Culture

Lana Del Rey, symbole d'une industrie musicale en crise

Un an presque jour pour jour après la sortie de son premier single, la chanteuse affirme vouloir arrêter sa carrière. La fin d'un parcours révélateur des nouveaux moyens de monétiser le travail d'artiste et de l'impuissance de l'industrie du disque à retrouver un modèle économique?

Lana Del Rey en concert au Festival de Jazz de Montreux, le 4 juillet 2012. REUTERS/Dominic Favre/Pool.
Lana Del Rey en concert au Festival de Jazz de Montreux, le 4 juillet 2012. REUTERS/Dominic Favre/Pool.

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«Lana Del Rey va mettre un terme à sa carrière.» On connaît la chanson, c'est la deuxième fois que la diva la pousse. La première fois en mars, seulement quelques semaines après la sortie de son premier album, Born to Die, et la seconde au début du mois de septembre, dans une interview donnée à l'édition australienne de Vogue.

«Quand j'ai commencé, je m'imaginais écrire un jour pour des films et c'est ce que je vais faire maintenant. Avec un peu de chance, j'arriverai à me faire une place dans le monde du cinéma et j'y resterai.» Et si on la croyait? Il lui reste encore la réédition de son disque, Born to Die – The Paradise Edition, programmée pour novembre.

Le point final d'une carrière musicale courte mais surtout rentable pour la jeune femme, qui en dit long sur sa personne, mais aussi sur la façon de gérer son parcours d'artiste dans une industrie musicale moribonde, faute de modèle économique stable. Le cas Lana Del Rey est révélateur d'une situation qui existe depuis plusieurs années mais qui tend à se généraliser: pour gagner de l'argent, il ne faut pas vendre des disques, il faut surtout se vendre.

Artiste et auto-entrepreneur

Depuis le début, la baby doll, en fine stratège, a su profiter de toutes les opportunités à sa disposition pour bien vivre de son métier d'artiste, et on ne peut pas lui jeter la pierre de l'avoir fait. Première étape: se créer une existence publique rapidement, en suscitant l'intérêt par le mystère (peu d'informations sur elle, les vidéoclips de ses chansons qu'elle aurait fait elle même, etc...), et le manque par la rareté (présence médiatique extrêmement maîtrisée).

L'effet a été direct. La Toile se déchirait alors en deux: les majoritaires défenseurs, et futurs potentiels acheteurs, de la nouvelle incarnation d'une pop lynchienne; et les minoritaires, assassins, pour qui le succès de la «bête maléfique» ne pouvait être que l'oeuvre de supposées manipulations des majors du disque.

En réalité, au fil des interviews accordées aux différents médias, force est de constater que Lana Del Rey ne se révèle pas une innocente et fragile artiste. En plus de ses talents artistiques, la jeune femme est une businesswoman qui maîtrise totalement son image, qui sait ce qu'elle veut, qui sait comment l'avoir et qui n'a pas attendu l'aide d'une industrie musicale hésitante sur ses investissements pour se prendre en main, comme en témoigne les propos qu'elle tenait au magazine Voxpop en novembre dernier:

«On est en 2011. Tu as toutes les nouvelles technologies à ta portée pour te créer un nouveau travail, un nouvel environnement, une nouvelle vie. Il faut juste savoir saisir l'occasion, tu peux sortir de chez toi et te réinventer entrepreneur.»

C'est cette maîtrise de son image intelligente, qui a eu pour effet un buzz gigantesque, et ses qualités de chanteuse qui expliquent le succès fulgurant de son premier album: 360.000 exemplaires vendus en France et, en tout, 2,5 millions dans le monde.

Elle n'est pas la seule, ces dernières années, dans le monde de la musique, à avoir géré son début de carrière de la sorte. La même stratégie avait été appliquée par les anglais de Wu Lyf courant 2011, pour la sortie de leur premier album. Et encore une fois, les majors n'y étaient pour rien.

La crise du disque a fabriqué des artistes qui, dès le départ, sont conscients du fait que les méthodes de promotion classiques encore utilisées par les maisons de disques ne sont plus autant adaptées à notre époque connectée, et qui donc agissent en conséquence. Ils y trouvent leur compte, et les labels aussi: cela n'empêche pas ces derniers d'user des bonnes vieilles méthodes marketing, comme celle de la réédition quelques mois après la sortie de l'album —la fameuse «version digipack deluxe» agrémentée de titres bonus, généralement des rebuts de la session d'enregistrement de l'album jugés trop insignifiants sur le moment pour y figurer.

Parfois, la réédition permet de donner une seconde chance à un album qui, faute de promotion efficace, n'a pas réussi à rencontrer un public à sa sortie. Mais le plus souvent, elle s'avère être un moyen simple et efficace pour un label de sortir un disque avec un investissement minime (pas ou peu de frais d'enregistrement en studio, peu de frais de promotion). Un disque facilement rentable en somme, ce qui est loin d'être le cas de tous les albums présents dans les rayons.

