Temps de lecture: 8 minutes
Contradictoires, les messages des autorités turques: les uns minimisent la tension, les autres brandissent la menace. Mais depuis le 3 octobre, un tournant semble s'opérer.
Ce jour-là, un obus de mortier syrien tombe sur le village d’Akçakale, tuant une mère et ses quatre enfants. L'armée turque riposte immédiatement et le Parlement turc donne feu vert au gouvernement pour mener des opérations hors de ses frontières. Les jours suivants, les incidents se multiplient, l’armée turque répond coup pour coup aux tirs syriens atteignant son territoire. Elle avait déjà renforcé sa présence militaire, batteries d’artillerie et chars notamment, sur la frontière avec la Syrie, longue de 900 kilomètres.
Et mercredi 10, le chef d’état-major turc menace la Syrie d’une réponse encore plus puissante si elle continue ses tirs vers le territoire turc. Tandis que l’après-midi même, l’aviation turque force un airbus syrien civil, et ses 30 passagers, reliant Moscou à Damas à atterrir à Ankara. L’avion syrien est reparti, délesté de sa cargaison suspecte, du matériel d’armement selon certains médias turcs.
La veille, le secrétaire général de l'Otan, Anders Fogh Rasmussen, avait appelé la Turquie et la Syrie à éviter l'escalade et à faire preuve de modération. Car les ingrédients sont là qui pourraient très vite tourner à la déflagration régionale. Plusieurs scénarios sont possibles, voire cumulables: appui d'une zone libérée par les rebelles, no fly zone, tirs ciblés en représailles ou conflagration générale. Mais qui aurait intérêt à entrer en guerre?
Syrie: rodomontades et pusillanimité
Le régime de Bachar el-Assad espère-t-il qu’une intervention étrangère en Syrie ressoude la population autour de lui? Très nationalistes, les Syriens pourraient en effet mal supporter la présence de militaires originaires de l’ancienne puissance ottomane, de pays voisins arabes rivaux ou de l’Occident. Mais à l’inverse, le régime syrien a commis de tels méfaits, la répression est si sanglante qu’il n’est pas exclu que la population syrienne se sente au contraire soulagée par une intervention de l’extérieur.
Pour autant la Syrie répliquera-t-elle à la Turquie? A considérer les précédents israélo-syriens, ce serait étonnant. Elle ne l’a pas fait en septembre 2007, après qu’une escadrille de chasseurs-bombardiers israéliens a détruit un «centre de recherche agricole» qui aurait abrité des équipements nucléaires livrés en grand secret par la Corée du Nord.
Pas de réplique à l’égard d’Israël, non plus, en 2006 lorsque l’aviation de l’Etat hébreu a survolé le palais présidentiel près de Lattaquié. Tel-Aviv dénonçait ainsi la protection accordée par Damas au Hamas et signifiait à Bachar el-Assad que les services israéliens avaient les moyens de le localiser et de le toucher quand ils le voulaient.
Pas de réplique encore, trois ans plus tôt, lorsque l'armée de l'air israélienne avait visé un camp du Djihad islamique, à la frontière syro-libanaise après une attaque suicide meurtrière sur le territoire de l'Etat hébreu.
Et puis, l’armée syrienne sait bien qu’elle ne fait pas le poids face à l’armée turque; elle possède des chars et des avions en quantité, sans cependant qu’on puisse en connaître l’état réel de fonctionnement; d’ailleurs au bout d’un an et demi, elle n’est toujours pas parvenue à mater les opposants.
«Le régime de Bachar el-Assad est maître dans l’art de manœuvrer, analyse l’ancien diplomate et blogueur Ignace Leverrier. Il sait parfaitement jouer des uns contre les autres. Il provoque selon une logique binaire, parfois très simpliste (“l’ennemi de mon ennemi est mon ami”). Il essaie peut-être actuellement de mettre un coin entre l'armée turque et le gouvernement de RT Erdogan, dont les relations sont tendues. Mais s’il mobilise son armée, c’est pour se protéger lui. D’abord et avant tout.»
Turquie: le bras armé des autres
Turkey has no interest in a war with Syria. But Turkey is capable of protecting its borders and will retaliate when necessary.
— Ibrahim Kalin (@ikalin1) Octobre 4, 2012
«La Turquie n’a pas intérêt à une guerre avec la Syrie. Mais la Turquie est capable de protéger ses frontières et de mener des représailles si nécessaire», tweettait le conseiller diplomatique du Premier ministre turc, Ibrahim Kalin, tandis que l’aviation turque bombardait de l’autre côté de la frontière.
Avec ces bombardements, «il s'agit surtout de montrer que l'armée (turque) est capable d'intervenir à tout moment mais cela ne veut pas dire qu'elle partira en guerre», a déclaré le général à la retraite Armagan Kuloglu sur la chaîne d'information privée NTV.
