Culture

Le cinéma chinois organise la résistance à l'envahisseur venu de Hollywood

En plein boum, en termes de films produits ou de salles construites, il se sent en même temps menacé.

Une salle de cinéma high-tech à l'expo universelle de Shanghai, en 2010. REUTERS
Une salle de cinéma high-tech à l'expo universelle de Shanghai, en 2010. REUTERS

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Le Festival de Shanghai qui s'est tenu en juin a été l’occasion d’une étrange levée de boucliers. Etrange parce qu’elle a réuni des gens qui d’ordinaire s’ignorent, quand ils ne se méprisent pas ouvertement. On a en effet entendu s’exprimer d’une même voix les ténors du cinéma commercial chinois et les principaux représentants du cinéma d’auteur.

Dans un pays où, alors que la production et la diffusion des films connaît une explosion foudroyante, la séparation est radicale entre une approche commerciale et une approche artistique, il était singulier de retrouver à la même table Jia Zhang-ke, Lou Ye et Wang Xiaoshuai, figures de proue de la création et de la recherche célébrés par tous les festivals du monde, et Feng Xiaogang, signataire de blockbusters officiels, Guan Hu, représentant d’une génération venue du clip, de la pub et de l’esthétique du jeu vidéo, ou Lu Chuan, en train de conquérir sa place parmi les jeunes loups de l’industrie. Un seul mot d’ordre, qui semblait venu d’une époque révolue: halte à l’invasion américaine.

Le monde du cinéma chinois est en effet à la fois en plein boum, et à un tournant où il se sent menacé. De ce boum, la production est un indicateur ambigu: si le volume de longs métrages produits a continué d’augmenter de manière constante, atteignant 560 titres en 2011, moins de la moitié ont été distribués en salles.

Le barrage de la censure

Des salles qui, pourtant, connaissent un développement foudroyant: on parle de 10 nouveaux écrans chaque jour dans le pays. Cet essor se traduit aussi par une augmentation vertigineuse du nombre de spectateurs (+30% par an), faisant d’ores et déjà du pays le troisième marché mondial, après les Etats-Unis et le Japon, en volume de recettes.

Mais deux questions travaillent de l’intérieur ce paysage foisonnant. D’abord, on l’a évoqué, une brutale inégalité entre les idées du cinéma: nombre de films restent hors circuits, bloqués par la censure lors d’un des multiples barrages que doivent franchir les productions ayant quelque audace, notamment dans le domaine des mœurs ou, bien sûr, des sujets politiques sensibles.

Et les films d’auteur franchissant les barrières de la censure administratives sont ultra-marginalisés par cette censure économique qu’on appelle communément le marché.

Ensuite, la relation avec «l’international», qui est pour l’instant essentiellement le nom diplomatique désignant les Etats-Unis, dont les productions occupent la quasi-totalité des places accordées aux productions étrangères par le système des quotas, jusqu’à récemment limitées à 20 –pour les films donnant lieu à un partage des recettes.

L’industrie du cinéma chinois est désormais assez puissante pour occuper des positions importantes dans le cinéma mondial. C’est ainsi que le groupe chinois Wanda, spécialisé dans les loisirs et la culture, est devenu le premier propriétaire mondial de cinémas en acquérant pour 2,6 milliards de dollars le géant des multiplexes aux Etats-Unis AMC (American Multi-Cinema) le 21 mai.

Mais simultanément, patrons de grandes entreprises et dirigeants politiques chinois se montrent de plus en plus attirés par le modèle hollywoodien. Alors que, au tout début de cette année, le président Hu Jintao exaltait les vertus du «soft power» et appelait à l’utilisation des productions culturelles chinoises comme armes diplomatiques, c’est un tout autre son de cloche qui a été émis juste après par son successeur désigné, l’actuel vice-président Xi Jinping.

La peur des «envahisseurs»

Réputé grand amateur de films américains, celui-ci a signé le 17 février à Los Angeles un accord avec le vice-président des Etats Unis, Joseph Biden, qui ouvre un plus large accès du marché chinois aux productions hollywoodiennes (34 au lieu de 20), et annonce davantage encore d’ouverture dans les années qui viennent.

Autre signe, c’est à une grosse société hollywoodienne, Raleigh, que le gouvernement a confié début juin la gestion des énormes installations cinéma et audiovisuel Wuxi, près de Shanghai.

Dénonçant les «envahisseurs» (ruqin ze), les réalisateurs chinois s’inquiètent de la puissance de frappe du marketing hollywoodien. «C’est un défi et une menace pour l’ensemble de l’industrie chinoise du film, pas seulement pour films d’art et essai mais aussi pour les productions commerciales», dit Lu Chuan, cité par le Shanghai Daily.

Cela explique que les plus lucides travaillent à l’organisation de dispositifs de résistance, exemplairement le «stratège» Jia Zhang-ke.

«L’invasion» est d’ailleurs susceptible de prendre plusieurs formes: la plus grosse production chinoise de l’an prochain sera un film de super-héro, The Annihilator, coproduit avec Stan Lee, le créateur de Spiderman et des X-Men, le cerveau du groupe Marvel.

Après les complaisances de plus en plus flagrantes de réalisateurs chinois ayant troqué leurs ambitions d’artistes contre le succès et l’ivresse d’usages immodérés d’effets spéciaux, comme les anciens fondateurs de la «Cinquième génération», Chen Kaige et Zhang Yimou, le risque existe de voir davantage encore ce que la culture chinoise pouvait apporter de neuf et de stimulant aux cinémas du monde se dissoudre dans le formatage hollywoodien, que le poste de réalisateur soit tenu par un Américain, un Chinois… ou d’ailleurs un Français. 

Alors que le cinéma chinois en arrivait au stade où il pouvait devenir un géant du cinéma mondial, comme le sont, chacun à leur manière, les Etats-Unis, l’Inde et à certains égards l’Europe de l’Ouest, une politique à court terme pourrait en faire au contraire le plus vaste satellite de Hollywood.

Jean-Michel Frodon

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