Culture

Tony Scott et moi. Et nous.

Pour ceux qui ont grandi dans les années 80 et 90 en parcourant le vidéo club du coin, le réalisateur de Top Gun et True Romance était un vrai dealer d'émotions. Et finalement, un auteur mélancolique.

Brad Pitt sur le tournage de Spy Games à Budapest, en décembre 2000.   	REUTERS/Laszlo Balogh
Brad Pitt sur le tournage de Spy Games à Budapest, en décembre 2000. REUTERS/Laszlo Balogh

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J'ai vu ma timeline Twitter se remplir d'hommages ce matin du 20 août comme je l'avais vue se remplir ce 27 juin avec la mort de Nora Ephron, la réalisatrice de Nuits Blanches à Seattle, celle qui m'avait donné envie d'écrire et raconter des histoires il y a bien longtemps.

Des hommages d’anonymes comme vous et moi. Des collègues comme Mark Romanek, Edgar Wright ou Richard Kelly. Puis des journaux comme L'Express ou Télérama ont, à leur tour, publié leur nécrologie. Et ce ne fut pas beau à voir. Les pincettes ont été oubliées et mon petit cœur de fan un peu plus piétiné. Mais peu importe. Ce n'est pas comme si je m'attendais à ce que la critique ait soudainement des égards pour Tony. Elle n'a jamais été tendre avec lui. Pourquoi le serait-elle maintenant qu'il est mort?

Tony Scott était ce qu'on appelait mécaniquement «un faiseur», un pur metteur en scène qui a «presque» toujours travaillé pour les studios hollywoodiens, qui n'écrivait pas ses films et qui, hérésie suprême, s'adonnait au fameux montage dit «épileptique», marque de fabrique du cinéma d'action depuis l'ère MTV (Le Dernier Samaritain est notoirement connu pour être un des premiers films à atteindre les 3.000 plans quand un film des années 50 n'en contenait que 500 en moyenne). 

Il venait de la publicité et des clips de rock. C'était une pub pour Saab, réalisée à 42 ans, qui lui valut d'être embauché par Jerry Bruckheimer et Don Simpson pour mettre en scène Tom Cruise et des avions de chasse dans Top Gun. Pas un de ses courts-métrage arty réalisé à 25 ans au début des années 70.

Cinéma musclé

Et il n'y avait pas prestige, d'art là-dedans. Juste une pure démarche commerciale, une réponse efficace aux demandes d'un client et d'une industrie. Tony Scott était donc forcément à ranger dans la même catégorie que les Michael Bay, Stephen Sommers et autres Brett Ratner, ces réalisateurs à qui des gros producteurs hollywoodiens peuvent sans hésiter confier leurs centaines de millions de dollars pour qu'ils leur pondent, sans discuter et dans les délais, un film riche en explosions et en héros musclé sauvant la veuve et l'orphelin de vilains terroristes.

Comment pouvait-il en être autrement ? De l'avis général, Tony Scott faisait des films comme des pubs ou des clips, pour combler l'espace de cerveau disponible des spectateurs. C'était l'image qu'il avait, celle reprise un peu partout. La forme avant le fond. Le box-office avant les critiques. Le divertissement avant la réflexion.

C'est pourtant pour ça que j'aimais Tony Scott. Le divertissement pur. Classe et sans cynisme. Celui des bonnes histoires bien racontées. Celui qui fait briller les yeux des enfants. Je mettais donc un point d'honneur à défendre bec et ongles un de mes réalisateurs préférés face aux moqueries, face à l'indifférence, face au rejet et au dégoût qu'inspire souvent ses films. Par goût de la provocation. Peut-être. Par respect pour mes sensations et mon émerveillement de spectateur. Totalement.

Le Dernier Samaritain plutôt que Blade Runner

Alors quand on me parlait (souvent) de Ridley Scott, de AlienBlade Runner et Gladiator, je parlais de Tony, du Dernier SamaritainSpy GameTrue Romance et Domino. Les (premiers) films du grand frère sont prestigieux, montrés dans des rétrospectives et festivals et sont considérés comme des «classiques». C'est vrai —peut-être. Ils ne m'ont pourtant jamais touchés et enthousiasmés comme ceux du petit frère. Je n'ai jamais eu de posters de Blade Runner dans ma chambre d'enfants. J'en avais un du Dernier Samaritain. Ça peut paraître insignifiant sur l'échelle de la cinéphilie. Ça ne l'est pas. Les films que j'ai aimés enfant et dévorés adolescent ont autant d'importance pour moi que ceux que j'ai intellectualisés adulte. Ca s'appellerait des plaisirs coupables. Je parlerais juste de plaisir simple.

Twitter et la blogosphère (moi le premier) résonnent souvent au bruit du manque d'originalité et d'audace d'un Hollywood qui se contente désormais de mettre sur l'écran des super-héros et des reboot pour vendre des billets. Ils résonnent sans cesse aux cris plaintifs du manque de profondeur et d'enjeux dramatiques au profit de l'action pure et des effets spéciaux numériques dans les blockbusters modernes. Et il y a une raison à ça : nous avons tous été élevés au cinéma de Tony Scott.

