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Ce que les publicités nous disent de la Turquie d'aujourd'hui

Elles aident à comprendre la dualité de son modèle républicain, à la fois occidentalisé et attaché à la culture traditionnelle.

Une publicité de banque Is Bankasi mettant en scène le père de la République laïque de Turquie, Mustafa Kemal Ataturk.
Une publicité de banque Is Bankasi mettant en scène le père de la République laïque de Turquie, Mustafa Kemal Ataturk.

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En Turquie, publicité se dit reklam. Diffusées à la télévision, ces reklam constituent un excellent miroir de la société turque d’aujourd’hui. Elles aident à comprendre la dualité du modèle républicain turc: occidental en ce qui concerne les valeurs matérielles tout en gardant les valeurs morales de la culture turque.

Il y eut, en mars dernier, la pub par laquelle le scandale est arrivé: Hitler en tenue militaire nazie s’adressant à la foule pour vanter les mérites d’un shampoing masculin, Biomen. Images d’archives et discours détournés présentant le dictateur nazi en symbole de virilité.

Son auteur, Hulusi Derici, de l’agence Marka, connu pour ses coups médiatiques, cherchait à faire parler de lui pour reprendre pied dans la profession. Avait-il seulement anticipé l’effet de cette reklam, désastreux à l’étranger plus encore qu'en Turquie. «L'opinion publique turque, l'homme de la rue, sait qui est Hitler, mais n'a pas "touché" à  l'horreur de la Shoah, par conséquent Hitler n’est pas un tabou en Turquie, explique Samim Akgönül, professeur à l’Université de Strasbourg. Et puis, l'antisémitisme fait partie du discours ambiant. En 2005, Mein Kampf était même un best-seller chez les ultra-nationalistes turcs.» Conclusion: la pub du shampoing hitlérien fait scandale dans la communauté juive internationale, le clip est retiré et son auteur exclu de l’Association des publicitaires.

En Turquie, les reklam comportent fréquemment des références nationalistes. «Le nationalisme turc a connu depuis une vingtaine d’années un nouvel essor, à l’instar d’autres pays voisins et/ou européens, notamment après l’éclatement de l’empire soviétique et la genèse, si douloureuse, des jeunes Etats balkaniques», explique la sociologue Hülya Ugur Tanriöver.  

«Le nationalisme de tous les jours, le nationalisme ambiant, est le dénominateur commun de la société turque. Il n’est donc pas étonnant qu’on le retrouve dans de nombreuses publicités», ajoute Samim Akgönül.  En 2006, entre 85 et 93% des personnes interrogées se disaient «fières d’être Turcs» (sondages Estima et Tempo).

Ainsi, de nombreux slogans commerciaux contiennent les expressions «Toute la Turquie», «Une première en Turquie», «Vive la Turquie» ou «Bonne nouvelle pour la Turquie», bref des connotations qui font appel au territoire et à la politique. Une publicité pour la banque Is Bankasi a même mis en scène la figure tutélaire du fondateur de la République laïque de Turquie, Mustafa Kemal Ataturk.

Les marques et slogans usent et abusent du mot turk, référence ethnique au fondement du nationalisme républicain de la Turquie (Turkcell, Digiturk, Doritos Alaturka, etc). «Car les publicités "globales", ne marchent pas ici. Si vous voulez toucher le cœur des Turcs, vous devez parler, chanter, danser, vous comporter comme eux», explique la publicitaire Yasemin Sumer, qui a travaillé sur un modèle du genre pour Cola-Turka, la version turque de Coca-Cola.

Consommation patriotique

Son agence, Alametifavika, à l’origine des publicités pour Cola-Turka (2003-2005), a voulu montrer que, quelqu’il soit, celui qui boit une gorgée de cette boisson commence instantanément à se comporter comme un Turc. En Turquie, célébrer les «produits nationaux» est une tradition qui remonte aux années de la construction de l’économie nationale, précise la sociologue Hülya Ugur Tanriöver: «Consommer national est pratiquement équivalent de patriotisme.»

L’une de ces reklam se situe en pleine guerre d’Irak, en 2003: un soldat américain tombe sur une cassette enfouie dans le sable, qui contient une canette de Cola-Turka qu’il boit avant de déposer les armes et d’abandonner le combat. Cette publicité était en phase avec l’opinion publique turque opposée à cette guerre en terre musulmane. Le  Parlement venait alors de refuser aux Américains la permission d’utiliser le territoire turc pour pénétrer en Irak du nord.

Dans  une autre publicité, l’acteur américain Chevy Chase, dont les films sont très populaires en Turquie, est surpris qu’un étranger lui parle d’une équipe sportive que lui ne connait pas, et que cet étranger s’inquiète de la santé de ses enfants avant de lui offrir un café; une autre fois, c’est sa femme qui cuisine des mets turcs délicieux. Tout le monde autour de lui boit du Cola-Turka, ce que fait à son tour Chase dont la moustache pousse instantanément. Le voilà par la grâce de Cola-Turka devenu un «Turc typique».

