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Ma croisière Costa: les jours sans faim

Le secret d'une bonne croisière? Des voyageurs qui ont la bouche pleine.

Le petit déjeuner à bord du Costa Voyager / Loïc H. Réchi
Le petit déjeuner à bord du Costa Voyager / Loïc H. Réchi

Temps de lecture: 10 minutes

Très rapidement, les premières heures à bord du Costa Voyager, où chaque recoin paraît pouvoir abriter une quelconque possibilité de se divertir, laissent place à la routine. Avec seulement trois ponts dédiés aux activités dites sociales, les quatre autres étant occupés par les cabines des passagers, de l'équipage et les machines, on finit par inévitablement tourner en rond. 

Costa et tous les autres voyagistes ont imaginé une parade pour que les gens ne la ramènent pas trop ou ne s'ennuient pas: les faire bouffer en permanence. Pas idiot. Quand les bouches servent à mastiquer, elles sont dans l'impossibilité de servir à autre chose, comme se plaindre. Avec l'état de somnolence post-digestion qui s'ensuit, l’organisation s’achète une plage supplémentaire de tranquillité. Qui aurait franchement de quoi indigner bien des militants d'action contre la faim. 

Lors d'un des rares moments où Anaïs ne tentait pas de vendre un truc au cours de la réunion d'information longuement évoquée précédemment, la blondinette lâcha incidemment «qu'une croisière de sept jours, c'est trois kilos minimum de pris», provoquant un brouhaha de stupeur dans la salle alors que si les gens prennent trois kilos en moyenne, c'est parce qu'ils ne peuvent s'empêcher de s'empiffrer dès lors qu'on leur fout de la bouffe gratos sous le bout du nez. Une réalité qui vaut pour les Français, Italiens et Espagnols qui constituaient le gros des troupes à bord. 

Et effectivement, de 7 heures du matin jusqu'à minuit, le passager du Costa Voyager peut déambuler d'un point à l'autre du bateau avec l'assurance de trouver un endroit où se restaurer. Jusqu'à 10h du matin, le petit-déjeuner compte trois possibilités de consommation: la version paresseuse en cabine, la version un peu guindée dans le restaurant Selene sur le pont 5 et le buffet libre-service sur le pont 6 Apollon. 

Drame absolu, au cours de l'heure et demie suivante, le glouton expérimente alors l’unique vacuum alimentaire de sa journée, une réalité à la limite de la faute professionnelle dans ce contexte que la compagnie tente tant bien que mal de dissimuler en organisant diverses activités du côté du bar de la piscine du pont 7 Apollo, généralement des quiz de culture générale, tournois de fléchette ou de babyfoot et un jour sur deux, un bingo endiablé au cours desquels des petits vieux de toutes les pays du monde semblent jouer leur vie à chaque fois que la croupière officielle du bateau –un mauvais sosie de Emilia Clarke– annonce un numéro. 

A partir de 11h30, la vie normale reprend son cours avec la possibilité là encore de choisir entre restaurant et buffet libre. Crudités en pagaille, pâtisseries dans tous les sens, trois ou quatre choix de viandes en sauces, pâtes et autres légumes plus un petit «corner» avec une spécialité en rapport avec l'escale du jour. Après une courte interruption, à partir de 16h, le buffet libre du sixième pont reprend du service pour une heure avec «le thé», et la possibilité de déguster encore des pâtisseries mais aussi des minis casse-dalles dégoulinant de fromage, jambon et mayonnaise.

Quand le buffet du thé cesse le service, à 17h, le bar à pizzas du pont 7 Helios prend le relais pour les deux heures suivantes.

Voilà qui pourrait paraître ridicule (pourquoi pas un bar à kebab?). C'est loin de l'être. L'heure de la pizza correspond au moment où le bateau s'emplit d'une tension indicible, un point fixe de la journée où le temps et l'espace se compriment et révèlent la vraie nature des passagers. Une procession à faire passer les zombies de The Walking Dead pour un troupeau d'agneaux se dessine sous forme d’une queue qui ne faiblira absolument jamais pendant deux heures. 

