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Non, l'ocytocine n'est pas la molécule de l'amour et de la morale

Pourquoi la mode de l’ocytocine est idiote et dangereuse.

Le festival Omed-Omedan, à Bali, où les participants s'embrassent, mars 2012. REUTERS/Zul Edoardo
Le festival Omed-Omedan, à Bali, où les participants s'embrassent, mars 2012. REUTERS/Zul Edoardo

Temps de lecture: 6 minutes

Imaginez une molécule à la base de toutes les vertus qui assurent la cohésion de la société. Imaginez que le simple fait de la respirer révèle le meilleur en nous et puisse «créer les liens nécessaire à notre monde tourmenté». Imaginez qu’elle soit la «source d’amour et de prospérité», et qu’elle explique «ce qui nous rend bon ou mauvais».

Eh bien, il va falloir continuer à l’imaginer. Je vais vous parler de l’ocytocine, et l’ocytocine n’est pas cette molécule.

Il est vrai qu’on peut facilement s’y tromper. Depuis près de dix ans, un vrai battage médiatique a inlassablement présenté cette hormone comme l’unique ingrédient de la recette d’une société utopique. Ce messager moléculaire sécrété lorsqu’on prend quelqu’un dans ses bras, qu’on tweete, qu’on danse et qu’on a un orgasme, a été associé à la confiance, la coopération, l’empathie et un inventaire à la Prévert d’autres vertus. Le site Io9 l’a consacrée «la molécule la plus incroyable du monde». D’autres auteurs, ajoutant l’assonance à l’enthousiasme exacerbé, ont baptisé l’ocytocine le «composé des câlins» (cuddle chemical), le «messager des mamours» (hug hormone) et la «molécule morale».

Quand les données scientifiques deviennent une jolie fable

Ce dernier surnom orne la couverture du nouveau livre de Paul Zak, qui se présente comme le «Docteur Love» et serre dans ses bras tous ceux qu’il rencontre. Il a récemment fait l’objet d’un portrait dans The Guardian écrit par Oliver Burkeman, un épisode de plus de sa longue histoire d’amour avec les médias où il expose régulièrement les supposées merveilles de l’ocytocine.

Pas dur de voir pourquoi les journalistes l’aiment tant: il est charmant, bel homme, et plein de ces grandes idées qui plaisent tant dans les présentations TED. Lorsqu’il a fait la sienne en juillet 2011, il a annoncé sans vergogne avoir trouvé la molécule à la base de la morale humaine.

Le problème avec l’idée d’une molécule de la morale, c’est que ça transforme les données scientifiques –désordonnées, complexes et frustrantes– en une fable bien propre. Voilà qui ressemble un peu trop... à une présentation TED. Non seulement cela dit aux gens ce qu’ils veulent entendre, mais ça leur donne l’impression que cette compréhension de la simplicité secrète du monde est délicieusement subversive. Une molécule comme base de la morale? Ça semble tiré par les cheveux, mais pas impossible. Les câlins peuvent changer le monde? Qui n’aime pas les câlins? Contrer nos démons intérieurs en sniffant une molécule? Bingo!

Mais ces annonces audacieuses ne sont pas étayées par des résultats aussi remarquables. Si la mode de l’ocytocine progresse à la vitesse de l’éclair, l’étude de cette hormone commence seulement à avancer. Les premières études présentaient certes l’hormone de façon très favorable, mais de plus récentes ont depuis découvert des aspects moins charmants.

L’«hormone de l’amour» encourage la confiance et la générosité dans certaines situations, la jalousie et les partis pris dans d’autres, et elle peut produire des effets opposés selon la personne qui y est exposée. C’est une vision plus nuancée de l’ocytocine qui est en train d’émerger, et elle ne correspond pas au surnom simpliste de «molécule morale».

L'importance de l'ocytocine pour les interactions sociales

L’ocytocine est fabriquée par une partie du cerveau appelée l’hypothalamus, mais elle influence le corps tout entier. Cette hormone culmine pendant l’excitation sexuelle, fait se contracter l’utérus pendant l’accouchement et déclenche l’éjection du lait maternel. Voilà des décennies que des études sur les animaux ont montré que l’ocytocine est importante pour les interactions sociales. Si on bloque cette hormone, les campagnols normalement monogames deviennent plus aventureux et les brebis négligent leurs agneaux nouveaux-nés.

Et puis, en 2005, Michael Kosfeld and Markus Heinrichs ont demandé à des volontaires de jouer à un «jeu de confiance» après avoir respiré soit de l’ocytocine, soit un placebo (Paul Zak, à qui ce travail est souvent attribué, était le troisième auteur de l’article). Il leur fallait décider de combien d’argent ils acceptaient de prêter à un partenaire, qui pouvait ensuite les rembourser ou garder tout l’argent. Malgré le risque de trahison, les renifleurs d’ocytocine confiaient plus d’argent à leur partenaire que ceux qui avaient reniflé un placébo.

Heinrich minimise l’engouement pour l’«hormone du bien», mais son étude a donné le coup d’envoi d’une frénésie d’ocytocine. Plusieurs équipes de chercheurs ont alors montré que des bouffées d’ocytocine rendaient plus confiant, plus généreux, plus coopératif, plus sensible aux émotions des autres, plus constructif dans les communications et plus charitable dans ses jugements. Zak a continué d’associer l’ocytocine avec la confiance et la générosité bien que John Conlisk, un économiste de l’université de Califonie à San Diego ait suggéré dans une analyse ultérieure que «certaines conclusions étaient trop enthousiastes».

