France

Et si on rémunérait les profs à la performance

De la puissance de l’aversion aux pertes appliquée à l'éducation.

<a href="http://www.flickr.com/photos/rcsj/5045429816/">The Waterford School</a> / Rob Shenk via FlickrCC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr">Licence by</a>
The Waterford School / Rob Shenk via FlickrCC Licence by

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Dans un précédent article intitulé «Payer les élèves pour travailler à l'école», nous abordions la notion d'aversion aux pertes appliquée à l'éducation. Approfondissons un peu.

Pour l’analyse économique standard, les choix des agents économiques résultent simplement d’un calcul rationnel visant à maximiser leur utilité dans un environnement risqué ou incertain. L’homo economicus n’a aucune raison rationnelle de manifester une plus grande aversion aux pertes (qu’elles soient certaines, probables, improbables ou incertaines) qu’aux gains. Aucune raison, autrement dit, que la désutilité associée à une perte soit, chez lui, supérieure à l’utilité associée à un gain équivalent.

Deux figures majeures de l’économie comportementale, les psychologues Daniel Kahneman (récipiendaire du Prix Nobel d’économie 2002) et Amos Tversky, ont cependant démontré l’existence d’une aversion aux pertes particulièrement marquée des agents économiques. Autrement et trivialement dit, j’ai moins de plaisir à gagner 100 euros que je n’ai de déplaisir à perdre la même somme. Ce qui doit logiquement se traduire, chez moi, par une plus forte incitation à faire des efforts pour conserver mes 100 euros que pour en gagner 100 autres.

Les économistes Roland Fryer Jr., de l’université Harvard, Sally Sadoff, de l’université de San Diego, John List et Steve Levitt, tous deux de l’université de Chicago, semblent en apporter une nouvelle fois la démonstration dans un document de travail publié le 30 août dernier par le National bureau of economic research. Ces derniers ont en effet mis en place, dans neufs écoles d’une commune située à 50 kilomètres au sud de Chicago, au cours de l’année scolaire 2010-2011, une expérimentation visant à mesurer l’effet sur la qualité du travail des professeurs d’incitations monétaires reposant sur l’aversion aux pertes.

Améliorer la performance des professeurs

Si les études actuellement disponibles concernant l’efficacité des systèmes de prime à la performance visant à améliorer la «productivité» des enseignants ont démontré leur efficacité dans les pays en développement, il ne semble pas en aller de même dans un pays comme les Etats-Unis, où les résultats des dispositifs d’incitation mis en place n’apparaissent, pour l’heure, pas significatifs.

Il en va cependant différemment lorsque ceux-ci reposent sur l’aversion aux pertes, estiment nos quatre économistes, qui pensent en apporter la preuve par la mise en place de l’expérimentation suivante. Au début de l’année scolaire, deux groupes de professeurs furent constitués par tirage au sort. Tandis que les premiers se voyaient octroyer une prime à la performance «traditionnelle»[1], c’est-à-dire versée en fin d’année à condition que les résultats scolaires de leurs élèves (mesurées par des tests) atteignent un objectif déterminé, les seconds recevaient, dès le début de l’année scolaire, une prime d’un montant strictement équivalent mais susceptible de leur être retirée en fin d’année si les mêmes objectifs n’étaient pas atteints par leurs élèves [2].

Les résultats de l’expérimentation apparaissent cohérents avec les enseignements de l’économie comportementale: les performances des élèves des professeurs du second groupe ont connu une nette amélioration tandis que les performances des élèves des professeurs du premier groupe n’ont pas significativement évolué. L’aversion aux pertes a, autrement dit, puissamment joué son rôle.

En effet, l’amélioration enregistrée de la qualité ou de la productivité du travail des enseignants «est supérieure à un écart-type», nous disent nos économistes, ce qui à en croire certaines études économiques, aurait un effet comparable sur les résultats des élèves à une réduction d’un tiers de la taille des classes et se traduirait ultérieurement par une augmentation significative des chances de faire des études supérieures, une progression des revenus plus dynamique que la moyenne et une réduction du risque d’avoir des enfants au cours de l’adolescence. Rien de moins.

Un dispositif difficile à généraliser

Evidemment, le coût d’une telle mesure, si elle était généralisée, n’aurait rien de négligeable puisqu’elle se traduirait par une progression de 8% de la rémunération des enseignants [3]... Autant dire une folie en période de consolidation budgétaire.

D’autant que la dépense serait considérée, ou du moins perçue, comme une dépense de fonctionnement («toujours excessive, toujours inconsidérée», dirait un dictionnaire des idées reçues de la politique économique) et non d’investissement («nécessairement une dépense d’avenir», penseraient Bouvard et Pécuchet), suivant une logique qui veut que la construction d’un rond-point, fût-il inutile, prépare mieux «l’avenir de nos enfants» que le salaire d’un chercheur, fût-il récipiendaire d’un Prix Nobel.

Mais à vrai dire, les difficultés de financement d’un tel dispositif ne seraient pas le seul obstacle à sa mise en œuvre, en particulier en France.

La forme, pour le moins inhabituelle, de ce type d’incitation –qui consiste à offrir en début d’année une prime susceptible d’être retirée dix mois plus tard...– risque fort de ne pas être tout à fait du goût des syndicats d’enseignants.

Plus fondamentalement, et bien que l’étude ait également démontré l’efficacité d’une incitation collective des professeurs [4], on ne manquerait pas de souligner qu’un tel dispositif serait de nature à introduire entre enseignants une concurrence nécessairement malsaine, inévitablement préjudiciable à la transmission des savoirs et naturellement contraire à l’esprit de l’école de la République. Ce serait, en quelque sorte, faire entrer le loup du libéralisme dans la bergerie de l’Education nationale. Autant dire une profanation du Saint des Saints.

Baptiste Marsollat


[1] La prime devait être de 4.000 dollars en fin d’année, soit 8% du salaire annuel moyen des professeurs de la commune, mais pouvait dépasser ce niveau (dans la limite de 8.000 dollars) si l’amélioration des performances des élèves était supérieure à l’objectif fixé –ou naturellement lui être inférieure dans le cas contraire. Retourner à l'article

[2] La prime versée en début d’année était également de 4.000 dollars. Les professeurs devaient signer un contrat par lequel ils s’engageaient, si l’objectif fixé n’était pas atteint à la fin de l’année scolaire, à restituer la différence entre les 4.000 dollars et le montant de la récompense correspondant à l’éventuelle amélioration des résultats de leurs élèves. A l’inverse, le dépassement des objectifs fixés devait naturellement se traduire par une majoration de la prime. Retourner à l'article

[3] Sous forme de primes sans doute et non de hausse de salaires mais tout de même... Retourner à l'article

[4] L’étude a en effet également cherché à mesurer l’éventuelle amélioration des performances des professeurs dans le cadre d’incitations collectives: associés par groupes de deux professeurs (enseignant la même discipline à des classes de même niveau), ceux-ci recevaient une récompense globale en fonction de l’amélioration moyenne des résultats de leurs classes. Ce type d’incitation collective se révèle, nous indiquent nos économistes, aussi efficace que l’incitation individuelle, dès lors que son mécanisme repose sur l’aversion aux pertes et non une prime traditionnelle à la performance. Retourner à l'article

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