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Cinquième et dernier chapitre de notre série sur l'Amérique en France.
C’est le genre d’endroit où amener sa brosse à dents vous fait passer pour un électeur de droite. A huit cent mètres du parc d’attractions de Marne-la-Vallée, derrière les montagnes russes et l’overdose de babioles Disney made in China, peu de gens savent que se tient la dernière étape du tournoi européen de paintball.
Le Millennium Series n’est pas une activité inter-entreprises à grande échelle. La compétition sportive, qui se déroule en quatre étapes européennes (dont une à Bitburg en Allemagne, et une à Londres en Angleterre), permet aux joueurs des cinq divisions (1) de s’affronter sous les objectifs des photographes de la presse spécialisée et le cagnard du dernier week-end de septembre.
Durant trois jours, près de cent-soixante dix équipes de vingt-sept pays différents hurlent à s’en briser les cordes vocales, couvrant les refrains entêtants des dessins-animés et les mauvais caprices d’Eurodisney Paris. Parmi elles, une des seules équipes féminines françaises est inscrite au tableau: les Harpies.
Des allures de cosmonautes militaires
Il faut les avoir bien accrochées pour se pointer au milieu de cosmonautes militaires à moitié toqués –l’unique cliché à peu près correct sur ce sport–, mais comment les qualifier autrement en voyant leur pantalon renforcé aux genoux et aux parties génitales, leur jersey synthétique floqué au nom de l’équipe, leur masque noir à l’intérieur garni de mousse, leur harnais de recharges suspendue à la taille, leur lanceur avec bouteille d’air comprimé intégrée (un kilo et quatre-cent grammes) et, pour finir, leur bandeau noué autour du crâne? Ces types sentent la sueur dès sept heures du matin et leurs supporters la bière chaude pas bien longtemps après. Preuve en est que l’adrénaline peut vous dézinguer autant le cerveau que le crack.
La légende urbaine veut que le paintball soit né dans la campagne australienne où des bergers poussés par l'ennui auraient commencé à jouer avec leurs lanceurs servant à marquer le bétail. En réalité, comme le raconte Fabien Cuviliez dans l'article «Rewind, a brief history of paintball» paru en 2001 dans le magazine Facefull, le sport a vu le jour dans une forêt du New Hampshire un matin de juin 1981 Bob Guernsey, vendeur d'articles de sport, a eu à l'époque l'idée de lancer un jeu capable de tester les techniques de survie de chacun dans un environnement hostile. Avec l'aide de George Butler, le producteur du documentaire Pumping Iron (1977), il a réussi à trouver des vieux lanceurs de peinture servant effectivement à marquer les arbres et le bétail. Docteurs, journalistes et avocats, des «bons citadins», ont accepté de tenter l'expérience. Les combinaisons camouflages étaient nécessaires puisqu'il s'agissait de jouer en pleine nature (ils ne sont plus d'actualité aujourd'hui). A la fin de ce premier jeu, tous les spectateurs voulurent participer. Un an plus tard, après un deuxième match dans l'Alabama, la compagnie The National Survival Game comptait 20.000 adhérents.
Dès les premiers étirements de l’aube rougeaude, Elo, Morgane, Charlotte, Nath, Auriane et Héloïse arrivent sur le site pour se familiariser avec le terrain. Le joli turf synthétique n’est déballé que pour les pros et semi-pros, les petites divisions ont plutôt droit à l’équivalent des «champs de patate» comme on l’appelle dans le jargon: des monticules de terre et des nids-de-poule qui rendent la progression difficile.
Auriane et son sac / Elise Costa
Les filles, originaires d’Aix-en-Provence et de Toulouse, vont chercher leurs cartons de billes de peinture dans le camion et m’expliquent comment remplir les pots qui seront ensuite attachés à leur ceinture («il faut que tu puisses fermer le couvercle sans écraser la bille»). De sacs assez grands pour dissimuler un cadavre, elles sortent leur matériel: canon d’aluminium au bout duquel est attaché un capuchon de protection, lanceur, masque et tout le toutim, avant d’affronter les Dynamix de Metz (2).
Les Dynasty, stars américaines du championnat
Je glisse la main dans la poche de la tenue que Nath m’a prêtée pour l’occasion, à la recherche du croissant chapardé au buffet de l’hôtel juste avant de mettre les voiles. Les Roumains (3) chargés du nettoyage du site ont à peine allumé leur première cigarette de la journée que les superstars débarquent. La benjamine des Harpies, Charlotte, me fait un signe de tête:
«Tiens, c’est eux, les Dynasty.»
Un garçonnet s’avance vers les joueurs de San Diego pour qu’ils signent son plâtre. Je me demande ce qu’il fait là si tôt, alors que les premiers matchs ne commencent pas avant une heure. Rien que pour savoir où a lieu cette dernière étape du Millennium, mieux vaut être du genre pugnace: pas un seul foutu panneau n’indique la direction, pas une seule publicité n’est placardée dans le métro, pas une chaîne de télévision, même locale, n’est présente…
La quasi totalité du monde ignore qu’un tel événement a lieu, excepté ce gamin qui veut voir sur son avant-bras les autographes d’une poignée de Californiens inconnus du grand public.
