dangers qui menacent l’Occident, des années 1960 à aujourd’hui. Les Soviétiques ont été remplacés par les banquiers, eux-mêmes supplantés par les cyberterroristes dans Skyfall. Sorte de palimpseste de l’histoire moderne, la série James Bond se regarde comme un négatif de l’état du monde.

Il faut cependant noter que les opposants à Bond, quelle que soit leur origine, sont toujours assis sur une montagne de dollars. Et si le méchant n'était pas l'étranger, mais le riche?

Sophie Marceau et Pierce Brosnan dans Le Monde ne suffit pas (1999)

6. Les brunes sont-elles plus méchantes que les blondes?

Les clichés ont la vie dure et les brunes, taxées de garces par principe, en paient encore le prix. Une étude de leurs prestations nuance cependant quelque peu cette assertion: sur quelque trente brunes ayant officié dans les 22 films, 60% aident l’espion (contre 62% des blondes).

Mauvais procès, donc, que celui intenté aux filles aux cheveux ébène. Finalement, les plus dangereuses se révèlent être les rousses (peu présentes mais deux fois sur trois opposantes à Bond). Alors, où classer la brune Bérénice Marlohe de Skyfall? Un indice, les statistiques ont souvent raison…

Sean Connery dans James Bond contre Dr. No (1962)

7. Bond est-il devenu un blockbuster consensuel?

Celui qui alignait martini, champagne et whisky, allumait cigarette sur cigarette et avait une propension à la boulimie sexuelle s’est calmé. Sean Connery était loin d’avoir l’hygiène de vie de Daniel Craig, mais cet assagissement a commencé bien avant le second Casino Royale.

Le remplacement de Roger Moore par Timothy Dalton avait en effet inauguré une nouvelle ère Bond. A la fin des génériques apparaît alors un message de prévention vis-à-vis du tabac et de l’alcool, impensable à l’époque de Connery. Quant à la sexualité débridée, sida oblige, la voilure est nettement réduite à la même époque.

Si Bond n’a jamais été un héros subversif (la désobéissance n’est guère une des ses caractéristiques), il ne brillait pas par sa morale. Or, depuis vingt-cinq ans, les grosses boîtes de production, soucieuses de rentrer dans leurs frais (qui n’ont cessé d’augmenter), ont appris à faire attention, à ménager le public, à conserver un discours d’exemplarité, du moins pour les mœurs car, côté violence, la saga est montée d’un cran justement au tournant des années 1980.

Les risques d’une mauvaise image accolée à Bond ont donc eu raison des pratiques libertaires de l’espion. Si 007 est devenu consensuel, il est à l’image de la société, policée et édulcorée dans ses conduites sociales. On a le Bond qu’on mérite.

Ursula Michel

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