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Eric Garandeau est un homme heureux, et embêté. Président du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) depuis le 1er janvier 2011, il peut être heureux d’être en charge d’un secteur prospère et jouissant d’une bonne image, le cinéma français, heureux aussi d’avoir en 18 mois acquis la considération d’un milieu qui n’attendait pas forcément d’un bon œil cet énarque perçu comme représentant de la Sarkozie, même s'il avait déjà passé trois ans au CNC.
Mais il est aussi embêté, au moment où il doit affronter simultanément deux grandes puissances, Bercy et la Commission européenne, qui ne semblent avoir de meilleure approche d’un dossier que de malmener un dispositif qui fonctionne correctement, même s’il ne cesse de devoir affronter de nouveaux chantiers. Des chantiers qui sont tous, à un titre ou un autre, suscités ou influencés par la révolution numérique.
Côté bilan globalement très positif, outre des chiffres de production, de fréquentation et d’exportation dans le vert, le patron du CNC peut notamment revendiquer la réussite d’une difficile opération (initiée par sa prédécesseure, Véronique Cayla), le passage à la projection numérique de l’ensemble du parc de salles:
«Les dispositifs de soutien que nous avons créés font qu’aujourd’hui 80% des salles sont équipées en numérique, que la quasi-totalité le sera d’ici le début de 2013, sans que ce bouleversement ait entraîné aucune fermeture de salle –à la différence de ce qui s’est passé partout ailleurs. Le CNC aura apporté in fine une bonne centaine de millions d’euros aux salles qui en avaient besoin pour réussir ce passage.»
Dans le domaine du grand basculement vers le numérique, le CNC a ouvert un autre chantier majeur, celui de la numérisation des films du patrimoine et de leur circulation sur tous les supports. C’est tout le cinéma tourné sur pellicule qu’il faut numériser.
Le hic de la numérisation
Le CNC est d'ores et déjà dans la mise en œuvre d’«un plan très ambitieux qui, en attendant les résultats de l’inventaire exact des films et des besoins, a été notifié à la Commission européenne à hauteur de 400 millions d'euros sur les 5 prochaines années, et qui a démarré cet été».
«La situation est encore compliquée par le fait que le dépôt légal à la direction des Archives françaises du film (AFF) est toujours sur pellicule, qui reste le support le plus sûr et le plus pérenne. Il faut donc retransférer sur film les titres numérisés. Exiger des producteurs une version pellicule de leurs œuvres pour le dépôt légal et pour leurs propres besoins, y compris pour des réalisations entièrement en numérique, peut constituer une lourde charge pour les plus fragiles, et là aussi nous interviendrons pour éviter les effets pervers, à condition que notre réserve numérique soit préservée.
Le plan de sauvegarde du patrimoine prévoit également la création d’une plateforme Internet, qui permettra à la fois une meilleure gestion de l’ensemble des collections, l’accès aux films du patrimoine par les chercheurs, et aussi par le grand public s'agissant des titres du domaine public, mais sans concurrencer les opérateurs privés. Cette plateforme doit aussi permettre la mise à disposition d’un appareil critique et informatif accompagnant les films, ce sera ainsi un outil d’éducation artistique et culturelle formidable. Un peu comme si les grandes Cinémathèques de France, avec lesquelles nous réalisons cette plateforme, entraient subitement dans tous les foyers et dans toutes les écoles»
La bonne santé de l’ensemble du cinéma français n’empêche pas que se creusent des écarts de plus en plus profonds entre son secteur le plus prospère et des situations difficiles pour de nombreux films. «L’augmentation de la production a entraîné mécaniquement une plus forte tension au niveau de la distribution», résume le patron du CNC. Qui réfute l’hypothèse d’une limitation du nombre de copies afin d’éviter les effets d’occupation quasi-monopolistique des écrans (l’«effet tapis de bombes»), appelant à modifier l’approche du problème:
«Le passage au numérique conduit à remettre en question les raisonnements traditionnellement fondés sur le nombre de copies. Il faut intégrer des paramètres comme les horaires et les jours, des “créneaux” comparables aux notions de “grande écoute” ou de prime time à la radio ou à la télévision. Il va falloir désormais penser en termes de séances plutôt que de copies. Le risque est effectivement que certains gros films monopolisent les séances les plus porteuses. Nous travaillons à faire évoluer les engagements de programmation auxquels sont soumis les multiplexes, et les conditions de soutien des salles art et essai. Il faut faire en sorte que la souplesse permise par le numérique joue en faveur de la diversité, c’est possible à condition là aussi que les outils de régulation s'adaptent. De plus, le numérique crée la possibilité de développer les “séances de rattrapage” pour des films prématurément éjectés des salles, à l’initiative des exploitants mais aussi, ce qui est nouveau, des spectateurs. Avec le numérique les courts métrages et le films du passé vont aussi retrouver plus facilement une vie en salle.»
