France

Affaire Laguiole: à qui appartient le nom d’une commune?

Les Laguiolais sont furieux: un particulier a acheté la marque Laguiole et les empêche ainsi d'utiliser ce nom pour leurs produits. Une situation surréaliste mais légalement possible.

<a href="http://www.flickr.com/photos/vimages/2109908514/">Laguiole corkscrew</a> / Vimages via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License by</a>
Laguiole corkscrew / Vimages via Flickr CC License by

Temps de lecture: 3 minutes

Un curieux spectacle a eu lieu mi-septembre dans un petit village d’Aveyron. La municipalité de Laguiole, une commune de 1.300 habitants, a symboliquement décroché son panneau d’entrée, mercredi 19 septembre, considérant que le nom ne lui appartenait plus à la suite d’une bataille juridique perdue: le tribunal de grande instance de Paris avait, cinq jours plus tôt, débouté la commune qui attaquait un entrepreneur du Val-de-Marne, Gilbert Szajner, qui avait déposé en 1993 la marque Laguiole pour vendre toute une série de produits.

                                                  

 

Une affaire qui pose une question plus large: à qui appartient le nom des communes?

A personne. C’est-à-dire potentiellement à tout le monde, ou plutôt au plus rapide.

Premier arrivé, premier servi

Un nom géographique n’a pas de protection. Sachez que si vous vous levez un matin avec l’envie subite de vendre des chaussettes au nom du village de votre enfance, vous pouvez. Il vous suffit de vous adresser à l’Institut national de protection industrielle  et de remplir un formulaire précisant quel type de produit vous souhaitez commercialiser.

Pour cela, il existe 45 classes de produits (les couteaux Laguiole, qui font la renommée de la commune, font par exemple partie de la classe 8, celle des objets tranchants). Pour acheter trois classes, il faut s’acquitter d’une taxe de 200 euros, puis 40 euros par classe supplémentaire, soit un peu moins de 2.000 euros pour l’ensemble des classes.

Une fois ce formulaire rempli, l’acheteur a cinq ans pour commercialiser sa marque. Si au bout de ce laps de temps, rien n’a été fait et qu’une tierce personne s’en aperçoit, elle peut tout à fait faire annuler le dépôt et remettre le nom de la marque sur le marché... ou l’acheter elle-même.

L’INPI a un rôle de contrôle limité: c’est à l’acheteur lui-même de faire des recherches préalables pour se protéger d’éventuelles attaques juridiques en vérifiant par exemple que le nom de la marque n’a pas déjà été déposé.

Et déposer le nom d’une collectivité territoriale implique de respecter deux autres lois élémentaires. La première est que la marque ne doit pas «porter atteinte au nom, à l’image ou à la renommée» de la ville dont il est question. Ensuite, la marque ne doit pas être «trompeuse»: elle ne doit pas laisser deviner une position géographique si les produits ne sont pas fabriqués dans la ville dont elle porte le nom.

Impossible pour les mairies de se protéger

Alors, que peuvent faire les mairies pour se protéger? La réponse la plus simple semble être d’acheter les 45 classes pour être sûr d’avoir le monopole absolu dans tous les domaines. Le nom sera certes protégé pendant cinq ans, mais si la commune ne peut pas fabriquer et commercialiser des objets dans tous les domaines durant ce laps de temps, son monopole pourra être révoqué. Difficile pour une mairie de créer, par exemple, des produits chimiques.

Certaines grandes villes françaises ont pourtant fait le choix de déposer leur nom dans un maximum de classes: une simple lettre de mise en demeure suffit souvent à faire peur aux contrevenants éventuels. Deauville et Saint-Tropez sont les premières villes à avoir profité de leur notoriété pour en faire une marque. La cité normande est d’ailleurs actuellement en plein procès avec Honda au sujet de son modèle «Deauville».

L'affaire Laguiole: un cas d'école

Dans le cas de Laguiole, Gilbert Szajner a déposé le nom Laguiole dans 38 classes et les utilise toutes –y compris pour fabriquer des couteaux. Les Laguiolais ont donc besoin de s’adresser à lui pour commercialiser n’importe quel produit sous le nom Laguiole, ce qui a poussé la mairie à lui intenter un procès en estimant qu’il portait atteinte à la renommée du village et profitait d’une marque «trompeuse», puisque le consommateur s’imaginerait acheter un produit made in Laguiole.

L’issue du procès a déçu les 1.300 Laguiolais: le tribunal de grande instance de Paris a estimé que Laguiole serait devenu un terme générique, rentré dans le langage courant et que les Français le connaissaient davantage en référence aux couteaux –créés en 1827 dans le village, mais dont beaucoup sont fabriqués à Thiers (Puy-de-Dôme)– qu’au village.

«Le couteau Laguiole est un nom de couteau entré dans le langage courant sans lien direct évident avec la demanderesse (la commune), celle-ci demeurant peu connue contrairement à ce qu'elle prétend

En attendant, le maire de Laguiole, Vincent Alazard, accuse le coup mais ne s’avoue pas vaincu: il espère que son histoire incitera le gouvernement à créer une «prime d’ancienneté» afin que les villes aient la primauté sur leur nom face à des acheteurs «lambda». Il compte aussi faire appel de la décision de justice: «Après tout, il va bien falloir le mettre quelque part, ce panneau!»

Ludivine Olives

L’Explication remercie Vincent Alazard, maire de Laguiole, Carine Piccio, avocate de la commune de Laguiole et Anne-Sophie Cantreau, avocate directrice du département des marques au cabinet Alain Bensoussan.

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