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L'industrie de la mode n'est pas la vraie cause de l'anorexie

Dénoncer mannequins et créateurs comme facteurs d'anorexie, c'est refuser de comprendre la véritable source des troubles du comportement alimentaire.

Asperges au Pérou le 7 août 2010. REUTERS/Pilar Olivares
Asperges au Pérou le 7 août 2010. REUTERS/Pilar Olivares

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Vu de l'extérieur, mon trouble du comportement alimentaire ressemblait fort à une crise d'orgueil incontrôlable. On pensait que je faisais un régime - ou que j'étais simplement obsédée par la taille de mes cuisses. Je me détestais, je détestais mon corps - et j'ai déversé cette haine sur ma famille et mes amis, pendant plus de dix ans.

Aux yeux de certains, l'anorexie était un trouble provoqué par l'industrie de la mode: un désir irrépressible d'être mince, d'avoir la taille mannequin. Mais ce n'était pas mon cas.

Lorsque je tendais le cou pour inspecter mes fesses dans le miroir, ce n'était pas par superficialité - mais bien parce que je n'avais plus aucune idée de leur taille. J'avais si peur des calories que je refusais de porter du baume à lèvres; il m'est même arrivé d'être incapable de boire de l'eau. La prise de poids me terrifiait, mais il m'était impossible d'expliquer pourquoi.

Lorsque j'étais allongée dans un énième lit d'hôpital, reliée à une énième série de perfusions intraveineuses et de moniteurs cardiaques, l'idée selon laquelle les troubles de l'alimentation pouvaient trouver leur source dans notre culture me semblait parfaitement ridicule. Je ne lisais aucun magazine de mode, et je n'avais pas réduit mon apport alimentaire dans le but de modifier mon apparence. Je voulais simplement me sentir mieux - et je pensais y parvenir en faisant une croix sur le grignotage.

Au fil de mes lectures, j'ai fini par comprendre que la culture ne jouait qu'un rôle mineur dans les troubles de l'alimentation. J'ai découvert que mon mal était le produit de ma propre angoisse, de ma propre dépression; de ma tendance à me concentrer sur les détails en oubliant d'adopter une vue d'ensemble; et de circuits de la faim complètement tourneboulés. Les troubles de l'alimentation font l'objet d'innombrables informations erronées (quant à ce qu'elles sont et à ce qui les provoque); c'est ce qui m'a poussée à écrire mon dernier ouvrage, Decoding Anorexia: How Breakthroughs in Science Offer Hope for Eating Disorders.

Incriminer Photoshop

Les initiatives visant à lutter contre les désordres alimentaires s'en prennent encore à certains phénomènes culturels. C'est tout particulièrement vrai des photographies - retouchées par ordinateur - de mannequins à la minceur excessive.

Le mois dernier, l'Academy for Eating Disorders (AED) et la Binge Eating Disorders Association (BEDA) ont publié un communiqué dénonçant les publicités de fin d'année de Barneys, enseigne spécialisée dans la haute couture.

La campagne nous montre de célèbres héroïnes Disney sous un nouveau jour: les silhouettes émaciées de Minnie Mouse et Daisy Duck sont étirées comme du caramel mou.

Minnie en Lanvin pour la campage de Barneys Photo courtesy Barneys New York.Voici un extrait du communiqué des associations (PDF):

«Chez les jeunes femmes et les jeunes filles, les images de ce type sont associées à une faible estime de soi et à une insatisfaction corporelle; elles les exposent donc à des troubles de l'image corporelle et des troubles alimentaires. Ces troubles peuvent avoir des conséquences terribles, tant sur le plan médical que psychologique. Cette campagne va à l'encontre d'initiatives menées dans le monde entier et qui visent à améliorer la santé des mannequins et la représentation de l'image corporelle dans l'industrie de la mode.»

Tout cela est vrai - en théorie. Mais lorsqu'on examine la littérature scientifique, plusieurs études indiquent que les facteurs environnementaux (la maigreur des mannequins, par exemple) sont des facteurs de risques mineurs, peu susceptibles de favoriser le développement d'un trouble de l'alimentation.

