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Au Liban, voyage à «Hezbollah-land»

Musées, camps touristiques, campagnes de publicité... Depuis dix ans, le mouvement chiite a professionnalisé sa stratégie culturelle.

Le «musée de la Résistance» à Mlita. REUTERS/Ali Hashisho.
Le «musée de la Résistance» à Mlita. REUTERS/Ali Hashisho.

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Ce jour-là, l'entrée est gratuite au musée du Hezbollah à Mlita, dans le Sud-Liban, bastion du mouvement chiite. Dans ce mémorial de guerre, on fêtait fin mai le douzième anniversaire du retrait des troupes israéliennes du Sud-Liban ainsi que le succès de ce «musée de la Résistance»: plus de 1 million de visiteurs depuis son ouverture, assure le guide Rami Hassan, selon qui «aucun musée n’a réalisé autant d’entrées en deux ans sans faire de publicité».

Au programme, un film relatant l’histoire du conflit entre le Hezbollah et «l’ennemi sioniste», des tanks, casques, et masques à gaz et un parcours sur les traces des martyrs du Hezbollah, ponctué de tranchées, de discours enregistrés et de caches souterraines permettant aux visiteurs de plonger dans le quotidien des guerriers du «Parti de Dieu».

Si on ne se fie qu’à la bande-son tonitruante qui accompagne le film et aux enfants déguisés en soldats et arborant des drapeaux du Hezbollah, on se croirait presque dans un parc d’attractions. Mais Rami Hassan est clair: il ne s’agit pas d’un tourisme ludique et les visiteurs sont là pour en savoir plus sur la vie des martyrs, pour entendre une autre vision historique que celle véhiculée par les médias et pour voir de leurs propres yeux «la défaite d’Israël», le Hezbollah considérant le retrait israélien comme l’issue victorieuse de la guerre de 2006, qui aurait fait plus de 1.000 morts côté libanais et plus de 150 morts côté israélien.

«The Abyss», un fossé où les artistes du «Parti de Dieu» ont jeté chars, lance-roquettes et casques abandonnés par l’armée israélienne, et récupérés par le Hezbollah entre 1982 et 2006, symbolise la défaite de Tsahal. Une mise en scène sensée rassurer et encourager les visiteurs: «Si tu vois une souris, tu vas avoir peur et crier. Mais si tu vois quelqu’un tuer la souris, tu n’auras plus peur», explique le guide et responsable de la communication du site.

Premier musée pérenne après deux expositions temporaires sur la résistance libanaise, une en 2006 à Beyrouth, l’autre en 2008 à Nabatieh, le centre de Mlita s’inscrit dans ce que Mona Harb, auteur du Hezbollah à Beyrouth, appelle la «muséologie tactique»: «On transforme la défaite israélienne en musée, explique ce professeur de l’American University of Beirut. Un message est transmis à l’ennemi: depuis le ciel, les avions militaires israéliens peuvent reconnaître, en hébreu, des lettres géantes en bloc de béton formant le mot "Tsahal", disposées de manière irrégulière, symbolisant la défaite de l’armée israélienne.»

«Jamais un simple groupe militaire»

La culture au service de la cause armée n’est pas une stratégie si étonnante pour un mouvement qui, dès ses débuts, s’est focalisé sur la construction d’une idéologie. «Le Hezbollah n’a jamais été un simple groupe militaire exclusivement focalisé sur la victoire armée», explique Thanassis Cambanis, qui s’est intéressé à la propagande du Hezbollah dans son livre A Privilege to Die.

Ce journaliste américain évoque les premières opérations du Hezbollah, dont le but était «d’encourager les recrutements et faire beaucoup de bruit», comme l’attentat suicide contre le quartier général de l'armée israélienne à Tyr en 1982 et l’attaque contre l’ambassade américaine à Beyrouth en 1983. «Ce qui comptait dans ces opérations, c’était l’impact public, bien plus que l’impact militaire», rappelle-t-il.

Organisation idéologique dès ses débuts, le Hezbollah a ensuite développé une véritable politique culturelle «en l’institutionnalisant en 2000 quand les troupes israéliennes quittent le pays après 22 ans d'occupation» explique Mona Harb. «Le groupe a moins de soucis sur le plan militaire, et sa base sociale a désormais le temps et le droit de se consacrer aux plaisirs ludiques et instructifs.» D’autant plus que cette base sociale a évolué:

«Le Hezbollah gère désormais une classe moyenne qui s’est embourgeoisée, il s’agit donc de consolider une identité et un public qui ne sont plus seulement ceux des classes populaires. Aujourd’hui, l’organisation investit beaucoup dans le social et le culturel.»

Le tournant dans la professionnalisation de cette stratégie de communication a lieu en 2004, lorsque le Hezbollah crée l’Association libanaise des arts, qui sera ensuite divisée en deux associations: Ressalat, responsable des campagnes médiatiques, et l’Association for Reviving Resistance Heritage (Jam‘iyyat Ihya’ Turath al-Muqawama), responsable de la construction de structures de grande taille, comme le musée de Mlita.

