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Les bateaux sont-ils toujours chez eux à Venise?

Depuis le naufrage du Costa Concordia, la Sérénissime s'interroge sur la meilleure façon de réguler le trafic maritime en son sein.

Jean-David Moreau.
Jean-David Moreau.

Temps de lecture: 5 minutes

Paquebots, ferries, yachts de croisière vont-ils continuer à traverser le bacino (bassin) de Saint-Marc, en face de la basilique et du Palais des Doges, au risque de se renverser comme ce fut le cas pour le Costa Concordia, au début de l’année 2012, sur les côtes de Toscane ? Ce débat occupe les conversations des Vénitiens et des édiles locaux, en conflit sur les décisions à prendre.

Le danger est une réalité évidente, constatable tous les jours: ces monstres flottants de plus de 100.000 tonnes, hauts comme des immeubles, traversent les eaux vénitiennes trois à cinq fois quotidiennement et détériorent des fonds marins déjà affectés par l’acqua alta, ces marées ponctuelles qui envahissent la place Saint-Marc et les quartiers (sestiers) du centre plusieurs fois par an –jusqu’à quarante fois certains hivers.

Venise se bat depuis des siècles contre les eaux vertes qui ont fait sa gloire, mais l’augmentation constante des paquebots de ligne transportant jusqu’à 5.000 passagers ne cesse d’alarmer la population et les touristes qui ont en mémoire les images terrifiantes du Costa Concordia échoué –et pas encore remis d’aplomb.

Au Danieli, les personnels du palace mythique, inquiets eux-mêmes, s’emploient à rassurer les clients qui contemplent médusés, sidérés, la lente circulation de ces navires importuns (30 minutes environ) devant l’un des plus beaux décors de pierres du monde, l’orgueil de Venise, son legs à l’humanité depuis sa création au début du deuxième millénaire.

Songez qu’un paquebot de 140.000 tonnes comme le MSC Musica à dix ponts fait trembler, selon le maire Giorgio Orsoni, les fondations de la basilique byzantine de Saint-Marc, consacrée en 1094 comme le chef-d’œuvre de la cité des Doges. Les habitants des palazzi et immeubles alentours ressentent des vibrations causées aussi par le va-et-vient et les bonds des vaporetti, tout aussi dangereux. Vive le lent balancement des gondoles si chères aux Asiatiques lestés d’ombrelles et d’appareils photos!

Et que dire de la Douane de Mer, les anciens entrepôts de sel que François Pinault et l’architecte japonais Tadao Ando ont transformé en un remarquable musée d’art moderne: il est le premier visé si l’un de ces monstres marins en vient, par une avarie quelconque, à se coucher sur les eaux vertes, en lisière de la basilique de la Salute, autre chef-d’œuvre à la statuaire sublime.

Une mesure renvoyée aux calendes grecques

En juillet dernier, une loi votée au Parlement romain a donc interdit le passage des navires de croisières sur le bassin de Saint-Marc. Mais, le lendemain, une mesure de dérogation a été prise, renvoyant aux calendes grecques son application dans les faits «tant qu’une solution satisfaisante pour la Sérénissime n’aura pas été trouvée touchant la circulation des grandi navi.»

Giorgio Orsoni, homme de culture, défenseur de la navigation à voile, aurait dû avoir tous les pouvoirs pour réguler ou stopper le fâcheux mouvement des paquebots sur le bassin de Saint-Marc –c’était aussi la volonté du Parlement. Mais il faut savoir que le maire est loin d’être tout puissant dans sa ville si fragile: de multiples instances locales ont leur mot à dire sur la gestion des eaux et l’administration de la cité, et pas vraiment par l’effet d’une combinazione à l’italienne.

Il y a d’abord à considérer les ressources financières issues du trafic maritime. La municipalité n’a pas d’argent et croule sous les innombrables dépenses touchant l’infrastructure de la cité lacustre: les 400 ponts, certains délabrés comme le célébrissime Pont des Soupirs, les façades des palazzi (le premier étage souvent condamné), les bâtiments officiels rongés par l’humidité, le sel et la fiente des pigeons, les canaux à déblayer, le système de protection des marées MOISE à financer…

La manne maritime est considérable, certains paquebots géants réglant jusqu’à 40.000 euros par jour rien qu’en taxes de stationnement sur le port, en face de l’Île de la Guidecca –soit plusieurs dizaines de millions d’euros qui entrent dans les caisses municipales. La municipalité ne peut se priver de ces revenus, tout le monde est d’accord sur ce point.