Et derrière le bar, un petit Balinais d'une trentaine d'années devient le centre de toutes les attentions. Sans la moindre seconde d'interruption, il passera deux heures à répéter le même enchaînement consistant à sortir une pizza du four et la couper avec sa roulette affûtée, se retourner, prendre une boule de pâte, l'humecter de farine, la pétrir et l'aplatir, y déverser une louche de tomate, une poignée de fromage, l'enfourner, sortir celle qui cuisait pendant ce temps-là, la couper avec sa roulette affûtée, se retourner, prendre une boule de pâte et ainsi de suite. 

A raison d'un délai de deux à trois minutes entre chaque pizza coupée en huit parts, en sachant qu'un Italien en prendra au minimum quatre – je dis bien, au minimum – et qu'un Français ou un Espagnol se contenteront de seulement deux à trois parts. Ceux-ci ont souvent patienté pour leur compagne qui les regarde faire la queue et s'agite sur une chaise cinq mètres plus loin, en faisant très distinctement le signe trois de la main en même temps que sa bouche se tord probablement de peur de ne pas avoir assez à manger –mais t'inquiète pas, tu vas les prendre tes trois kilos syndicaux– ce qui fait qu’au bout du compte, il faut attendre souvent longtemps, très longtemps, avant de les avoir enfin ces putains de bouts de pizza. 

Et quand le petit Indonésien également préposé à la boulangerie du bateau prend sa tête de «désolé, plus de pizza», il est, si vous avez bien suivi, 19h. Et il y a quoi à 19h? Eh bien c'est l'heure du premier service du dîner. 

Le dîner mérite vraiment qu'on s'y attarde. Selon un choix émis en amont au moment de la réservation du séjour, on se retrouve assigné à l'un des deux services –celui de 19h ou de 21h30–, à une table numérotée dont on ne peut théoriquement pas se départir. Selon une option également formulée avant même de poser pied à bord, on partage sa table ou non avec une brochette d'inconnus. On compose avec un serveur ou une serveuse qui maîtrise normalement les basiques linguistiques des convives. Et qui prendra les commandes et apportera plats et vins jusqu'à la fin du séjour à bord du Costa Voyager.

Tout est censé marcher comme sur des roulettes, sauf que souvent, on se retrouve avec un service qu'on n'a pas demandé ou à une table dont le serveur ou la serveuse ne parle pas notre langue. Ainsi, on s'est retrouvés avec Paola Ruiz pour nous servir, une Péruvienne qui ne parlait absolument pas le moindre mot de français et qui a été saisi d'un effroi manifeste en prenant la mesure de la situation. Alors que ma maîtrise de la langue de Pablo Neruda aurait dû rassurer un peu ce petit bout de femme. 

Le second soir, les choses rentrèrent dans l'ordre, ce qui nous valut d'hériter d'une nouvelle table ainsi que d'une nouvelle serveuse. Karren Maramion, une jeune serveuse philippine lumineuse, intelligente et d'une gentillesse non feinte, fit notre bonheur chaque soir. Dotée de quelques rudiments de politesse en français, espagnol et italien et surtout munie d'un anglais à la solidité inébranlable, Karren s'imposa soir après soir comme la personne la plus délicieuse et professionnelle de ce bateau, le genre de personne qui sait au bout de deux jours que vous prendrez un verre de rouge ou que votre voisin choisira invariablement le sorbet au dessert sans pour autant vous donner l'impression d'être un vieux con conservateur. 

 

Cette grande et élégante brune d'une trentaine d'années qui a pris le parti de laisser son fils de 8 ans grandir sans elle à raison de huit à dix mois d'absences par an s'est toujours montrée impeccable et souriante alors que les conditions de travail imposées par Costa justifie largement la mine triste, déconfite, à la limite permanente de la rupture en fait, qu'affiche la majorité des serveurs à bord. 