«En France, on a le foot et le rugby. En dehors de ça, personne n’en parle. Aux Etats-Unis, le paintball, c’est autre chose. C’est un vrai sport extrême populaire, quasi familial (4). Mais ils ont un rapport aux armes qui est différent aussi.»
Loin de l'enterrement de vie de garçon
Tous les joueurs interviewés ont ce discours. Le paintball est perçu, dans notre pays, comme un loisir de pedzouilles, une activité d’enterrement de vie de garçon où les mecs se retrouvent vite essoufflés par le poids de l’équipement et le pastis. Le futur marié se déguise en gros poulet, ses copains le canardent, et tout le monde se poile.
Mais pour ceux qui se sont professionnalisés, même s’il s’agit d’un véritable sport, l’affaire n’est pas bien plus folichonne: il n’existe pas de fédération française de paintball, mais «une fédération de paintball sportif» (5). De la même façon que nous avons une «Miss Nationale», ce qui signifie qu’il n’y a pas de «champions de France de paintball», mais des «champions nationaux». Sans parler des mémés qui habitent aux alentours des terrains d’entrainement et qui n’ont pas trouvé meilleur feuilleton dramatique que de faire signer des pétitions tous les quatre matins à cause du bruit le samedi et le dimanche.
Dans le pit crew, sorte de vestiaire / banc des remplaçants des paintballeurs, les Harpies attendent. En fond sonore résonne le «taktaktaktak» singulier du joueur tirant sur une planche pour tester la pression du lanceur. Les bouteilles d’eau sont sorties et dévissées en prévision de l’entre-deux jeux. Les torchons servant à nettoyer les traces de billes sur les tenues sont posés sur les tables. De grands panneaux lumineux affichent le décompte avant l’entrée sur le terrain. La sonnerie retentit pour marquer le départ.
Les règles de base du paintball sont simples: deux équipes de cinq joueurs vont de chaque côté du terrain parsemé d’obstacles placés de manière symétrique, et la première personne qui réussit à toucher la base adverse («à buzzer») sans se faire toucher fait remporter le point à son équipe. Mais depuis 1981, les règles plus spécifiques peuvent changer d'année en année. En division 2, une équipe doit rencontrer trois adversaires, et chaque match se joue en quatre points.
En plein combat / Elise Costa
La peur de la bille molle
Cyril, coach des Harpies et joueur de l’équipe des Icon de Marseille, se jette sur les filets entourant le terrain, ses mains en porte-voix («RESTE EN VIE MORGANE! RESTE EN VIE»). Si vous n’avez jamais participé à aucune compétition sportive, vous vous surprenez à le regretter. Le regard dur, concentrées jusqu’à la moelle, les filles sont à égalité avec l’équipe de Metz. Rapidement elles l’emportent 5 à 3.
Des billes multicolores glissent hors des filets de protection tendus vers le ciel, des billes «venues de l’espace» comme ils disent, sifflant au-dessus des têtes des gosses d’anciens joueurs qui n’ont jamais vraiment décrochés. Il fait trente-deux, peut-être trente-trois degrés sur le terrain. A cette température-là, il faut sans cesse planquer la bille à l’ombre pour qu’elle ne ramollisse pas.
En tant que joueur, vous ne pouvez pas vous permettre de sacrifier quarante week-ends par an, d’enquiller des kilomètres de bitume pour les trainings et de lâcher toutes vos économies (6) pour ce sport si c’est pour qu’une bille trop molle vienne tout gâcher. Il faut qu’elle reste dure, sans quoi même à deux cent quatre-vingt-dix pieds par seconde, elle n’éclatera pas sur le mec d’en face. Et tout ce qu’un joueur de paintball veut, c’est voir une belle tâche orange sanguine dégouliner sur le jersey de son adversaire.
Pas facile d'être fille et fan de paint-ball
Le soir, je discute en pyjama sur les lits superposés avec Nath et Charlotte. Elles me montrent l’édition du magazine X-Paint où Auriane est en couverture. Les photos de paintball ont une esthétique du mouvement magnétique. Les plongées à terre derrière le serpent (7), le remplissage du chargeur en pleine action, la bille qui explose en une giclée multicolore. Pas étonnant que dans les séries anglo-saxonnes, de Spaced à The Big Bang Theory, ce sport soit un truc de nerds, étant donné la technique requise. Je demande aux filles la vision générale des gens quand elles parlent de leur passion.
«Combien de fois on a entendu "Toi, t’aimes faire la guerre"? En tant que fille, c’est plus dur. Dans mon entourage, les filles font de la danse classique ou de la natation si elles veulent se défouler, alors le paintball... Et au travail, ou dans la rue, on voit les regards des gens qui se demandent si on n’est pas des femmes battues, à cause des bleus.»