Pour Recep Tayyip Erdogan, il faut absolument que Bachar el-Assad quitte le pouvoir. Il en va du rôle régional que l'homme fort de Turquie veut tenir. D'ailleurs le chef de la diplomatie turque a redit, le 7 octobre à la télévision, tout le bien qu'il pensait du vice-président syrien Farouk al-Chareh, «un homme de raison», qu'il verrait bien remplacer Bachar el-Assad à la tête d'un gouvernement de transition en Syrie pour arrêter la guerre civile dans le pays.
Mais deux autres éléments pourraient pousser Erdogan à donner l'ordre d'intervenir militairement.
Le poids croissant des réfugiés fuyant la Syrie, d'abord. Autour de 100.000 (les chiffres ne sont pas concordants), ils représentent une lourde charge pour la Turquie et forment des poches de misère. Les causes de friction avec la population locale sont nombreuses et peuvent accroître le sentiment d’insécurité des Turcs.
En particulier à la frontière entre les deux pays, du côté d’Antakya (l’ancienne Antioche), ville principale du Sandjak d’Alexandrette dont l’intégration à la Turquie en 1939 n’a jamais été acceptée par les Syriens. Au nom de leur ancienne solidarité, les services du régime de Bachar el-Assad cherchent, et parviennent parfois, à infiltrer la minorité alaouite d’Antakya avec de faux réfugiés-vrais agents syriens. Objectif: déstabiliser cette zone déjà sensible en Turquie. Plusieurs marches ont d’ailleurs été organisées dans la ville pour protester contre la présence des réfugiés syriens.
Au début du mois de septembre, le gouvernement turc a annoncé une série de mesures pour pousser ces derniers à quitter la ville et intégrer les camps de tentes, avec l’espoir de saper l’emprise syrienne sur ce territoire irrédentiste.
Seconde source de danger, et sans doute principale cause d’une éventuelle intervention: le renforcement et la mobilité du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en territoire syrien alors qu’il est en guerre contre Ankara depuis 1984 et listé comme organisation terroriste par les Etats-Unis, l’Union européenne et la Turquie.
En violation des Accords d’Adana signés en 1998 avec la Turquie, Damas a, au printemps 2011, laissé rentrer Saleh Mohammed Muslim, le président du Parti de l’Union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK dont il partageait le quartier général au Kurdistan irakien. Presqu’une déclaration de guerre envers Ankara qui recherchait cet homme, lequel a désormais pignon sur rue.
Ayant depuis quelques mois champ libre dans certains territoires, les rebelles du PYD-PKK constituent la seule force armée autorisée dans la région et tiennent parfois un rôle de supplétifs en contrôlant des barrages, et en arrêtant des opposants au régime qu’ils remettent à l’armée syrienne.
C’est dire que les Kurdes et autres Syriens opposés au régime ne sont pas tous favorables au PYD-PKK dont ils souffrent parfois des exactions. Tandis qu'Ankara voit se constituer des zones kurdes qu'elle redoute devenir des bases arrières pour le PKK.
Or, intervenir en Syrie est autrement plus compliqué pour l'armée turque que dans les montagnes du nord de l'Irak, puisque les rebelles kurdes sont disséminés au sein de la population syrienne.
Enfin, l’opinion publique turque est majoritairement opposée à toute intervention militaire en Syrie. Elle paye déjà un lourd tribut: depuis juin 2011, près de 100 civils et 250 jeunes appelés, soldats, policiers ou gardes de village turcs ont été tués lors des combats menés par l’armée contre les Kurdes du PKK dans le sud-est de la Turquie.
Dans la région, ni l’Arabie saoudite, ni le Qatar ne possèdent une armée suffisamment expérimentée pour intervenir. De plus, pour rejoindre le terrain syrien, il leur faudrait survoler la Jordanie qui ne veut à aucun prix être entraînée dans une guerre. En revanche, les régimes saoudien et qatari sont parfaitement capables de financer la Turquie afin que celle-ci achète des armements supplémentaires (aux Etats-Unis, à la France et à l’Allemagne, entre autres) et mène les opérations militaires.
Un schéma qui conviendrait plutôt aux forces occidentales car, selon le chercheur Jean-Yves Moisseron, «il s'agit pour les Etats-Unis, l'Europe et le Qatar de s'adjoindre un acteur frontalier (la Turquie) en support de la rébellion, en commençant par sécuriser les zones frontalières de la Turquie en territoire syrien puis en permettant à l'Armée syrienne libre de disposer d'une base arrière et d'un appui logistique plus conséquent pour procéder à une conquête territoriale».