Et selon un autre choix émis en amont –à savoir partager notre table, la 87, avec d'autres gens ayant formulé la même requête–, nous avons hérité d'une famille bretonne: le père, la mère et leurs deux jeunes garçons.

Que dire de plus à ce stade? Eh bien qu'à ce stade, c'est généralement le moment où il faut briser la glace justement.

Se retrouver à table avec des inconnus en sachant que l'opération va se répéter chaque soir débouche généralement sur des débuts toujours un peu timides, puis des banalités –en même temps, on ne va pas agresser les gens dès les cinq premières minutes avec ce qu'ils font dans la vie ou le nombre d'années de mariage...– et enfin des croisières qu'on a faites.

Le point de non-retour

Parler des expériences passées est plus qu'un passage obligé à bord, c'est un point de repère permanent. «La bouffe était mieux sur la précédente croisière», «Les chambres sont vraiment bien sur ce bateau» ou «Tu te souviens le petit serveur là qu'on avait. Il était très professionnel» voire, dramatique, «On a souvent dit que Costa c'était le top, mais finalement, sur MSC les gens sont bien plus élégants» sont des conversations aussi banales que la météo. 

Dieu merci, les Bretons avaient eux aussi déjà voyagé sur des bateaux, ce qui permit de trouver un terrain d'entente sur des questions aussi cruciales que l'avantage comparatif de voyager sur un petit bateau plutôt qu'un gros, le bonheur d'avoir une cabine avec hublot plutôt que sans.

Une fois le mécanisme des voisins de table enclenché, le retour en arrière est impossible. Le paquebot restant un lieu extrêmement confiné, on se retrouve par la force des choses à les recroiser en permanence. Il faut alors composer. Cela revient à discuter météo, de l'étape maritime du jour, du «Vous avez vu quoi?» ou «Ah vous avez fait l'excursion? Alors c'était bien?» quand bien même vous n'en avez rien à secouer, mais il ne faut jamais perdre de vue que vous allez partager une heure et demie de votre temps quotidien avec vos co-tablés. Qui ont eu le bonheur de participer à une croisière bord du Costa Concordia, «un bien beau bateau quand même». 

Le repas –à l'image de tout ce qui touche à la bouffe dans cette histoire– était lui composé d'une longue succession de plats plus ou moins copieux, entrée, potage, pâtes, plat de résistance, salade, fromage, dessert avec en moyenne quatre possibilités de choix pour chacun d'entre eux [1].

Pour être complet sur cette histoire de dîner, il convient d'ajouter enfin que le vendredi soir est habituellement dévolu au dîner de gala du capitaine. La bouffe n'est pas vraiment plus exceptionnelle que les autres soirs, mais les passagers ont l'honneur de dîner dans la même pièce qu'Andrea Bardi, le capitaine italien du Costa Voyager, ainsi que d'une petite armée d'officiers qui partagent sa table de seul maître à bord. 

Ça ne vous rappelle rien? Entre le fromage et le dessert, les convives sont plongés dans le noir avant que la musique de… La croisière s'amuse –je ne déconne pas– explose littéralement les oreilles de tout le monde dans la salle.

S'ensuit alors un moment difficile à décrire, à la croisée d'une fin de dîner de mariage et du Plus grand cabaret du monde de Patrick Sébastien, durant lequel tout le monde se met à faire tourner les serviettes, pendant que les chefs de cuisine, sommeliers, maîtres d'hôtel et plein d'autres membres d'équipage défilent à travers tout le restaurant en agitant la main, tout sourire, avant que la procession ne se termine par le tour du capitaine et le service d'un énorme vacherin meringué enflammé à chaque table, dans une ambiance où chacun semble proche de l'apoplexie. «Love, exciting and new. Come Aboard. We're expecting you...» 