Les Harpies/ Elise Costa
Le pok, ce bleu parfois constellé de points de sang, est provoqué par l’amortissement de la bille sur la peau.
«Pour éviter les questions pleines de sous-entendus, on les cache: dans le cou, tu mets un foulard ou un col roulé selon le temps. Sur les bras des manches longues. Sur les jambes, t’évites les robes, ou alors avec des collants opaques».
«Une fois», rit Charlotte en se démaquillant, «j’en ai eu un sur le front, à la naissance des cheveux. Un pok bien dégueulasse. J’ai du me faire une frange».
Au réveil, malgré les courbatures et la fatigue naissante, il y a ce désir étrange de retrouver le sol collant, la vision des tatouages ratés sur les mollets de certains joueurs, et l’effervescence du pit.
Des préparations de légionnaires pour les Russes
Tandis que les Harpies se préparent, Serguei, membre d’une équipe moscovite de division 2, plaisante au téléphone en nettoyant son canon. George Orwell aurait été ému de l’entendre soudain s’exclamer en français: «à la guerre comme à la guerre». A côté de lui, son coéquipier Alexev âgé de quinze ou seize ans, a encore un teint frais de nourrisson. Plus tard, lors du match Art Chaos Moscow VS. Marseille Icon, une des filles m’expliquera que les Russes avaient des préparations dignes des légionnaires, avec pour mécènes de grands chefs industriels. Et de conclure, en voyant leurs supporters s’égosiller et sauter à pied-joint sur le plancher des gradins:
«S’ils venaient à faire tomber les tribunes et à mourir écrasé dans les décombres, il y aurait une journée de deuil en Russie. Mais ils sont l’exception».
Tôt ou tard arrive le moment où la transpiration permet à la peau de fusionner avec la tenue. Lorsque le soleil est au zénith, les broutilles du quotidien, les plus petits détails finissent par mourir. Je ne me souviens plus quel joueur –probablement un des Dagnir Dae– me raconte alors:
«C’est le rêve de tout joueur, d’aller à Orlando en Floride pour la PSP World Cup. Ici, c’est mon dernier millenium. Pendant six ans, je suis parti tous les week-ends ou presque. A force ma copine en a eu marre, c’est normal. Je pense que je vais me payer le billet pour Orlando pour ma retraite de paintballeur. Pour finir en beauté».
Sur mon carnet de notes, le 30 septembre 2011 à 13h06 je retranscris: «Un type m’explique, avant que les Tontons (8) ne les affrontent, que se retrouver face aux Dynasty c’est se retrouver face à la légende. Et que par conséquent, personne ne veut leur faire de cadeau + volonté de montrer qu’ils ne sont pas les seuls à prendre ça au sérieux». Dans les tribunes dudit match, certains traiteront les ramasseurs de pots français du côté des Dynasty de «lèche-boules».
Dans le match les opposant aux Bersekers de Lyon, les Harpies déposent les armes avant midi. Mais ça ne donne pas raison à George Orwell pour autant. Il y a toujours un joueur solidaire qui passe par là pour vous taper sur l’épaule, féliciter vos efforts et ranger le matériel malgré votre tronche déconfite par la défaite. Il y a toujours quelqu’un pour comprendre.
Six mois plus tard, les Harpies ont remporté la troisième place à la Girl’s Cup à Moscou.
En octobre 2013, elles espèrent avoir mis assez d’argent de côté pour aller la PSP World Cup à Orlando. Et rendre visite un ami joueur français qui a ouvert son terrain en Floride, living the American dream.
Elise Costa
(1) Selon le niveau des équipes participantes, on compte les divisions suivantes: Division 3, Division 2, Division 1, Semi-Pro League, Champion Pro League. Retour à l'article.
(2) Le paintball est l’un des rares sports mixtes. Retour à l'article.
(3) Autrefois, les joueurs des pays de l’Est se payaient régulièrement les tournois de cette façon: une semaine avant, ils préparaient, montaient et nettoyaient le terrain. En échange, l’organisation des tournois leur payait l’inscription et les billes. La pratique est restée. Retour à l'article.
(4) Aux Etats-Unis, le paintball a été l’activité la plus recherchée dans Google cet été. Retour à l'article.
(5) Des négociations auprès du Ministère de la Jeunesse et des Sports seraient en cours. Retour à l'article.
(6) A titre d’exemples, un entrainement coûte entre 50 et 70 euros, une étape de millenium entre 400 et 500 euros, et un équipement complet environ 1000 euros pour du matériel de compétition. Retour à l'article.
(7) Le serpent est le nom donné à l’un des obstacles, sorte de gros boudin gonflable situé de chaque côté du terrain. Retour à l'article.
(8) Toulouse Tontons (composée de Marseillais aujourd’hui) est l’équipe la plus connue de France: ils fêteront leur 20 ans cette année. Retour à l'article.