Toutes les actions du CNC, y compris les initiatives liées à la mutation numérique, sont financées par les recettes du Compte de soutien, alimenté par des taxes sur les différentes commercialisation du cinéma: en salles, à la télévision, en vidéo, et désormais sur Internet. Les fournisseurs d’accès (FAI) ont donc été requis de contribuer eux aussi à ce fameux Compte:
«A partir du moment où les FAI profitent de la circulation sur leurs réseaux des contenus audiovisuels dont une part importante vient du cinéma, il est normal qu’ils contribuent au financement de la création des films et des œuvres audiovisuelles, en participant fiscalement au Fonds de soutien, et par des obligations de préachat quand ils distribuent eux-mêmes ces contenus, comme cela a été mis en place pour les chaines de télévision dans les années 1980. On en a vu les effets vertueux dans les décennies qui ont suivi, même si à l’époque il avait aussi fallu vaincre une opposition vigoureuse, plus même que celle des FAI aujourd’hui. Les FAI sont aujourd'hui coopératifs et citoyens, à l’exception notable de Free qui refuse de participer à l’effort commun en recourant à des artifices.»
La «cagnotte» de 800 millions
L’arrivée de nouveaux contributeurs et la prospérité d’ensemble du secteur cinématographique sont aussi à l’origine des difficultés affrontées par le CNC. Il s’est écrit parfois que celui-ci disposerait d’une cagnotte de 800 millions d’euros, et qu’en ces temps de vaches maigres généralisées il serait normal d’aller puiser dans ces réserves, voire de remettre en cause un système qui sépare le circuit de ces taxes du dispositif budgétaire national.
«Plusieurs chiffres circulent, qui ne désignent pas la même chose. D’une part il y a le budget annuel du compte de soutien, prévu à 700 millions d'euros pour 2012, qui correspond à nos moyens d'action. Par ailleurs, il y a le niveau de notre trésorerie, qui change en permanence. Elle est en effet en ce moment de l’ordre de 800 millions d'euros. L'essentiel de cette somme correspond à des engagements vis-à-vis des sociétés de production, de distribution, d’exploitation... Les créances qu’elles détiennent sur le CNC sont réciproquement inscrites dans leurs comptes. Le reliquat de notre trésorerie ne représente plus grand-chose une fois qu’on a pris en compte toutes ces dépenses ainsi que les réserves constituées pour accomplir les plans de numérisation dont on a parlé.»
Ce qui n’empêche pas les exigences d’économie, voire la possibilité de faire –de gré ou de force– un geste en direction du «pot commun» budgétaire.
«Le CNC a réduit ses dépenses de fonctionnement, notamment là aussi grâce à l’informatisation. Toutefois nous réfutons radicalement l'idée que le compte de soutien doive être plafonné. Le compte de soutien a vocation à croître au rythme de l'économie audiovisuelle au sens large. Le budget du CNC a augmenté parce que le secteur a prospéré, et le secteur a prospéré grâce au système mis en œuvre par le CNC. L'audiovisuel a créé un nombre considérable d'entreprises et d'emplois en France, il paie des impôts, des charges, il faut s’en réjouir et faire le meilleur usage des sommes ainsi prélevées pour renforcer cet essor.»
Oui, mais le gouvernement compte proposer au Parlement de prélever une somme importante sur le fonds de roulement du CNC, on évoque un montant de 150 millions d'euros.
«Si le prélèvement de 150 millions d'euros est confirmé, il est évident que nous devrons rééchelonner les investissements dans la restauration et la numérisation des films, qui ne correspondent pas encore à des engagements juridiques du CNC. Heureusement ce prélèvement sera exceptionnel, il ne se renouvellera pas les années suivantes. Nous nous réjouissons aussi de l'autre décision prise par le gouvernement, le déplafonnement de la taxe sur les services de distribution à compter du 1er janvier 2013.»
Pourtant, certains ne se contentent pas de la ponction de 150 millions d'euros, la prospérité du CNC attire convoitise et «bonnes idées»:
«En l'espace de 18 mois nous avons eu successivement une mission de l’inspection des finances et de l’inspection des affaires culturelles, une enquête de la Mission d’enquête et de contrôle (MEC) du Parlement, deux rapports de la Cour des comptes dont un à la demande du Sénat, et une troisième mission de la Cour vient de commencer, sur un champ plus large. Tous ces audits nous ont renforcés, car ils ont confirmé la pertinence du modèle du CNC, la pertinence des taxes affectées, la pertinence de leurs adaptations successives, et ils ont validé l'effort de modernisation considérable du CNC depuis 10 ans. Le rapport de l'IGF a même enjoint le gouvernement à mettre un terme au plus vite à l'optimisation fiscale de Free, et à taxer la publicité sur les offres de rattrapage à la télévision. De même la Cour des comptes a validé la mise en place des systèmes de provisions qui ont fait gonfler notre trésorerie et qui découlaient directement des recommandations d'un rapport.... de la Cour des comptes en 2004!»