Don't Stop 'til You Get Enough

Mais aujourd'hui, pour n'importe quel artiste, les ventes de disques ne constituent pas la part la plus importante des revenus. Il y a les tournées, le merchandising et, bien sûr, la publicité, qui brasse des sommes d'argent colossales.

Lana Del Rey, elle, n'est pas partie en tournée intensive pendant de longs mois. Seulement quelques concerts, dont certains en festivals, une manière plus rentable de faire de la scène. Ses prestations maladroites, pour ne pas dire catastrophiques, et les réactions haineuses qui ont suivi sur Internet l'ont quelque peu meurtrie. Elle se fait donc rare sur scène et ses apparitions semblent devoir être motivées par un petit billet, comme fin septembre, lorsqu'elle a interprété deux chansons pour une soirée organisée par Jaguar, le constructeur automobile dont elle est l'égérie.

Par contre, en mai dernier, Nespresso a bénéficié de son aura de classe, de féminité et de sensualité en utilisant son morceau Blue Jeans dans sa campagne publicitaire.

Elle n'est pas la seule à le faire: Amadou & Mariam (La Poste), Charlotte Gainsbourg (BMW), C2C (Google), la liste est longue et s'étend sur de nombreuses années... C'est un fait, la musique ne fait plus vendre des disques ou des fichiers numériques, elle fait vendre des produits de grande consommation, et dans certains cas, des produits de luxe.

Depuis bien des années, les annonceurs et agences de pub ont bien compris l'intérêt d'utiliser l'image ou la musique d'un ou d'une artiste pour des campagnes publicitaires: ciblage générationnel, ciblage socio-culturel et répercussions positives sur l'image d'une marque. Ce n'est pas un hasard si une célèbre marque de soda américaine a payé un DJ français de renommée mondiale, au fort capital de sympathie auprès des jeunes, pour accompagner la promotion de son produit.

Mais ce que l'on appelle la synchronisation publicitaire constitue également une source de revenus immense, aussi bien pour les labels (20 à 30% des recettes pour Universal Music Publishing, par exemple) que pour les artistes. Cela va de quelques milliers d'euros pour un artiste peu connu à plusieurs millions pour les stars du moment.

Quant aux légendes, vivantes ou décédées, les sommes dépassent l'entendement. Dans cette catégorie figure Michael Jackson, dont le titre Don't Stop 'til You Get Enough a été utilisé pendant quatre ans par la Française des Jeux, ou encore les Beatles, dont la chanson Revolution a habillé les publicités d'Orange. Les montants sont gardés secrets, ça veut tout dire.

Femme-sandwich

Parfois, certains franchissent un pas supplémentaire et deviennent des hommes et femmes-sandwich. Les placements de produits sont omniprésents dans les clips. Un espace de visibilité sur le poignet, sur la main ou posé sur le nez coûte cher aujourd'hui.

Pas moins de dix marques sont par exemple présentes dans les vidéos de Telephone de Lady Gaga ou Sorry For Party Rocking de LMFAO. De vrais spots publicitaires.

Tout récemment, après Mulberry et Jaguar, Lana Del Rey a été choisie pour être l'égérie de la marque suédoise H&M, dont la nouvelle campagne vient de débuter. Autant dire que là, c'est le jackpot: l'Américaine est dans toutes les rues et les stations de métro, en format 4X3.

La marque réalise également un beau placement de produits en faisant le clip de la chanson Blue Velvet, un classique de Tony Bennett dont elle vient d'enregistrer une reprise. Un titre qui permet également à Lana Del Rey de faire la promotion de la réédition de son (unique) album, puisqu'il figurera parmi les nouvelles chansons en bonus.

Une année s'est écoulée entre la parution officielle de son premier single Video Games, le 10 octobre 2011, et cette (probable) fin abrupte, avec, pendant ce laps de temps, la création de ce tremplin médiatique vers le milieu du cinéma qu'elle ambitionne réellement. Une année et une carrière que personne n'imaginait filer à la vitesse de la lumière pour finir ainsi: il faut avouer que, lorsqu'il s'agit d'une pop star au plus haut de sa popularité, on s'attend plutôt à la voir se faire faucher au sommet par des excès chimiques (coucou Amy!).

A l'heure de faire le bilan de cet épiphénomène, le constat est mitigé: artistiquement, l'oeuvre est assez mince avec 23 chansons et quelques concerts dont la qualité est discutable et discutée; économiquement, par contre, Lana Del Rey a su profiter d'activités non-musicales très lucratives. Doit-on voir un lien de cause à effet entre les deux? Est-t-il aujourd'hui possible de concilier réussite artistique et économique? C'est une autre histoire.

La réédition de Born To Die est en tout cas un événement, un baroud d'honneur artistique et commercial, pour une artiste qui a tout intégré de l'univers économique dans lequel elle souhaitait évoluer et su monnayer intelligemment son œuvre. Un univers dans lequel l'industrie de la musique enregistrée voit son modèle économique se détériorer de jour en jour et peine à en retrouver un nouveau, et est pour l'instant dominée par d'autres acteurs, multinationales du numérique ou marques géantes.

Adrien Toffolet

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