Culture

Dubaï, Abu Dhabi: bienvenue à Orientwood

Deuxième partie de notre série sur les villes au cinéma.

«Mission: Impossible, le protocole fantôme»
«Mission: Impossible, le protocole fantôme»

Temps de lecture: 5 minutes

Rares sont les villes non occidentales à servir de lieu de tournage cinématographique. Depuis moins d’une décennie toutefois, deux cités-Etats font mentir ce constat. Dubaï et Abu Dhabi, les deux fleurons des Emirats Arabes Unis, commencent aujourd’hui à se construire une visibilité et une crédibilité aux yeux du monde du Septième art.

Encore peu productrices de leurs propres métrages, les deux villes louent leurs panoramas urbains démentiels à Hollywood (et même à Bollywood) mais restent vigilantes à l’image qu’elles veulent renvoyer, morale oblige. L’émergence des deux émirats reflète parfaitement les enjeux symboliques et politiques qui sont les leurs: exotisme, luxe et modernisme. Un nouveau Moyen-Orient?

L’orientalisme

Dès le XVIIIe siècle, le Moyen-Orient exerce une immense fascination sur l’Europe. La littérature (Les Lettres persanes de Montesquieu ou la première traduction des Mille et une nuits par Galland) fantasme un monde oriental où la nudité n’est pas taboue (les harems) et la luxure se veut un art de vivre. Au XIXe, la peinture (Ingres, Delacroix) s’en fait l’écho dans des représentations lascives et exotiques.

Et au XXIe siècle, c’est au tour du cinéma de lorgner vers l’Orient. Exotisme des danseuses du ventre, des palmeraies et des palais arabisants, la volonté de montrer l’Orient n’échappe pas aux clichés. Dans Sex and the City 2, censé se dérouler à Abu Dhabi (mais tourné au Maroc car les autorités émiriennes ne voulaient pas que le terme «sex» soit associé à leur pays), toutes les images d’Epinal, arrimées à la région, défilent sur l’écran. La balade à dos de chameaux, le souk, l’appel à la prière, rien n’est épargné au spectateur du folklore arabe. Quant à la richesse perse d’antan, elle est remplacée par un luxe outrancier, argument massue de cet émirat qui tente une reconversion économique dans le tourisme haut de gamme.

Quant au désert (la majorité du territoire émirien), il offre aux réalisateurs en mal de décors naturels et signifiants des possibilités multiples. Au-delà de la simple balade en jeep (écho des safaris-photos, cliché africain celui-ci), symbole d’une puissance moderne domptant la nature hostile et sauvage, les étendues sableuses peuvent servir à des visions plus poétiques.

La solitude, la sérénité (ou au contraire le danger), la place métaphysique de l’homme, l’erg propose une myriade d’interprétations, propres à dépayser le public et à produire du sens à moindre coût. Dans Dubaï Flamingo, un homme à la recherche de sa femme, rencontre une excentrique venue enterrée son loup des steppes. Le désert se révèle alors un parfait écrin pour l’onirisme. Son intemporalité et sa géographie labyrinthique éloigne du réalisme pour permettre une mise en scène plus libre et symbolique. Parfois un lieu évoque mieux que de longs discours une ambiance ou un parti pris narratif singulier. Le désert est de ceux-là.

Mais l’occident n’est pas le seul à céder aux sirènes des Emirats. Bollywood s’y est installé le temps d’un film: Welcome. Le lien qui unit Dubaï (mais aussi Abu Dhabi) à l’Inde est ancien et la réussite de l’un est clairement associée à la force de travail de l’autre. Des dizaines de milliers d’Indiens (et de Pakistanais) émigrent vers les Emirats et travaillent à l’édification des mégapoles arabes.

Si les films comme Welcome ne sont pas destinés au public déjà en poste à Dubaï (les conditions de travail ne permettant guère les loisirs), ils servent de publicité géante à ceux encore au pays qui rêvent de ce nouvel Eldorado. En effet, le Moyen-Orient n’exerce pas sur les orientaux l’attrait exotique que nous lui trouvons. En revanche, la représentation idyllique d’un nouveau monde ultra-riche participe à la construction du mythe émirien. Dans cette comédie made in Bollywood, les hôtels avec piscine, les salles de bal majestueuses et les belles demeures servent de lieux de tournage, symbolisant le faste (et les possibilités d’avenir) de ce micro-Etat.

High tech et démesure

Quand on évoque Dubaï, difficile de ne pas penser aux buildings incroyables qui constituent l’une des skylines les plus impressionnantes au monde. Laissant New York loin derrière avec la tour Burj Khalifa (828 mètres, record absolu) qui ferait passer l’Empire State Building pour un pavillon de banlieue (seulement 443 m), Dubaï aligne six bâtiments de plus de 300m, un horizon incomparable qui fait fantasmer les réalisateurs en quête d’un décor pharaonique.

