France

François Bayrou: la théorie du complot permanent

Les propos récents qui font polémique ne sont pas des dérapages.

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Annoncé en baisse dans les sondages, François Bayrou relance le thème du complot. Cette idée habituellement utilisée par les extrêmes peut surprendre de la part d'un centriste, mais elle lui a bien réussi dans le passé. Elle permet de saisir au plus juste son étonnant positionnement politique, qui fait le grand écart entre une posture populiste et un discours plus articulé sur l'équilibre des pouvoirs.

Mercredi 4 juin, intervenant sur France Inter à trois jours des élections européennes, François Bayrou fustigeait les sondages qui signalent en cette fin de campagne un repli du Mouvement démocrate. «Il y a une manipulation de la vie politique par les sondages», expliquait-il, réagissant à une enquête selon laquelle la liste Europe Écologie menée par Daniel Cohn-Bendit ravirait la troisième place au MoDem. Si le scrutin montre «que cette affaire était une vaste entreprise pour essayer de créer un courant, ou en tout cas des mouvements d'opinion qui n'existent pas en réalité (...) je dirai tout ce que je sais des sondages et des manipulations. Et je dirai qui et je dirai comment», a-t-il ajouté. « S'il y a au pouvoir, ou proche du pouvoir, des gens qui sont les grands organisateurs de tout cela, alors il va falloir que l'on regarde de près et que la démocratie se défende.»

Le thème de la démocratie en danger a été au cœur de sa campagne pour les Européennes, avec notamment la parution de son livre Abus de pouvoir, une attaque en règle contre le régime et plus précisément la personnalité politique de Nicolas Sarkozy, accusé de collusion avec les grands patrons et de confiscation du pouvoir.

Ce positionnement n'est pas nouveau. On peut repérer chez Bayrou, depuis plusieurs années déjà, une évolution qui le voit élargir ses références démocrates-chrétiennes et s'aventurer vers les thèmes d'Alain et la culture radical-socialiste, où le thème de l'abus de pouvoir est central. Il rejoint aussi, ce faisant, la stratégie de François Mitterrand qui en 1964 s'attaquait frontalement au régime avec Le Coup d'Etat permanent, entrant ainsi dans le rôle de l'opposant principal. On voit ici se révéler la stratégie présidentielle de François Bayrou, qui consiste à construire une figure d'opposant absolu et à desserrer ses références pour accueillir d'autres imaginaires politiques, réunis dans une figure idéalisée de la démocratie dont le président du MoDem se fait le gardien sourcilleux.

Abus de pouvoir renoue ainsi avec la fibre républicaine et les accents tribuniciens déjà présents dans Au nom du Tiers Etat, un ouvrage paru en 2006. «Nous vivons, écrivait-il alors, dans une république qui a la forme de la démocratie, mais où le pouvoir est en réalité confisqué. Ceux qui le détiennent disposent, grâce à nos institutions d'Ancien Régime, du monopole sans contrôle sur les puissants instruments de l'État, et, grâce à leur intimité avec les puissances économiques et médiatiques, de moyens considérables pour verrouiller la vie publique.»

Cette mise en cause des élites est d'ordinaire l'apanage des extrêmes et elle peut surprendre de la part d'un centriste. Elle s'articule chez lui avec la dénonciation d'un certain parisianisme, d'une mainmise sur les postes et les prébendes qui ferait la part belle aux clans et oublierait, voire mépriserait le pays profond. Il y a là une position qu'on pourrait dire girondine, et qui n'a rien d'inhabituel dans la culture centriste. Mais François Bayrou va très loin dans la dénonciation des élites centralisatrices.

Dans «Au nom du Tiers Etat», déjà, la figure du «monopole» préludait à une attaque très virulente sur la «décomposition» de la vie publique: «Sous cette Ve République épuisée, chaque fois qu'un problème doit être résolu, on découvre que les cartes ne sont pas sur la table. Les vraies cartes sont sous la table: un réseau opaque d'intérêts, partisans, claniques, économiques, médiatiques, commande les décisions qui sont prises, impose son influence à l'action de l'État. Cette décomposition des principes de la démocratie fait une victime directe : le peuple français.» Cette situation délétère conduisait alors naturellement au thème du déclin: méprisé par les élites, le peuple français est «tenu à l'écart de l'essentiel de ce qui le concerne, rendu incapable d'assumer les choix de son destin, et au bout du compte entraîné au déclin par ceux-là mêmes dont la mission et le devoir consistent à le défendre.»