Le spectre du détricotage du système d'aides français
Ce paradoxe qu’est la remise en cause, au niveau national, du modèle justement parce qu’il fonctionne, est aggravé par l’apparition d’un conflit avec Bruxelles, pour des motifs tout différents. Tout est parti d’un contentieux sur un autre sujet, une taxe (qui ne concerne pas le CNC) sur la publicité dans l’audiovisuel public et les abonnements aux FAI. Les services de Neelie Kroes, la commissaire en charge de la société de l’information, ont considéré qu’il ne pouvait pas y avoir de taxes spécifiques s’appliquant aux télécommunications.
«Quelle que soit l'issue juridictionnelle sur cette autre taxe, dite TOCE, nous contestons l'approche qui consiste à faire un amalgame entre elle et celle qui alimente le Compte de soutien. Celle-ci, la TST, résulte de l'extension d'une taxe sur les salles de cinéma créée en 1948, qui a été étendue aux salles de télévision en 1986, puis à la vidéo, puis aux FAI par la loi dite “Télévision du futur” votée par le parlement en 2007. C'est l'application de la règle d'or: tous ceux qui tirent profit de la circulation de contenus audiovisuels doivent contribuer à leur financement. C'est aussi l'application de deux règles fondamentales du droit communautaire: la neutralité fiscale et la neutralité technologique, ainsi que du principe constitutionnel de l'égalité devant l'impôt. Aujourd'hui plus encore qu'en 2007, le cinéma et l’audiovisuel occupent une place prépondérante sur les services Internet: 90% de la bande passante fixe haut débit est occupée par des images animées!
Free a contourné la loi en séparant artificiellement l'audiovisuel de l’ensemble de son offre pour en faire une option valorisée artificiellement au plus bas, après l'avoir valorisée au plus haut quand le taux de TVA lui était favorable. Le Parlement français, à l'unanimité, a mis un terme à cette astuce fiscale en étendant la taxe à l'Internet haut débit, puisque les chaînes de télévisions gratuites, et quantité de services fournissant de la vidéo, sont accessibles au moyen d'un forfait 3G, sans qu’il soit nécessaire de souscrire une option audiovisuelle spécifique!»
Malgré le manque à gagner, et la distorsion de concurrence, il pourrait sembler que le problème n’est pas fondamental. «Au contraire, il est décisif, se récrie Eric Garandeau. Si cette distorsion de concurrence n'était pas rapidement corrigée ce serait le point de départ d’un possible détricotage de tout le système d’aide français. Des centaines de films, non seulement en France mais dans toute l'Europe, ne pourraient plus se faire. C'est pourquoi non seulement les cinéastes français, mais aussi espagnols, danois, italiens, autrichiens, portugais, etc. soutiennent les démarches du CNC et du gouvernement à Bruxelles.»
Pourquoi ce blocage à Bruxelles?
«Il est idéologique plus que juridique. La Commission estime que les directives adoptées dans le cadre du “paquet télécom”, dont l’objectif est de favoriser l’investissement dans les réseaux performants en Europe, ont prohibé toute taxation des opérateurs télécoms. Nous contestons cette approche: il faut bien sûr favoriser l’investissement dans ces réseaux, mais pas au détriment de la création qui viendra les nourrir et qui les justifie économiquement: c’est bien parce que le grand public est de plus en plus demandeur de contenus audiovisuels sur les réseaux numériques que les opérateurs télécoms mais aussi les constructeurs de terminaux comme Samsung ou Apple consentent à des investissements considérables dans le très haut débit. Le tuyau n'a aucune valeur en soi, la valeur est dans ce qu'il transporte.»
La Commission européenne a ouvert un autre front, avec un projet de «communication» (texte à valeur contraignante) sur les aides d'Etat au cinéma, qui cherche à remettre en cause la territorialité des aides.
«Ce qui reviendrait aussi à détruire notre écosystème, on ne pourrait plus maintenir des soutiens qui sont nationaux et territorialisés, validés par les Parlements dans chaque pays. Cette nouvelle attaque –après une première tentative avortée en 2001– est d’autant plus absurde que les systèmes les plus développés, le nôtre au premier chef, sont à la fois les plus territorialisés et ceux qui financent le plus les films des autres pays, européens et non-européens. D’ailleurs aucun pays ne s’en plaint, tous mes homologues européens se sont déclarés hostiles à la déterritorialisation, et la Commission elle-même a démontré dans une étude d’impact que cela n’a aucun effet pervers! Aujourd'hui le monde est menacé de tous côtés, par des obscurantistes qui se réclament du passé autant que par ceux qui se réclament de l'avenir: entre les salafistes religieux et les intégristes du marché, il est urgent de soutenir les lumières de la culture, les Lumières du cinéma...»
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon
Photo: Serge Arnal