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Allô Nemo, bobo

Les défenseurs des animaux pointent un doigt accusateur sur les pêcheurs.

Temps de lecture: 6 minutes

C'est reparti pour un tour: encore une étude qui vient démontrer que les poissons souffrent. Un professeur de l'université américaine de Purdue (dans l'Indiana) et son assistant norvégien ont attaché des petites résistances sur des poissons rouges. Puis ils ont injecté à la moitié des poissons de la morphine, et à l'autre moitié, une solution saline, avant de faire chauffer les résistances. À la fin de l'expérience, les poissons qui n'avaient pas reçu d'anti-douleur «montraient un comportement défensif, signe de méfiance, de peur ou d'anxiété.» Ils s'étaient en outre constitué une belle croûte dorée. Ces résultats semblent confirmer une étude de 2003 menée par des chercheurs de l'université d'Édimbourg, au cours de laquelle des truites avaient reçu du venin d'abeille dans les lèvres. Passablement contrariées, les truites ainsi piquées s'étaient frotté la bouche contre le gravier de leur aquarium.

À chaque nouvelle étude sur la douleur des poissons, les amis des animaux tournent un œil accusateur vers moi et mes compagnons de pêche. Si les poissons souffrent, la pêche à la ligne est forcément un sport cruel, au même titre que la chasse au cerf, les combats d'ours et de chien et la dégustation d'escargots. Pourquoi ne pas enfin laisser les poissons en paix ?

Les réactions à cette étude ont été à la fois typiques et amusantes, notamment au Royaume-Uni, où l'actualité animalière semble être prise très à cœur. Les commentaires se sont ainsi déchaînés sur un article du Daily Mail. On avait d'un côté ce type de remarque : «Chaque fois que je vois un pêcheur, je prie pour que l'hameçon se fiche dans son corps, et que cela le fasse méditer sur le 'sport' barbare qu'il pratique.» De l'autre, on pouvait lire ceci : «Je suis un pêcheur de truites et je peux vous certifier que les truites que j'attrape ne ressentent aucune douleur une fois que je les ai assommées avec un gourdin.» Les pro-pêche ont pris le parti de l'humour en se demandant si les carottes souffraient quand elles étaient pelées ; ils se sont aussi montrés curieusement agressifs envers les lentilles et leurs amateurs.

«C'est sympa de me tuer, merci beaucoup»

Bref, les pêcheurs sont sur la défensive. Ils ont vu l'image des chasseurs passer du paisible retraité en planque dans les roseaux à celle du maniaque de la gâchette sournois adepte du véhicule tout-terrain. Aujourd'hui, abattre un cerf n'est pas loin d'être considéré comme un crime. Les pêcheurs savent que la PETA [People for Ethical Treatments of Animals] les tient dans sa ligne de mire. Cette association pour un traitement éthique des animaux est à l'origine de la campagne «Fishing Hurts» [«la pêche fait mal»], qui comprend des articles prouvant que «les poissons sont plus intelligents qu'il n'y paraissent», ainsi qu'une vidéo de feu Linda McCartney. «Vous avez déjà vu un poisson lutter pour respirer quand on le sort de l'eau ?» demande-t-elle. «Ils nous disent : 'C'est sympa de me tuer, merci beaucoup !'.» La stratégie de l'association est presque touchante à force d'être caricaturale. À l'attention des enfants, la PETA a même rebaptisé les poissons des «chatons de mer». Vous pouvez créer votre chaton marin ici8. J'ai appelé le mien «Blair.»

Pendant mon temps libre, j'aime attraper des «chatons d'eau douce». La maison où j'ai grandi, en Pennsylvanie, possède un terrain où coule une rivière calcaire et, adolescent, j'y passais mes soirées à pêcher à la mouche sèche. (Je pêche encore dès que j'en ai l'occasion.) Nous étions alors au début des années 1990, quand la doctrine du «capturer-relâcher» commençait à s'imposer. (Cette pratique est en réalité encouragée depuis les années 1950 par l'ONG écologiste Trout Unlimited ; cependant, de nombreux pêcheurs américains continuent de la trouver ridicule. Quand je me suis mis à la pêche, la plupart des pêcheurs que je croisais sur les rivières attrapaient leur quota quotidien de truites et les mangeaient.) Pour relâcher un poisson correctement, il faut se mouiller les mains avant de le saisir (afin de ne pas lui ôter son mucus protecteur), décrocher doucement l'hameçon sans ardillon de sa bouche, puis le déplacer lentement d'avant en arrière pour qu'il reprenne ses esprits (bien que les gaillards se carapatent généralement dès qu'ils le peuvent). Comme de nombreux pêcheurs, il m'est arrivé de capturer le même poisson deux, voire trois fois. Ce n'était pas de l'acharnement cruel; c'était plutôt une sorte de combat.

La recherche tend à confirmer l'intuition des pêcheurs : le «capturer-relâcher», ça marche. Si l'hameçon n'est pas trop enfoncé, si les poissons ne s'épuisent pas au bout de la ligne, s'ils ne sont pas retenus trop longtemps hors de l'eau et s'ils ne prennent pas de coup sur la tête, ils ont de fortes chances de vivre pour mener de nouveaux combats. Quant à savoir s'ils souffrent... Je reconnais qu'ils n'ont pas l'air très content quand ils se débattent dans l'eau, et certains émettent même un coassement désagréable quand on leur décroche l'hameçon. Oui, à les voir lutter pour respirer, on se fait parfois l'effet d'être une buse.

