Culture

Jennifer Egan ou Proust à l’ère du punk-rock

Prix Pulitzer 2011, «Qu’Avons-nous fait de nos rêves?», livre inventif et subtil sur le rapport au temps signé Jennifer Egan, sort en traduction française. La romancière américaine raconte à Slate sa propre recherche du temps perdu.

Jennifer Egan par Pieter M. Van Hattern ©Stock.
Jennifer Egan par Pieter M. Van Hattern ©Stock.

Temps de lecture: 6 minutes

Si Proust avait été américain, femme et né un siècle plus tard, il aurait peut-être écrit Qu’avons-nous fait de nos rêves?. Ou peut-être pas. Peut-être aurait-il dirigé un orchestre, peut-être aurait-il été professeur d’histoire. Peut-être aurait-il été tenancier d’un bordel gay en Turquie, ou peut-être serait-il mort écrasé par une voiture à quatre ans et demi, avant d’avoir eu le temps de faire quoi que ce soit.

Mais enfin, l’une des possibilités eut été qu’il écrive Qu’avons-nous fait de nos rêves?, car ce livre de Jennifer Egan, prix Pulitzer de la fiction en 2011 (publié chez Stock), ne ressemble pas du tout à la Recherche du Temps perdu tout en étant tout à fait proustien.

C'est l’histoire de quelques hommes et femmes qui travaillent dans l’industrie musicale, y travailleront ou y ont travaillé, ou bien en ont rêvé. Le synopsis n’est pas terrible, mais ceux des grands romans le sont rarement. La journaliste et écrivain américaine y raconte de façon saisissante, avec une voix à la fois ironique et sincère (sincéronique?), leur rapport au temps.

La toute première fois

«Cela faisait un moment que je n’avais pas lu un livre contemporain parlant explicitement de la notion du temps, et j’avais envie d’en écrire un depuis très longtemps, explique à Slate Jennifer Egan, 50 ans et cinq romans à son actif [1]. Après avoir écrit les trois premiers chapitres de celui-ci, je me suis dit, voilà, c’est enfin le bon

Jennifer Egan avait envie d’écrire sur le temps depuis qu’elle avait lu La Recherche. Pas la première fois –vous savez comment c’est la première fois, rarement tout à fait convaincant:

«J’avais 21 ou 22 ans. J’avais adoré les histoires d’amour, Swann, Odette… Mais ces ruminations sur le temps et la mémoire, je trouvais cela très ennuyeux. Je ne voyais pas pourquoi qui que ce soit s’intéresserait au temps qui passe… J’ai lu les premiers tomes et puis je m’en suis lassée.»

D’autant plus que l’écrivaine s’était rendue compte que Proust nuisait à son écriture. Elle travaillait alors à son premier roman («un désastre» —il ne fut jamais publié) et tentait des phrases aussi longues, aussi métaphoriques. «Proust était vraiment une très mauvaise influence», sourit-elle.

La deuxième fois

Mais il faut toujours une deuxième tentative. Celle de Jennifer Egan attendit quelques années quand, vers la fin de la trentaine, elle forma avec des amis un groupe de lecture mensuel:

«La Recherche m’a alors frappée de façon très différente. Soudain, le temps était devenu un sujet fascinant pour moi. Vers la fin de la trentaine, on commence à voir où vont les vies des gens, la façon dont ils changent. Vous réalisez ce à quoi ils ressemblent, ce qu’ils font… Vous croyez qu’ils changent tandis que vous restez tout à fait identiques – et ils croient la même chose

Elle entreprend alors d’écrire, elle aussi, un grand roman sur le temps —sans singer Proust, ce qui serait ridicule.

«Je me suis demandé comment entreprendre un projet semblable mais de façon différente, puisque premièrement, quelqu’un l’a déjà fait. Et deuxièmement, je voulais rendre le sens du temps qui passe mais sans utiliser des milliers de pages, je voulais le faire de façon plus succincte.»

Le roman de Proust se déroule, d’une certaine manière, en temps réel: le temps passe dans la vie du lecteur pendant qu’il lit. Avec son groupe de lecture, Jennifer Egan a mis cinq ou six ans à parvenir à la fin. Entre temps, cinq enfants étaient nés –dont deux de la romancière.

«J’avais le sentiment qu’il était impossible de reproduire la qualité si évolutive de son écriture. La seule manière d’écrire pour moi, était d’écrire de façon très différente.»

Les temps changent

Ce qui est frappant, à lire Qu’Avons-nous fait de nos rêves, c’est à quel point cette différence colle à notre époque, comme l'écriture de la Recherche à la sienne. Les phrases proustiennes sont longues, comme les après-midi sans Internet à boire du thé. L’écriture d’Egan est plus brève, plus anguleuse, la structure narrative complètement disloquée, à l’instar d’un monde moins linéaire.

Le livre (c’est sa beauté surprenante et poétique) est composé de chapitres dévoilant chacun une écriture différente. De l’un à l’autre, on saute dans le passé, puis dans l’avenir. A San Francisco, puis à New York. Du récit intime à la première personne au «tu», assez Nouveau Roman. Et on virevolte dans les temps, du présent à un futur antérieur qui donne la chair de poule (oui, le futur antérieur peut donner la chair de poule). Par exemple, quand un frère et une sœur, Charlie et Rolph, sont en Afrique avec leur père et sa petite-copine, et que Charlie veut faire danser Rolph:

«Rolph sent sa timidité se dissiper miraculeusement, comme s’il grandissait en ce moment précis, sur la piste, pour devenir un garçon capable de se trémousser avec des filles telles que sa sœur. Charlie s’en rend compte. D’ailleurs, ce souvenir le hantera le restant de ses jours, longtemps après que Rolph se sera fait sauter la cervelle, à vingt-huit ans, dans la maison de leur père: son frère, les cheveux lissés, les yeux pétillants, apprenant à danser.»