Je suis peut-être un vieux con nostalgique du passé. C'est possible. Mais il y avait des histoires dans ces films qui n'étaient ni des remakes, reboots, sequels ou adaptations de romans. Il y avait aussi des personnages. Des sauveurs de la veuve et l'orphelin, certes, mais avec des vrais doutes et faiblesses. Je ne suis pas sûr de me rappeler la dernière fois que j'ai vu un héros alcoolique et suicidaire prêt à buter son meilleur ami pour avoir couché avec son ex-femme dans une production hollywoodienne à 50 millions de dollars...

Entouré de scénaristes, parmi les plus radicaux de leur génération (Shane Black pour Le Dernier Samaritain, Robert Towne pour Jours de Tonnerre, Quentin Tarantino pour True Romance, Richard Kelly pour Domino), il a façonné à l'écran, via une esthétique crépusculaire, des personnages toujours avec cette dose de mélancolie qui rendaient leurs exploits bien plus intenses.

Mélancolie

C'était ça, grandir dans les années 80 et 90. C'était parcourir les allées de son vidéoclub local et ramener à la maison une VHS du Flic de Beverly Hills 2, True Romance ou du Dernier Samaritain. C'était découvrir en prime-time sur TF1, le dimanche ou le mardi soir, Jour de TonnerreUSS Alabama ou Top Gun. A l'époque, je ne savais pas que tous ces films étaient réalisés par le même homme. Je m'en fichais royalement. Comptait seulement la force des punchlines, l'efficacité des fusillades, le charisme du héros et surtout la puissance de l'histoire.

Mais je ne m'en fiche plus. Tous ces films forment un tout cohérent qui me force à reconnaître qu'ils m'ont aidé à grandir. Leurs héros étaient forts mais réalistes, increvables mais humains. Ne jamais sous-estimer l'impact des héros de cinéma sur la psyché d'un gamin. Mon père avait John Wayne. J'avais Bruce Willis.

C'est de ça dont je me rappelle, plus de vingt ans après les avoir vu pour la première fois. De cette façon de raconter des histoires nouvelles, inédites, jamais vues. Et surtout de vouloir le faire comme cela n'avait jamais été fait auparavant...

C'est une des choses qui a toujours mis Tony Scott, dans ma tête, une marche au-dessus de tous les autres, de tous ces soi-disant "faiseurs" : ce besoin d'être dans la "nouveauté" en permanence, de ne jamais rien faire comme les autres, de toujours se renouveler, jamais rester camper sur ces positions. Si on considère aujourd'hui Top Gun comme le premier blockbuster estival de l'ère moderne, ce n'est pas seulement pour son incroyable succès, c'est aussi et surtout pour son esthétique et ses scènes aériennes alors totalement inédites dans la cinématographie mondiale. Et si tant de metteurs en scène lui rendent hommage aujourd'hui, c'est parce qu'ils savent qu'ils lui doivent beaucoup.

Un cinéma punk

C'est une des raisons pour laquelle, des années plus tard, l'acné partie et la voix grave assurée, Spy Game, puis Man On Fire et surtout Domino ont à nouveau fait frissonner mon petit cœur de rebelle de classe moyenne. Au beau milieu d'une décennie, les années 2000, régie par le consensuel et la sécheresse créative du cinéma hollywoodien, Tony Scott a su mettre un grand coup de pied dans la fourmilière. Il a fait des films baroques, ultra-violents, poussant le montage «épileptique» à un niveau qu'aucun de ses contemporains n'avaient encore osé. Tony Scott ne respectait plus rien. Il s'était mis à faire un cinéma punk, anarchiste, comme pour nettoyer le cinéma américain de la faiblesse et la fadeur de son esthétique et de ses scénarios.

Et désormais, la trentaine bien assurée, je suis triste. Triste d'avoir à me dire que je n'aurais peut-être plus jamais ce frisson qui m'a traversé le corps, assis, dans le noir, devant ces films. Vivre des expériences de cinéma. Intenses. Vraies. Extrêmes. De celles qui font parfois mal mais dont vous savez, au fond de vous, qu'elles sont nécessaires pour avancer et progresser. Je suis triste d'avoir à me dire je ne verrais plus jamais de film de Tony Scott, ce sexagénaire dont l'œuvre lui enlevait quarante ans d'âge.

Il n'a jamais écrit aucun des films qu'il a réalisé. Pourtant, dans son dernier acte insensé, ce plongeon suicidaire, j'arrive à retrouver d'autres actes insensés, ceux de Creasy, Maverick, Joe Hallenbeck, de Nathan Muir ou Tom Bishop, de Domino ou de Clarence et Alabama, de tous ses personnages de cinéma à fleur de peau, mélancoliques et un peu désabusés, poussées à des actes extrêmes et violents car la situation l'exigeait. Comme si par son acte insensé, Tony Scott devenait enfin l'auteur qu'on a toujours refusé de voir en lui.

Michael Atlan

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