La présence ici d'un thème démocrate-chrétien comme la responsabilité, tout comme l'appel à revivifier la démocratie, ne doit pas masquer celle d'un vocabulaire et de thèmes qui appartiennent en général au discours de l'extrême droite: déclin, putréfaction, corruption, collusion.

Ce thème s'est définitivement imposé chez Bayrou en 2006, en plusieurs étapes. Dénonçant l'arrivée de Jean-Louis Debré au Conseil constitutionnel, il déclarait le 7 janvier: «Je suis contre les nominations, cette perpétuelle intimité qui existe entre l'exécutif et les corps de contrôle» (Grand rendez-vous Europe 1 / TV5 Monde / Le Parisien / Aujourd'hui en France ). La position est bien sûr parfaitement défendable, mais il faut prêter attention à sa formulation: on notera la connotation corporelle du terme d' «intimité», caractéristique des grands pamphlétaires d'extrême droite qui mettent en scène un monde réel charnel, voire animal, pour lui opposer un imaginaire de la pureté.

Tout au long de l'année 2006, la mise en scène de la colère, du dégoût et de la pureté offusquée accompagne et formule une prise de distance progressive avec la droite gouvernementale, qui trouve son couronnement lorsque François Bayrou vote la censure au gouvernement sur l'affaire Clearstream. «Il faut changer les mœurs au sein de l'État», précise-t-il à La Réunion le 28 décembre 2006. L'enjeu est de marquer sa différence et de se dédouaner du bilan d'une majorité, mais aussi et plus simplement de se refaire une virginité politique à l'heure où il amorce son virage à gauche.

L'insistance sur la pureté et l'affirmation d'une haute exigence morale signalent habituellement, à l'extrême gauche comme à l'extrême droite, une position extérieure au système. C'est précisément celle qu'a commencé à cultiver François Bayrou fin 2006, quand il a commencé à se présenter comme la victime d'une omerta des médias. Dans les attaques répétées contre la presse et en particulier TF1, François Bayrou rappelait une technique utilisée avec succès par le président du Front national dans les années 1980. «Le Pen dit la vérité, on le bâillonne», disaient alors ses affiches. Un discours prononcé à Brest le 9 janvier 2007 voit Bayrou s'ériger en porte-parole de tous ceux qu'on chercherait à tromper ou à faire taire : «J'ai un message pour ces grandes puissances médiatiques: vous n'êtes pas les patrons de la France (...). Nous, Français, sommes un peuple de citoyens, nous ne céderons pas à votre matraquage.» Certes, l'envolée dénonciatrice conduit en dernier ressort à réaffirmer une position républicaine, avec la référence aux «citoyens». Mais s'il revient sagement, in fine, à sa position initiale au centre de l'espace républicain, le rhéteur ne s'en aventure pas moins très loin dans les marges incertaines de la dénonciation.

Des thèmes et des motifs populistes marquent ainsi la façon dont il se projette dans l'espace médiatique: hors système, virginal, virulent, porte-parole enfiévré des petits contre les grands, François Bayrou souvent va très loin dans l'expression d'une indignation «excentrique». Les propos tenus le 4 juin 2009 s'inscrivent dans cette continuité et marquent, avec les menaces et l'accusation de manipulation, une gradation sensible pour les observateurs qui le suivent depuis longtemps. Les mêmes ont sans doute noté qu'on ne l'avait guère entendu parler d'Europe pendant cette campagne - même si Marielle de Sarnez s'en est largement chargé. On peut se demander s'il ne s'est pas aventuré trop loin, cette fois-ci, dans les eaux dangereuses du populisme. Jusqu'ici, il a toujours su en revenir. Mais ses électeurs le suivront-ils dans ses allers-et-retours?

Richard Robert

Photo: François Bayrou  Reuters

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