Le post-post modernisme

Certains critiques qualifient Egan de post-post moderniste. Elle n’est pas contre les étiquettes –mais… «auriez-vous envie de lire un livre dont on vous dit qu’il est écrit par un auteur post-post moderniste? Je voudrais juste creuser un trou et m’enterrer dedans. Je suis sûre que les gens qui me mettent dans cette catégorie ont une bonne raison, mais dieu me préserve d’être connue en tant que telle, sinon il ne me restera pas un lecteur, du moins pas aux Etats-Unis».

Post-post moderniste ou pas, Jennifer Egan est novatrice (ça va «novatrice»? Ce n’est pas trop effrayant?) Elle a par exemple écrit un chapitre du livre en Powerpoint. Et le plus fou, c’est que ce chapitre est poignant. C’est l’histoire d’une petite fille qui tient son journal avec ce logiciel, en 2020. La froideur du Powerpoint, sa connotation si technique, relevant de la si prosaïque culture d’entreprise, permettent par contraste à toute l’émotion d’une enfant de s’épanouir, et les blancs, les cercles, les carrés, semblent contenir toute la mièvrerie qui aurait pu s’étaler sous un autre format.

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Vinteuil ou le punk rock

Tous les personnages de Qu’avons-nous fait de nos rêves évoluent de près ou de loin dans l’univers de l’industrie musicale. Chez Proust, il y avait la sonate de Vinteuil, sa petite phrase qui éveille en Swann cette soif d'un charme inconnu et bouleverse son âme pour y faire de la place pour Odette. Chez Egan, il y a le punk rock.

Différemment de Proust mais à son image, la romancière use de la musicalité:

«L’utilisation que Proust fait de la musique m’a inspirée. La musique et le temps ont une relation intéressantes l’une à l’autre. La musique a une manière bien à elle de donner l’impression que le temps disparaît.» 

Comme Proust, Egan se sert aussi de la musique de manière plus concrète: pour l’intrigue. La façon dont l’industrie musicale s’est brutalement effondrée avec la dématérialisation du disque constitue une rupture dans le temps: 

«Cette industrie était au maximum de sa rentabilité juste avant son effondrement. Le contraste a été saisissant. Et pour les gens de ma génération, cela a sans doute fait écho à une inquiétude plus grande, un effondrement plus large, qui allait toucher bien d’autres choses que la musique. Pas l’Amérique en général, mais un effondrement lié aux nouvelles technologies et à l’avenir.»

Pas de passéisme

Mais si vous pensez que Jennifer Egan est nostalgique, passéiste, détrompez-vous. Son roman, bien sûr, évoque le passé. Un personnage, Jocelyn, se souvient par exemple avoir été jeune, avoir fugué avec un producteur de musique, avoir dansé des nuits entières avec plus d’alcool que d’eau dans le corps:

«J’ai 43 ans et Rhea aussi. Elle est mariée, mère de trois enfants. Trois: je n’en reviens pas. Moi, je suis retournée chez ma mère pour essayer de terminer ma licence à l’université de Californie. Une reprise après de longs détours déboussolants. "La période anarchique de tes vingt ans", c’est ainsi que ma mère qualifie mon temps perdu, une tentative pour rendre tout cela banal et amusant. Sauf qu’elle a commencé bien avant mes 20 ans et duré bien au-delà. J’espère qu’elle est terminée. Certains matins, le soleil ne brille pas comme il faut derrière la fenêtre. Assise à la table de la cuisine, je saupoudre du sel sur les poils de mon bras, saisie par la sensation que c’est fini.»

Mais si un livre sur le temps implique d’écrire en partie sur la nostalgie, Egan ne voulait pas écrire un livre nostalgique, à la différence de Proust sans doute.

«La Recherche est nostalgique et avide d’une époque particulière qui s’est achevée. Mon livre est très différent de La Recherche sur ce plan-là aussi.»

L’auteure se dit pourtant «inquiète» quant à l’état de la littérature.

«J’ai deux fils, même s’ils aiment lire, ils choisissent toujours un jeu vidéo plutôt qu’un livre. Ce qui, comme vous pouvez l’imaginer, me donne envie de me coller un pistolet sur la tempe. Mais je me dis ensuite —ce que je trouve plus productif— qu’il faut que je fasse de mon mieux. Notre meilleure chance de voir les gens continuer à lire, c’est d’écrire des choses que les gens auront envie de lire. Ce n’est pas facile, mais ça peut être aussi très amusant, de chercher à réinventer son écriture en permanence, et faire cela, c’est aussi respecter le but premier du roman, qui a toujours été un jeu de formes, de voix, d’approches.»

L’un des personnages, ancienne star du rock désormais dépourvue d’une bonne partie de ses intestins, lance: «Le temps est un casseur, d’accord? C’est ça l’expression, non?» Qu’avons-nous fait de nos rêves? réfléchit à ce qui résistera à la brisure, résolument tourné vers l’avenir. Et surtout vers l’avenir de la littérature, si moderne, si intranquille, si mouvante dans son écriture, si prête à s’adapter à tout le chaos de tous les arts, à affronter toutes les autres formes et à en ressortir aussi pertinente qu’elle l’a toujours été pour raconter le monde, frotté au temps qui passe.

Charlotte Pudlowski

  • Qu'Avons-nous fait de nos rêves, Jennifer Egan, traduit par Sylvie Schneiter, chez Stock.

[1] Dont deux publiés en français: La Parade des anges et L’Envers du miroir. Retourner à l'article. 

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