L'étude d'Édimbourg a établi que les truites possèdent des nocicepteurs polymodaux sur la tête, ce qui implique que leur système nerveux peut détecter les stimuli douloureux. Cependant, selon certaines définitions de la douleur, la détection du stimulus n'est pas suffisante : l'animal doit être capable de comprendre qu'il souffre pour réellement ressentir la souffrance. Quand sa bouche se prend dans un hameçon, une truite se contorsionne désespérément, elle ne suit pas la direction que la ligne lui impose. Cela ne veut pas dire que la malheureuse se dit : «Mince, c'est quoi ce bourbier ? Aïe ! la poisse.»  Sa tentative de fuite éperdue s'apparente davantage à une réaction réflexe, similaire à notre bon vieux réflexe rotulien face au marteau du docteur.

Les pêcheurs aiment s'en remettre aux travaux de James Rose. Ce professeur de zoologie et de physiologie à l'université du Wyoming est l'auteur d'un article rédigé en 2002, qui infirme l'idée selon laquelle injecter du venin d'abeille chez des poissons puis observer leur réaction pourrait mener à une quelconque conclusion valable sur leur souffrance. Selon le professeur, les poissons ne disposent pas des capacités neurologiques qui leur permettraient de ressentir «la part psychologique» de la douleur. Ils réagissent à la douleur, mais ils ne la reconnaissent pas mentalement quand elle leur est infligée. C'est l'observateur humain qui attribue cette reconnaissance de la douleur aux poissons, qui les voit gisant au sol et ahanant : «C'est sympa de me tuer !»  Les protecteurs des animaux répliquent qu'il se peut que les poissons ressentent la douleur d'une façon qu'on ne peut pas comprendre : qui sommes-nous pour prétendre qu'ils ne sont pas doués de conscience ? Et ainsi de suite.

«Questionnements sur le homard»

Déterminer si les animaux souffrent, et si les humains ont le droit de leur infliger des souffrances, relève du débat philosophique. Pour y prendre part, nous pourrions tous lire La Libération animale, de Peter Singer [Ed. Grasset], et en reparler dans une semaine, mais il existe un raccourci remarquablement pratique. En 2003, à l'occasion du Festival du homard du Maine, feu l'écrivain David Foster Wallace s'était demandé si les homards plongés dans l'eau bouillante connaissaient les affres de la souffrance. L'article entier, «Consider the Lobster» [«Questionnements sur le homard»] vaut largement le détour, mais voici un extrait de note de bas de page qui pourra déjà nous éclairer :

[En matière de douleur animale], les arguments tant scientifiques que philosophiques, dans un camp comme dans l'autre, sont orientés, abscons, techniques, le plus souvent envisagés par le seul bout de la lorgnette idéologique et, au final, si nullement concluants que, dans la pratique, en cuisine ou au restaurant, on en revient toujours à sa conscience personnelle, à juger avec ses tripes (sans faire de mauvais jeu de mots).

Mes tripes me suggèrent-elles que je fais mal aux poissons ? Non. Quand je remonte une truite au bout de ma ligne, je lui fais certainement subir un stress important et perdre une énergie précieuse, mais je ne provoque pas une terrible agonie.

Je ne pense pas pour autant que les poissons ne méritent aucun égard. À l'époque, quand je capturais un poisson «parasite»  (c'est-à-dire une carpe) dans ma rivière, je le balançais au loin de toutes mes forces. (Car les carpes s'octroient un espace qui pourrait servir aux truites.) Aujourd'hui, je ne le ferais plus. Je ne sais pas vraiment pourquoi ; j'ai juste la vague impression qu'on ne doit pas traiter les poissons n'importe comment, de même qu'on ne doit pas accélérer en voiture pour écraser les lapins. On peut admirer les pêcheurs (et les pêcheuses) qui font de nombreuses prises, mais rester froid devant leur jargon de «lèvres déchirées» et de «remontées rondement menées». Je me souviens d'un vieux pêcheur qui refusait d'utiliser des lunettes polarisées (qui ont l'avantage de diminuer l'effet des reflets sur l'eau), car «il [n'était] pas un tueur.»

Cela étant, peut-être devrais-je tuer des poissons plus souvent. L'un des effets pernicieux du «capturer-relâcher» est qu'il fait passer la pêche pour une activité propre et inoffensive, un peu comme du tir à la cible sur l'eau. Il transforme aussi la pêche en jeu de Keno, où le numéro gagnant serait le nombre de prises du jour. Un pêcheur trop enthousiaste peut faire des ravages. Et certains des poissons relâchés ne survivent pas. Un jour, dans la baie de Floride, j'ai attrapé un beau bar. Je l'ai rejeté à l'eau, puis je l'ai regardé s'éloigner... et se faire mordre par un dauphin. Si je me souciais vraiment du sort des poissons, je ferais mieux de les occire sur une pierre après les avoir capturés, pour les ramener chez moi et les déguster. Avec des lentilles.

Michael Agger.

Cet article, traduit par Chloé Leleu, a été publié sur Slate.com le 29/05/2009

Article traduit par Chloé Leleu

crédit:Flickr, Jeff Kubina
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