Une stratégie culturelle en deux volets

Le mouvement possède donc désormais une stratégie culturelle divisée en deux volets, comme l’expliquent Mona Harb et Lara Deeb dans leur ouvrage Le Hezbollah, état des lieux:

  • la promotion et la diffusion de son image par des campagnes publicitaires. Ainsi, sur quelques-unes des routes principales du Sud-Liban, on aperçoit des panneaux publicitaires qui racontent l’histoire du Hezbollah et marquent le territoire comme lieu de résistance contre Israël. Des panneaux écrits avec une iconographie particulière, désormais connotée comme étant celle de la résistance islamique.
  • la conception de projets célébrant la mémoire de la résistance libanaise —musées, expositions et camps touristiques, celui de Mlita étant le projet le plus complet jusqu’à présent. D’autres sont en cours de conception, comme celui autour de la prison de Khiam, un centre de détention où ont été emprisonnés plus de 5.000 résistants libanais lors de l’occupation du Sud-Liban par Israël en 1984. Entre 2000 et 2006, le Hezbollah avait transformé le site en mémorial de guerre et y organisait des visites guidées. En 2006, Khiam est détruit suite aux bombardements israéliens et depuis 2007, l’Association libanaise des arts travaille à sa reconstruction et transformation en site touristique.

Pour Thanassis Cambanis, cette idéologie clairement structurée «distingue le Hezbollah des autres mouvements islamistes de la région». Elle repose sur deux revendications: l’idée de guerre perpétuelle, de résistance contre Israël et la construction d’une meilleure société islamique. «Un message très séduisant», d’après le journaliste américain: «On ne s’engage pas seulement pour la guerre, mais aussi pour quelque chose de positif.»

«Se retrouver autour du drapeau»

La cible de cette politique culturelle? En premier lieu, ceux qui sont déjà acquis à la cause du Hezbollah. «Il s’agit de se retrouver autour du drapeau et fêter les intérêts communs», pour paraphraser Thanassis Cambanis, qui se souvient de sa visite au musée de Mlita:

«Là où le "parti de Dieu" est très fort, c’est qu’il ne décrie pas les atrocités commises par Tsahal mais préfère se focaliser sur l’efficacité de l’armée du Hezbollah.»

La communauté chiite étant très jeune, le groupe organise ainsi un certain nombre d’activités pour les plus jeunes par le biais de sa branche pour la jeunesse, les Éclaireurs de l’Imam al-Mahdi. D’après le Child Soldier Global Report 2008, près de 42.000 enfants, âgés de 6 ans et plus, ont participé à des activités organisées par le Hezbollah en 2005:

«Ces activités comprenaient des camps d’été d’un mois dans le cadre desquels, outre la possibilité d’effectuer des jeux, étaient dispensés une éducation religieuse, artistique, culturelle ainsi qu’un entraînement physique. Ces activités et un certain nombre de services, en particulier des hôpitaux, des infirmeries, des chaînes télévisées et radiophoniques ainsi qu’un réseau d’au moins douze écoles, ont permis au Hezbollah d’étendre son influence et d’accroître l’emprise de son idéologie.»

Sur ce segment, le Hezbollah est en concurrence directe avec les entreprises chiites privées, les cafés, restaurants et centres commerciaux qui séduisent énormément ces jeunes qu'il tente d'attirer par la production de loisirs à visée éducative.

«Culture flexible et adaptable»

Enfin, le parti cherche aussi à toucher un public plus large, qui va du milieu académique au public arabe fier des succès de la résistance libanaise: «De plus en plus de touristes se rendent aujourd’hui à Mlita, où les panneaux sont traduits en anglais», remarque Mona Harb. Au tourisme de résistance s’ajoute désormais une pratique plus informelle de tourisme, Mlita représentant une forme d’exotisme à part entière et suscitant la curiosité de toujours plus de touristes, qu’ils soient pro-Hezbollah ou pas.

Pour Thanassis Cambanis, on touche là à l’une des principales forces du Hezbollah, son idéologie non-exclusive:

«On ne demande à personne de renier son identité. Si tu es une femme tu n’es pas obligée de porter le voile, si tu es un homme on ne te force pas à t’enrôler, si tu es narcissique tu ne dois pas renier les plaisirs de la vie. Ce n’est pas comme la culture de l’élite militante iranienne, la culture Hezbollah embrasse les valeurs bourgeoises tout comme les valeurs fondamentalistes. On peut y voir une forme d’opportunisme, d’hypocrisie, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une culture flexible et adaptable et c’est ce qui fait sa force.»

Et Israël semble être conscient de la bataille culturelle menée par son adversaire, puisqu'il a déclaré qu’en cas de nouvelle attaque, le musée de Mlita fera partie des premières cibles.

Margherita Nasi

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