Brimades ou streptocoques

Selon une étude publiée en 2000 dans l'American Journal of Psychiatry, environ 60% (et jusqu'à 85%) des risques d'anorexie trouvent leur origine dans le patrimoine génétique. Une étude de suivi (publiée en 2006 dans les Archives of General Psychiatry) a constaté que les facteurs environnementaux partagés (mannequins, culture véhiculée par les magazines) ne représentaient que 5% des risques d'être victime de l'anorexie.

Cette étude mentionne un risque bien plus conséquent (35%) - les chercheurs lui donne le nom de «facteurs environnementaux non-partagés», qui sont propres à chaque individu: subir les brimades de ses camarades d'école, être infecté par une bactérie de type streptocoque… (Plusieurs études de très faible envergure ont établi un lien entre, d'une part, l'apparition soudaine de l'anorexie et les symptômes du trouble obsessionnel compulsif, et, d'autre part, la réaction auto-immune aux infections streptococciques).

Saints affamés

Les troubles de l'alimentation existaient bien avant l'avènement des top-modèles. Les chercheurs estiment que les «saints affamés» du Moyen Age, telle Catherine de Sienne, étaient des anorexiques. Des récits datant de l'Antiquité racontent que des Romains fortunés se faisaient vomir pendant les banquets, de manière à vider leurs estomacs avant de déguster un énième plat.

A l'époque moderne, l'anorexie a été observée dans les régions rurales d'Afrique ainsi que dans les communautés amish et mennonites - qui sont loin d'être submergées par des photographies de femmes trop minces. Par ailleurs, si les Américains sont tous bombardés d'images de ce type, les troubles alimentaires cliniques ne touchent qu'une très faible partie d'entre eux - et l'argument culturel ne permet pas d'expliquer pourquoi.

Pour être franche, j'estime que la Minnie maigrelette (et ses amies fraîchement amincies) de Barneys sont complètement ridicules. Elles sont grotesques et difformes. Il faut à mon sens prendre conscience – et dénoncer – l’idéalisation de la maigreur, la sexualisation des enfants et l’utilisation de photographies retouchées par ordinateur dans la publicité. Et ce quels que soient leurs liens avec les troubles de l’alimentation.

Homme, noir, pauvre et anorexique

Si mon avis diffère de celui du communiqué de l’AED et de la BEDA, c’est parce que ce texte renforce l’a priori selon lequel les troubles de l’alimentation naissent de la volonté de ressembler aux mannequins. Ces associations sous-entendent que les troubles de l’alimentation sont des problèmes réservés aux femmes blanches et aisées. Conséquence: ces maux (parfois mortels) sont rarement diagnostiqués et traités chez les hommes, les pauvres et les personnes appartenant à une minorité.

La façon dont les malades, leurs familles et notre culture dans son ensemble considèrent les troubles de l’alimentation influence directement l’élaboration des traitements, les travaux de recherche et leurs financements.

C'est grave: on en meurt

En 2008, une cour de justice du New Jersey établit que l’anorexie et la boulimie étaient des troubles mentaux d’ordre biologique; la décision fit jurisprudence. Jusqu’alors, les compagnies d’assurance pouvaient refuser de rembourser les soins – qui étaient nécessaires, voire indispensables à la survie de la personne concernée. Quel message envoyait-on alors aux malades? «Ce n’est pas si grave. C’est dans ta tête. Fais-toi violence.»

Or un – trop – grand nombre de malades en sont incapables. Les troubles de l’alimentation représentent le plus fort taux de mortalité de toutes les affections psychiatriques. Une personne souffrant d’anorexie chronique sur cinq décède des suites de sa maladie. On répartit généralement les anorexiques en trois catégories égales: un tiers des malades parvient à se soigner, un tiers ne cesse d’alterner entre les périodes d’amélioration et les rechutes, et le dernier tiers demeure prisonnier de la maladie chronique – ou en meurt.