Qualitativement, sans être infâme non plus, la nourriture ressemble plus à ce que l'on vous sert dans une cantoche de bonne qualité que dans un restaurant de moyenne gamme. La faute à l'utilisation d'un paquet de denrées surgelées —mais signalées par un astérisque— et la quête de bénéfices, obligeant les cuistots du groupe Costa à manœuvrer avec plus de minutie sur les dépenses alimentaires que leurs capitaines quand ils longent les côtes avec leurs tanks flottants. 

Du coup, en plus des surgelés et de la viande de basse qualité, les mets sont souvent récupérés d'un repas à l'autre et il n'est pas rare de retrouver les petits légumes du midi en accompagnement de la viande du soir.

Résultat, une partie de la graille finit forcément à la poubelle. Enfin, à la mer pour être tout à fait exact, si le docteur ne s'est pas foutu de ma gueule.

Le docteur? Un après-midi, alors que j'avais réussi à m'extirper de l'interminable queue du bar pizza et que j'en dégustais tranquillement deux tranches, je vis passer un officier (aisément reconnaissable à son pantalon blanc, ses pompes impeccables et sa chemise, blanche elle aussi, décorée de deux épaulettes bleue).

Et où finit la merde?

Sans savoir à qui j'avais vraiment affaire mais persuadé, compte tenu de son équipement, que cette personne serait forcément à même de répondre à la question que tout le monde finit par se poser à un moment ou l'autre, j'interpellais ce grand et fin gaillard aux lunettes rectangulaires à la monture bleue transparente. Le badge de plastique accroché à sa chemise m'indiqua alors qu'il était le médecin en chef du Costa Voyager

Histoire de ne pas passer pour un freak total, je formulais ma question en anglais avec autant de délicatesse que possible. «Excusez-moi, j'aurais une question un peu bizarre à vous poser, mais où est-ce que finit la merde exactement?», shit étant le seul terme qui me vint à l’esprit à cet instant pour lui demander la politique de la compagnie en matière de gestion des eaux usées. 

Voilà qui peut paraître tordu, mais il faut bien évacuer d'une façon ou d'une autre toute la bouffe avec laquelle on nous gave à bord, et je peux vous assurer que chaque passager est amené à cumuler un certain temps aux WC pendant ces sept jours.

Essayant de rattraper un peu mon absence totale de tact, je complétais ma requête en lui suggérant également de me détailler le traitement global des déchets à bord, bien qu'une espèce de silence qui me paraît assez long rétrospectivement s'intercala entre la première et la seconde partie de la question. 

Dans un premier temps, il m'expliqua qu'un tri sélectif avait cours à bord pour les matières plastiques, le papier et le verre et qu'une partie des restes de nourriture était donc balancée dès lors qu'on s'éloignait de plus d'un certain nombre de miles des côtes, selon les règles internationales en vigueur, sans s'étendre par contre sur les changements environnementaux que l’introduction du porc sauce aigre-douce ou de la paella produit dans l'écosystème de la mer Méditerranée. 

Puis dans un second temps, sans se départir à aucun moment de sa classe –due à l'uniforme et au vingt-deuxième gène que possèdent certains Italiens– il m'expliqua que «tout ça» était stocké dans des conteneurs appropriés, purgés dans les ports visités tous les quatre ou cinq jours.

Il me salua alors cordialement puis se déroba en se dirigeant vers la porte la plus proche. Le circuit de la nourriture n'avait donc plus aucun secret pour moi, un savoir que je ne me privais jamais de partager dès que l'occasion se présentait.

(à suivre)

Loïc H Rechi (texte et photos) 

(1) J'aurais pu détailler la consistance des petits toasts qui sont servis du côté du casino dès la demi-heure suivant la fin du repas, voire décrire le buffet de brochettes de fruits qu'on trouve chaque soir à minuit du côté du pont 7 Helios, mais on encourrait le risque d'être victime d'une indigestion textuelle. Retourner à l'article

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