Les effets secondaires

D’autres résultats sont ensuite venus ternir cette vision idyllique. Certains chercheurs ont montré que l’ocytocine augmente l’envie et la propension à se réjouir du malheur des autres, ainsi que le favoritisme envers les membres de sa bande. Dans une de ces expériences, des volontaires qui jouaient avec des personnes qu’ils connaissaient se montraient plus coopératifs après une bouffée d’ocytocine, tandis que ceux qui jouaient avec des inconnus anonymes l’étaient moins.

Jennifer Bartz , chercheuse à la Mount Sinai School of Medicine à New York, a isolé plusieurs réactions dépendant de l’état d’esprit des sujets. Elle a montré que les personnes sûres d’elles socialement avaient des souvenirs plus positifs de leur mère après avoir reniflé de l’ocytocine, alors que les anxieux trouvaient maman moins attentionnée et plus distante. De la même façon, elle a montré l’inhibition de la confiance et de la coopération provoquée par l’ocytocine chez les personnes atteintes d’un trouble de la personnalité borderline.

Ces nuances ne sont pas tombées du ciel: quand Bartz a regardé plus attentivement les premières études consacrées à l’ocytocine, elle s’est rendu compte qu’environ la moitié d’entre elles ne montraient une intensification des comportements positifs que dans certaines situations ou chez certains individus.

Sue Carter, qui a effectué une bonne partie des premières recherches sur le rôle de l’ocytocine chez les animaux, voit l’hormone comme un élément d’un système adaptatif  qui nous permet de coordonner notre comportement à notre situation sociale. C’est un système qui se surimpose à la toile de fond de notre histoire personnelle et de nos émotions.

Comment fonctionne-t-elle?

Le problème des recherches sur l’ocytocine est que trop de gens se sont consacrés à cataloguer ce qu’elle fait (au moins dans certaines situations), plutôt que comment elle fonctionne. Supposons que je débute avec un ordinateur et que j’installe mon premier navigateur: brusquement je peux discuter avec mes amis, vérifier mes horaires de train et acheter des livres. Les navigateurs ont l’air tout à fait formidable. Et puis je découvre Chatroulette et c’est tout de suite moins sympa. Mais rien de tout ça ne me dit quoi que ce soit sur l’existence d’Internet, de serveurs, de programmes, et ainsi de suite. Je sais ce qu’un navigateur peut faire, mais pas comment il fonctionne.

C’est là que nous en sommes avec l’oxytocine, et c’est le problème que Bartz et d’autres chercheurs veulent résoudre, et ils ont déjà des pistes solides. L’ocytocine est peut-être une motivation qui nous pousse à rechercher des interactions sociales, ce qui expliquerait pourquoi elle augmente la confiance dans certaines situations mais encourage les injustices et le favoritisme dans d’autres. Autre possibilité, encore plus probable: l’ocytocine pourrait être un projecteur qui braquerait notre attention sur les signaux sociaux, nous aidant ainsi à les remarquer. Si on est naturellement sociable, c’est une aubaine. Si on est anxieux, l’ocytocine ne fait qu’exacerber les choses qui nous mettent mal à l’aise.

Ces hypothèses restent à tester: chacune peut être vraie ou fausse, mais aucune ne colle à l’idée d’une molécule unique siège de toute morale. La vérité est, comme le répètent certains, un peu plus compliquée que ça...

N'en donnez pas à un enfant autiste

En quoi est-ce important? Parce que l’engouement autour de l’ocytocine touche et exploite des personnes vulnérables. Sa réputation de solution aux problèmes de socialisation a attiré l’attention de parents d’enfants autistes, dépressifs ou touchés par d’autres affections sociales. De nombreux groupes cherchent à utiliser l’ocytocine pour soulager ces problèmes, mais toujours avec beaucoup de précaution. Par exemple, Heinrichs est en train d’effectuer un essai clinique pour déterminer si l’hormone peut aider les personnes présentant un trouble de la personnalité borderline, en parallèle avec la thérapie normale. «Si vous restez chez vous avec une phobie sociale et un spray pour le nez, tout ce que vous y gagnerez, c’est le nez qui coule», m’a-t-il expliqué l’an dernier quand je l’ai interviewé pour New Scientist.

Mais certains ne veulent pas attendre. Beaucoup de chercheurs avec lesquels j’ai parlé ont été contactés par des parents qui avaient acheté de l’ocytocine sur Internet et l’utilisaient pour traiter des membres de leur famille. Pour Carter, «c’est très inquiétant. Il n’y a pas une seule étude publiée sur l’utilisation d’ocytocine chez les jeunes enfants, et nous n’avons aucune idée des conséquences à long terme».

Par bien des côtés, l’ocytocine est caractéristique de ce qui se passe quand les résultats scientifiques et les expériences prudentes se font dépasser par l’enthousiasme, le marketing et l’optimisme. Peut-être que la vraie moralité de la molécule morale, c’est que des idées présentées trop proprement ne montrent probablement qu’une petite partie du tableau.

Ed Yong

Traduit par Fabienne Gallaire

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