«Il nous fallait défier l’identité américaine. Les Turcs sont très fiers de leur nationalité. Nous avons donc choisi une approche que nous appelons “nationaliste-positive”. C'est-à-dire montrer en s’amusant les bons côtés d’un Turc typique en opposition à un Américain typique», explique la publicitaire Yasemin Sumer. Résultat: en quatre mois, les ventes de Cola-Turka ont augmenté de 20%, dépassant celles de Pepsi.

Des moustaches mais pas de foulard

La moustache est un symbole très prisé par les Turcs. Une pub consacrée à des rasoirs jetables (2006-2010), tourne autour d’une vedette de musique, Ali Desidero, et surtout de sa moustache dont la taille justifie sans doute l’utilisation des rasoirs proposés par ses fans.

Or, alors même que le chanteur semble convaincu de la supériorité des rasoirs Derby, voilà qu’apparaît un drapeau turc, comme si la taille de la moustache était un attribut d’importance nationale. Le drapeau, ou certains de ses éléments (couleur rouge, étoile, croissant) apparaissent parfois de manière inattendue, voire incongrue, semblant dire que la nation turque est partout.

Ces reklam turques dérivent-elles de plus en plus vers l’«islamo-nationalisme»? En fait, l’appartenance à l’islam a toujours été partie intégrante du nationalisme turc. Mais étrangement, alors que le gouvernement islamo-conservateur actuel cherche à encourager le port du foulard par les femmes, celles des reklam ne sont quasiment jamais voilées, hormis dans les publicités présentant la mode islamique. «Nous avons mené des enquêtes qualitatives auprès des jeunes filles voilées et nous avons découvert que leur héroïne, celles sur lesquelles elles se projettent, ce sont des vedettes non voilées comme la chanteuse et danseuse Rihanna ou bien Hadise, la Rihanna turque», justifie Vincent Bouvard, un Français membre du comité exécutif de Publicis Turquie.

Références au passé ottoman

En revanche, les agences publicitaires introduisent plus souvent qu’auparavant des références au passé ottoman de la Turquie –en opposition duquel s’était construite la République en 1923 mais auquel se réfère souvent le gouvernement islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002. Musiques balkaniques, attitudes morales, comportements, vêtements: les codes ottomans popularisés par le feuilleton Le Siècle magnifique font leur entrée dans le monde des reklam.

C’est plus rare, mais nationalisme peut aussi rimer avec autodérision. Dans la publicité pour des bonbonnes de gaz Aygaz (2011), deux astronautes américains posent leur capsule ultra-sophistiquée dans l’espace. Surviennent, au son de la célèbre mélodie qui annonce toujours leur passage, deux livreurs au volant d’une camionnette. Ils ont reçu un message les appelant auprès des astronautes.

Ce qui veut dire qu’Aygaz, c’est «l’efficacité turque que rien n’arrête versus ces empotés d’Américains», traduit Vincent Bouvard en fin connaisseur, lui qui vit depuis plus de vingt ans à Istanbul. «Les étrangers nous reprochent souvent de faire des publicités caricaturales, pas naturelles, avec beaucoup trop de parlote et de discours. Mais ce côté comedia dell'arte, ce théâtre de boulevard, est tout à fait assumé: les Turcs prennent plaisir à exagérer», poursuit le publicitaire français.

Apporter la civilisation occidentale dans les coins reculés

Les reklam peuvent également jouer sur la fibre sociale. Ainsi, la marque de biscuits Eti a créé et filmé en 2011 l’installation d'un cinéma 3D dans un petit village reculé de la mer Noire, avec projection d’un film devant les villageois chaussés de lunettes 3D. Cette initiative a ému car elle fait écho à l’une des missions fondatrices de la république turque: apporter la «civilisation occidentale» dans les coins les plus reculés de la nation.

A contrario, en mai dernier, la romancière turque à succès Elif Shafak a été accusée d’être presque «trop civilisée». Elle aurait pris «une pose de star de cinéma» pour vanter les mérites d’une carte de crédit. «Si des écrivains se mettent maintenant à faire de la pub pour des cartes de crédit, cela contribuera surtout à assujettir encore davantage l'être humain au système dominant», s’agaçait le quotidien de gauche Taraf.

Et selon certains nationalistes turcs, l’auteure érudite et sensuelle de La Bâtarde d’Istanbul (édition Phébus, 2007) s'est bien trop compromise en acceptant, avec cette publicité, de «jouer le jeu du grand capital occidental».

Ariane Bonzon

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