Un domaine lésé financièrement

La recherche scientifique portant sur les troubles de l’alimentation gagne certes du terrain, mais les financements y sont bien plus modestes que dans le reste des domaines de la neuropsychiatrie.

Le National Institute of Mental Health estime que 4,4% de la population américaine (soit près de treize millions de personnes) souffrent aujourd’hui d’un trouble de l’alimentation – mais le gouvernement des Etats-Unis n’alloue que 27 millions de dollars aux chercheurs spécialistes de la question. Soit environ deux dollars par personne, pour une maladie qui en coûte plusieurs milliards à notre économie (coûts des traitements, pertes de productivité). Pour prendre un point de comparaison, le gouvernement finance la recherche portant sur la schizophrénie à raison de 110 dollars par malade.

Ce manque de financement complique l’élaboration de nouveaux traitements adaptés aux troubles de l’alimentation, ainsi que la conduite d’essais cliniques.

Plusieurs méthodes de psychothérapie se sont avérées efficaces pour traiter la boulimie et l’hyperphagie, mais de nombreux malades sont sujets à des rechutes, et ce même lorsqu’ils bénéficient d’un traitement de toute première qualité.

Ebauches de traitements

Pour l’heure, aucun essai clinique n’a prouvé l’efficacité de la thérapie auprès des anorexiques adultes. Un grand nombre d’anorexiques sont terrifiés à l’idée d’enrichir leur alimentation et de prendre du poids; ils ont donc tendance à esquiver la thérapie et rechignent à mener les essais cliniques jusqu'à leur terme.

Des chercheurs ont quant à eux élaboré un traitement dit «familial»: la famille du malade devient l’alliée des thérapeutes, et les aident à lutter contre le trouble de l’alimentation. Ce traitement s’est avéré efficace chez les enfants, les adolescents et les jeunes adultes souffrant d’anorexie ou de boulimie.

Facteur génétique

En théorie, le message de l’AED et de la BEDA est parfaitement exact: de plus en plus d’enfants font des régimes amaigrissants - que ce soit pour ressembler aux mannequins, pour prévenir une obésité future, ou pour ces deux raisons. Les régimes sont potentiellement dangereux, car ils peuvent avoir d'importantes conséquences psychiques ou corporelles chez les personnes vulnérables. Pour la plupart des gens, un régime prend fin au terme d’une légère perte de poids (la personne concernée finit souvent par rependre le poids perdu, plus quelques kilos en «bonus», pour la route).

On estime qu’entre 1 et 5% de la population souffre d’une vulnérabilité génétique les rendant d’autant plus susceptibles de développer un trouble de l’alimentation; chez ces personnes, ce régime innocent, l’adoption d’une «alimentation saine», ou toute autre situation les amenant à consommer un nombre de calories inférieur à leurs besoins réels, peut provoquer l’apparition d’un dangereux trouble de l’alimentation.

Seulement, voilà: en nous concentrant sur les origines «culturelles» de ces troubles de l’alimentation, nous perdons de vue la véritable nature de ces maladies – et leurs multiples facettes. Les troubles de l’alimentation sont le fruit d’une interaction complexe entre les gènes et l’environnement; tout ne se réduit pas à la culture.

Malgré cela, la majorité des journalistes s’intéressent avant tout aux facteurs culturels. Plus de la moitié des reportages consacrés aux troubles de l’alimentation sur lesquels je suis tombée s’intéressaient exclusivement à des personnes célèbres. Les célébrités ne sont certes pas épargnées par ces troubles – mais elles n’incarnent qu’une infime partie du nombre total de malades. Les troubles de l’alimentation ne se résument pas au désir d’être mince. Ils ne se cantonnent pas à la culture people ou à la top-modèle du moment. Il s’agit là de véritables maladies – qui peuvent vous gâcher la vie.

Carrie Arnold

Traduit par Jean-Clément Nau

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