Ces fonds liés à la circulation des grandi navi permettent aussi de régler les charges et les salaires des centaines d’employés du Port Authority, qui verraient d’un très mauvais œil la suppression de cette subvention forcée.

Ventes record

Il faut aussi compter avec les frais payés par les milliers de passagers séjournant dans la cité quelques heures, une nuit ou plus. Venise, qui accueille 22 millions de visiteurs par an, vit du tourisme à 90%, d’où la croissance exponentielle du nombre d’hôtels de toutes catégories. La deuxième quinzaine d’août, 90 passagers d’un paquebot américain ont ainsi passé une nuit à l’Hôtel Bauer, un magnifique palazzo du début du XXème siècle, en face de la Douane de Mer.

Jamais la destination Venise n’a été autant prisée et vendue par les compagnies de navigation de Miami, de Hambourg, de Panama, de Marseille (le Ponant), de Barcelone… La cité lacustre est devenue la première destination de l’Europe et de la Méditerranée: le business est florissant. Nombre de compagnies font partir et revenir leurs navires du quai San Basilio, à la pointe de la presqu’île.

Et puis, les bureaucraties locales ne sont pas d’accord entre elles: seul le maire affirme son hostilité au passage des grandi navi sur le bacino de Saint-Marc. L’État italien est propriétaire de surfaces maritimes vénitiennes, l’administration de la cité paie ses fonctionnaires grâce aux revenus procurés par les compagnies de croisières tout comme le Port, en charge de la gestion des navires à quai: tous les bagages, des milliers de valises, ne peuvent être véhiculés que par les porteurs vénitiens.

Conjectures et palabres très italiennes

Alors, quid du trafic maritime à quelques centaines de mètres de la place Saint-Marc? Le projet actuel consisterait à faire transiter les immeubles flottants par la passe de Malamocco, un chenal creusé dans les années 1960 (15 mètres de profondeur) afin de faire passer les pétroliers. De là, les croisiéristes seraient acheminés à Venise par des embarcations type ferries, déjà en service sur la lagune –pour rejoindre le Lido et ses plages par exemple. Le transit si problématique par le bassin de Saint-Marc serait évité.

Dans le même esprit, aucun paquebot ne serait autorisé à franchir le bassin deux fois, à l’aller et au retour, dans Venise. Il faudra choisir et ne pas pénaliser les compagnies décidées à continuer à «vendre» Venise, la perle des croisières européennes.

Tout cela relève de conjectures et de palabres très italiennes –sans fin? «Le statu quo est là pour dix ans», lance Enzo Cecconi, Vénitien et ancien restaurateur à Paris, Londres et Los Angeles. Paolo Costa, une autorité dans la gestion du port vénitien, défend l’idée que Venise, une ville sortie des flots et des sables, a profité d’une situation liée à la mer, qu’on ne saurait nier son passé lagunaire et exclure la navigation de son horizon, de ses activités somme toute naturelles. Alors? Dans la Venise où «les pigeons marchent et les lions volent» (Jean Cocteau), les gros bateaux aux fumées polluantes sont-ils chez eux?

Nicolas de Rabaudy

Trois visites à faire à Venise

Palais des Doges ou Palazzo Ducale

Piazzetta San Marco. Le premier monument à visiter, extraordinaire préservation des lieux historiques. De 8 h 30 à 19 h. 16 euros.

Punta della Dogana

Dorso Duro, près de la Salute. La collection François Pinault d’art contemporain: œuvres de Cattelan, Judd, Koons, McCarthy, Nauman… Une étrange expérience. De 10 h à 19 h. 15 euros.

Musée Correr

Place Saint-Marc. L’aile napoléonienne du palais, les appartements de l’Empereur restaurés par le Comité français pour la sauvegarde de Venise. De 10 h à 19 h. 16 euros.

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