Israël: empêché
Echaudé par le pouvoir islamiste en Egypte et en Libye, le gouvernement israélien a d’abord opté pour le silence, semblant favorable à ce que le régime el-Assad reste en place. Alors que la chute de ce dernier constituerait sans doute l’occasion pour l’Etat hébreu de découvrir enfin certains secrets militaires et diplomatiques dans les archives dasmascènes.
Mais ces derniers mois, avec la dégradation de la situation, la perte de contrôle des autorités syriennes et l’arrivée de djihadistes étrangers –entre 3.000 et 5.000 selon des estimations–, la donne change aux yeux d’Israël: les terroristes sunnites d’al-Qaida sont désormais à ses frontières.
A Tel-Aviv, on n’exclut pas que Bachar el-Assad puisse se maintenir «en façade» encore quelques années cependant que l’Iran tirerait les ficelles. L’armée syrienne devenant alors l’outil de Téhéran comme l’est le Hezbollah au Liban. Un scénario catastrophe pour Israël. Car, conclut l’ancien directeur général du ministère des Affaires étrangères israélien, Alon Liel:
«Aussi puissant militairement que faible politiquement, l’Etat hébreu ne peut intervenir en Syrie sans risquer de rehausser du même coup le prestige de Bachar el-Assad au sein de la population.»
Ce qui serait parfaitement contreproductif.
L’Iran: souffler sur les braises
Quant à l’Iran, jusqu’ici menacé d’une intervention par Tel-Aviv, il est peut-être le pays qui a le plus intérêt à ce que le problème se déplace. Une diversion dont il serait le principal bénéficiaire à condition de ne pas se trouver trop impliqué en territoire syrien. Or la présence militaire iranienne y est de plus en plus avérée, non seulement pour conseiller mais également pour se battre.
Russie: impuissance et capacité de nuisance
La Russie est un partenaire commercial (armement, hydrocarbures) de la Syrie qui abrite une base permanente de la flotte maritime militaire à Tartous. Et elle a envoyé de nombreux conseillers techniques à Damas.
La Syrie est une des rares zones d’influence –avec l’Iran– dont Moscou dispose au Moyen-Orient, même si selon le chercheur Julien Nocetti (Ifri), il ne faut pas surestimer l’ascendant russe sur le régime syrien. Ce qui obsède Moscou, écrit-il, c’est d’établir une parité apparente avec Washington et d’empêcher le Conseil national syrien de prendre le pouvoir, ce qui «équivaudrait pour les dirigeants russes à se retrouver sous l’influence de la Turquie, ou des Frères musulmans et de leurs sponsors des monarchies du Golfe».
Alors la Russie est déjà entrée en guerre. Une «guerre de l’information, donc de la désinformation», selon Marie Mendras. En qualifiant la situation de «guerre civile classique», les Russes font preuve d’une «mauvaise foi patente», explique-t-elle. Quand Moscou prétend que l’Etat syrien est souverain et que le régime d’Assad est légitime, cela «suffit à justifier le refus d’ingérence des Etats étrangers», précise cette chercheuse (Ceri) qui juge que les Russes «n’ont pas de plan de sortie de crise. C’est sans doute pour cela qu’ils entretiennent le conflit».
Etats-Unis, Otan, UE, France: moralistes actifs et témoins impuissants
L’Otan n’a toujours pas établi de no fly zone, une zone interdite de survol aux avions syriens, malgré les supplications de l’armée syrienne libre (ASL). Les Etats-Unis ont freiné l’ardeur saoudienne et qatarie à armer les soldats de l’ASL, de crainte que ces armes ne tombent entre les mains de djihadistes. Et l’Union européenne ne pèse presque rien sur ce conflit.
L’Occident doit-il s’engager dans une nouvelle guerre?
Pour l’Otan, un conflit armé serait sans doute beaucoup plus risqué en Syrie, véritable guêpier confessionnel, qu’il ne l’a été en Libye. «Evidemment, explique le chercheur Barah Mikaïl (FRIDE), faire chuter le régime, affaiblir ainsi ses alliés politiques dont l’Iran et le Hezbollah, ôter à la Russie sa dernière pièce solide dans le monde arabe, seraient autant de gains conséquents.»
Mais cette intervention, coûteuse et risquée dans «une Syrie démunie de ressources naturelles importantes» pourrait difficilement justifier de nouvelles dépenses «à un moment où la crise financière, les opérations militaires irakienne et afghane mais l’opération libyenne aussi ont éprouvé les moyens des Occidentaux», conclut Barah Mikaïl, également auteur d’un petit livre dans lequel il propose «Une nécessaire relecture du “Printemps arabe”» (éditions du Cygne, 2012).
Résultat: les opposants syriens apprécient de plus en plus le courage des djihadistes (libyens, yéménites, etc) qui sont venus se battre –et mourir– aux côtés de l’opposition. Et perçoivent souvent l'Occident comme «hypocrite».
Ariane Bonzon