Pour le quatrième volet de Mission: Impossible-Ghost Protocol, Brad Bird (réalisateur à qui l’on doit Ratatouille et Les Indestructibles) se doit de donner au public ce qu’il attend: un très grand spectacle à base de cascades insensées (reprenant la recette des James Bond). Pour se faire, son choix se porte très vite sur Dubaï et sa fameuse tour.

Tom Cruise gravissant la façade, un saut de l’ange monstrueux, voilà les ingrédients de la scène la plus dantesque vue au ciné depuis longtemps. Soulignant la suprématie technologique et architecturale de Dubaï sur le reste du monde, Mission: Impossible fait entrer dans l’inconscient collectif un lieu inédit, qui risque bien de devenir un passage obligé des prochains blockbusters testostéronés.

Mais on n’est jamais aussi mieux servi que par soi-même. Parfaitement conscients de l’impact du cinéma sur l’opinion internationale (l’ex-URSS et les Etats-Unis ayant montré la voie), les Emirats commencent timidement à produire des films.

L’industrie balbutiante a pour vocation de montrer Dubaï sous un jour flatteur (un régime phallocrate et religieux où la liberté n’est pas le souci principal). Encore une fois, le modernisme architectural tient le haut du pavé. Dans City of Life du réalisateur émirien Ali F.Mostafa par exemple, les plans nocturnes de la ville s’enchaînent, suscitant curiosité et admiration. La cohabitation entre traditions (mœurs, morale, place de la religion) et monde contemporain dans tous ses excès (consommation effrénée de produits luxueux, érotisme latent) résume l’étrange situation du pays.

Ce désir d’entrer de plain pied dans le XXIe siècle, en rivalisant d’inventivité et d’audace ressemble à une tentative de s’acheter une crédibilité occidentalisée. En jouant sur nos codes et références, sans pour autant renier les fondements de leur société, les Emiriens font un grand écart culturel, écart dont le cinéma est un des symboles.

L’envers du décor

Derrière ce décor de rêve que déroule Dubaï à longueur de films vantant ses mérites, se cachent d’autres visions cinématographiques, plus critiques.

Le développement du tourisme de luxe pose les Emirats comme une vitrine alléchante d’un capitalisme tout-puissant. Alliant son nom à des personnalités venus inaugurer un golf (Tiger Woods) ou un court de tennis suspendu (Agassi et Federer), Dubaï (et dans une moindre mesure Abu Dhabi) markete son image médiatique, au même titre qu’une grande entreprise.

Grâce aux faramineux investissements immobiliers (les tours mais aussi un chapelet d’îles artificielles), l’émirat montre le visage rayonnant de la réussite par l’argent. Dans son documentaire The Dubaï in me, Christian Von Borries analyse cette success story et les implications symboliques qu’elle véhicule.

Culte de l’argent, du luxe, paradis pour milliardaires, la ville catalyse l’idéal capitaliste et le consumérisme dans un show prodigieux, alimenté de coups médiatiques bien placés. Evidemment, le revers de la médaille n’est que rarement évoqué (les conditions de vie et de travail des immigrés bâtisseurs, la place de la femme, la liberté individuelle…), laissant croire aux naïfs à un conte de fées moderne sans contrepartie, entre Babylone et les mille et une nuits.

Si le tourisme de luxe est revendiqué par les Emirats comme une nouvelle économie, l’assise financière du pays provient principalement encore aujourd’hui de sa production pétrolière et gazière. Cette industrie, très lucrative (elle a permis entre autre de faire passer le niveau de vie très bas des habitants dans les années 1970 au 4e rang mondial au tournant des années 2000) soulève de nombreuses interrogations. Comment l’argent du pétrole est-il réinvesti? A qui profite-t-il?

Ces questions économiques et politiques sont au cœur de Syriana, réalisé par Stephen Gaghan en 2005. Se penchant sur les malversations possibles, les conflits d’intérêt et les ouvriers en bout de chaîne, le film tente une approche plurielle d’un sujet délicat. Pour une fois, on délaisse la carte postale au profit d’une vision nettement moins angélique, ancrée dans la réalité géopolitique de cette région.

Décor de rêve, lieu de pouvoir, entre-deux monde poétique, les Emirats ressemblent à s’y méprendre à l’idéal américain qui fut la norme cinématographique des années 1960. La réussite et le progrès peuvent changer de continent et ce petit pays arabe, s’il n’était que sable et pétrole au XXe siècle s’impose aujourd’hui comme un lieu de tournage incontournable.

Ursula Michel

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