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Liban: «Sois belle et vote»

Les femmes sont devenues un enjeu électoral au Liban, ce n'est pas forcément un progrès pour leur condition.

Temps de lecture: 4 minutes

Les lèvres collagènées et la poitrine siliconée, la jeune femme est perchée sur le rebord du 4X4 qui traverse les rues d'Achrafieh, partie à dominante chrétienne de la capitale libanaise. Au milieu du convoi de voitures qui klaxonnent à tue-tête, elle agite le drapeau orange du Courant Patriotique Libre (CPL) de Michel Aoun, et me montre fièrement son T-shirt : il porte l'inscription «Je suis belle !». A peine quelques minutes plus tard, un second convoi, tout aussi bruyant mais défendant les Forces Libanaises de la partie adverse, emprunte le même chemin. Là encore, des jeunes femmes très apprêtées sont en première ligne. Dans la même logique, elles auraient dû arborer un T-shirt annonçant un quelque peu sibyllin «Je suis égale !».

Les Libanaises peu engagées

L'un et l'autre slogans font référence à certains arguments de campagne qui ont nourri une polémique acharnée, au Liban et au-delà, au cours des derniers mois. Pour les élections législatives du dimanche 7 juin, les partis en lice ont voulu - et c'est une première au pays du Cèdre - adresser un message spécifique aux électrices libanaises pour les inciter à voter.

Le Liban est souvent présenté comme l'un des pays arabes les plus ouverts en matière de libertés et les femmes n'y subissent pas les diktats qui peuvent leur être imposés ailleurs dans la région. Pourtant, le poids de la tradition, des conditions de travail inégalitaires et leurs propres habitudes culturelles les cantonnent bien souvent au rôle de femmes au foyer, soigneuses de leur apparence et peu engagées dans la vie politique. L'économiste libanais Charbel Nahas estime le taux d'activité féminin moyen au Liban à un faible 20%, et indique que 40% des femmes ayant un emploi le quittent dans les dix années qui suivent, «probablement après leur mariage pour élever leurs enfants».

Le feu aux poudres

Dans ce contexte, vouloir engager les Libanaises dans la vie citoyenne en ces temps de fièvre électorale est tout à fait honorable. Et c'est au CPL qu'en reviendrait le mérite s'il n'avait fait un étonnant choix de communication: lorsque début mai, une débauche de panneaux publicitaires à ses couleurs fleurissent le long des routes, exhibant une sensuelle jeune femme assortie du slogan «Sois belle et vote» - d'où le « Je suis belle » du T-shirt mentionné plus haut - la polémique est immédiate, renforcée par le clip et le site Internet lancés dans la foulée.

Un collectif féministe s'insurge contre le propos, jugé «insultant pour les femmes» car faisant référence au misogyne «Sois belle et tais-toi», et appelle les Libanaises à manifester leur mécontentement dans les urnes via un détournement de l'affiche montrant une femme battue avec le slogan «Sois intelligente et vote blanc». La blogosphère libanaise, extrêmement dynamique, s'enflamme à coups de parodies et d'arguments acharnés : les pro considèrent que « Le contraire de «tais-toi» c'est «exprime-toi». «Exprime-toi» pour une élection, c'est voter » ou que «l'autodérision - suprême signe d'intelligence - ne s'injecte pas comme le botox». Pour les anti, «ce slogan aurait été mieux compris s'il n'avait tout simplement pas existé ! Un slogan qui a besoin d'explications est un mauvais slogan» et «les femmes moches ne peuvent pas voter, alors ?».

La femme comme argument politique

Puis l'affaire fait rapidement le régal des média étrangers lorsque le site des Observateurs de France 24 s'y intéresse via un article titré « «Sois belle et vote», plus mauvais slogan de la campagne électorale libanaise ». D'autant que Bernard Mikael, le porte-parole du CPL en France déclare : «Nous avons bien compris que le message avait du mal à passer. C'est bien pour ça que le bureau français du CPL a décidé de prendre le temps de la réflexion et de ne pas diffuser, pour le moment, ces affiches de campagne. Le message est pourtant très positif. [...] Peut-être faudra-t-il retirer les affiches pour éviter qu'elles nous desservent ?»

A tel point que le site Internet en Belgique du CPL se sent dans l'obligation de faire intervenir une spécialiste en communication pour légitimer la pertinence de la campagne: «Je trouve ce billboard Sois belle et Vote, très respectueux, valorisant et responsabilisant », écrit Marie Khoury, docteur en psychologie (spécialité Méthodologie, Technique de Marketing, et Pub et Vente).

En tout état de cause, la campagne atteint au moins un objectif : faire parler d'elle, tandis que les concurrents font preuve d'une créativité léthargique. La contre-attaque du 14 Mars, coalition adversaire de Aoun, tombe d'ailleurs à plat, perçue comme une pâle resucée mal inspirée et peu compréhensible: l'affiche présente en effet une jeune femme avec le slogan « Sois égale et vote ». Même la publicité s'empare du phénomène, une marque de lingerie, entre autres, présentant une belle blonde en sous-vêtements et demandant aux Libanais de voter pour elle.

Exaspérée, la très populaire bloggeuse Maya Zankoul écrit : «Pauvre Libanaises, elles passent par une terrible crise identitaire. Elles ne savent pas si elles sont belles, égales (à quoi, je ne sais pas, peut-être à celles qui sont belles) ou de simples objets sexuels... »

La réalité : une marginalisation

A défaut de résultats immédiats, cette polémique aura au moins eu un mérite: attirer l'attention sur la pauvreté de l'engagement des Libanaises en politique. L'avocate Alia Berti Zein écrit : «Il est scandaleux de constater, dans un pays aussi politisé que le Liban, soi-disant cultivé et civilisé, que sur 701 candidatures aux élections du 7 juin, six seulement sont des femmes. Pour ne citer que les pays voisins, le Koweït, à titre d'exemple, qui n'a octroyé le droit de vote et d'éligibilité aux femmes qu'en 2005, c'est-à-dire 53 ans après le Liban, comptait seize femmes parmi les 210 candidats aux élections législatives de mai 2009. Malgré la présence de parties extrémistes et conservatrices, quatre parmi ces candidates, dont trois indépendantes, ont réussi à se faire élire pour la première fois au parlement koweïtien. D'autre part, sur 475 candidats iraniens pour la présidentielle du 12 juin, 48 sont des femmes [...] Pourquoi les femmes, plus de la moitié du corps électoral [libanais], ne se rebellent-elles pas contre cette marginalisation ? »

Cette question de fond attend toujours une réponse qui ne viendra sans doute pas une fois la frénésie électorale passée.

Nathalie Bontems

Photo: Partisans du CPL dans les rues de Beyrouth  Reuters

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