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Le cocktail français contre-attaque

Les suites sont souvent mauvaises. Pas celle-ci.

Dans un bar londonien. REUTERS/Toby Melville
Dans un bar londonien. REUTERS/Toby Melville

Temps de lecture: 6 minutes

Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine… Paris était une des grandes capitales mondiales du cocktail. Ces boissons furent introduites par les Américains lors des expositions universelles de la fin du XIXe, et leur popularité fleurit jusqu’à atteindre son summum dans les années 1920, propulsés par la Prohibition américaine et l’exode de barmen au chômage technique et de clients assoiffés.

La plupart des Français l’ignorent, mais le Harry’s New York Bar (5 rue Daunou 75002 Paris) est un des bars qui a le plus d’histoire et qui est parmi les plus respectés de la communauté professionnelle. Ce bar, rejeton de cette époque dorée, hébergea Harry Mac Elhone et son équipe qui inventèrent le Sidecar, le French 75, le Bloody Mary (même si la paternité est controversée pour ce dernier) et bien d’autres classiques. 

Le premier livre de cocktails en français par Louis Fouquet

Néanmoins, le cocktail déclina en France à partir des années 1950, tout comme il le fit partout ailleurs dans le monde. En cause, une conjonction d'événements plutôt qu'un fait historique précis. Le cocktail a été radicalement affaibli aux Etats-Unis par la Prohibition et dans une moindre mesure il a été affecté en Europe par la Seconde Guerre mondiale.

A la suite de ces périodes sèches, le cocktail doit repartir à zéro. Mais s’il revient immédiatement au sein des grands palaces, sa réappropriation populaire n’aura jamais lieu. En effet, les modes de consommation changent dans l'après-guerre pour nous faire entrer dans une société de consommation de masse.

Avec elle arrivent de nouveaux produits, de nature industrielle, comme les vins aromatisés, les liqueurs artificielles et une panoplie d’autres produits au goût de l’époque, goûts qui étaient bien différents de ceux de l’apogée du cocktail. Pour résumer, le cocktail dans les années 1950 n’est pas en forme, ayant perdu beaucoup de sa force dans son berceau américain où il régnait en maître et touché en pleine ascension dans le marché européen où son expansion ne faisait que commencer. Le changement social de l’époque vint mettre KO un adversaire qui était déjà quasiment au tapis.

Si l’histoire de la mort du cocktail n’est pas complètement élucidée, ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui encore ses conséquences se font ressentir dans vos verres. Avant ce tragique événement, la profession était plus noble, le cocktail plus gastronomique (qui sait encore que Louis Fouquet, le fondateur du fameux restaurant des Champs-Elysées était chef barman?). L’époque obscure qui s’ensuivit donna naissance à des horreurs beaucoup trop sucrées à base d’ingrédients de piètre qualité.

Un cocktail de l’époque dorée


Des cocktails des années tragiques

Par chance, une poignée de rebelles américains –à la fin des années 1980– décidèrent de se battre contre la dictature du cocktail artificiel. Bien que plusieurs personnes participèrent à la genèse de ce mouvement, les figures les plus emblématiques sont sûrement le restaurateur Joseph Baum et son disciple Dale Degroff.

Baum fut le pionnier de la réapparition du restaurant gastronomique aux Etats-Unis à une époque où la nourriture de qualité avait elle aussi succombé sous le joug industriel de l’après-guerre. Lors de la réouverture du Rainbow Room à New York, Baum demande à son jeune chef barman Degroff de mettre en place un bar digne de ce nom, le décalage entre les plats gastronomiques et le pulco utilisé dans les cocktails étant devenu inacceptable. Le restaurateur lui dit de s’inspirer d’un certain Jerry Thomas, qui avait écrit un livre pendant l’époque dorée du cocktail.

Degroff, après de difficiles recherches du Bon vivant’s companion qui n’était plus imprimé depuis cent ans, pu y découvrir le savoir-faire du père fondateur de la profession pour qui l’art du mélange était un art à part entière, tout comme la gastronomie ou l’œnologie. S’ensuivit alors une vague de redécouverte des meilleurs standards de la profession de l’époque et petit à petit la renaissance du cocktail s’imposa à New York et Londres.

La France pendant ce temps se reposait sur ses grandes institutions. Le Ritz, le Harry’s ou certains bars de palaces gardaient une réputation mondiale, mais ne servaient qu’une niche très huppée de consommateurs. La renaissance du cocktail peinait à entrer dans le paysage parisien.

Là où New York et Londres avaient trouvé des figures emblématiques comme Dale DeGroff et Dick Bradsell, qui avaient réussi à implanter dans la culture de leurs villes respectives le cocktail de haute facture et abordable à la fois, à Paris personne n'avait comblé le vide entre le cocktail de palace à 25 euros et le pseudo cocktail au nom grossier à 10 euros (vraiment grossier: Screaming Orgasm, Blowjob, Sex on the Beach…). Le changement arriva en 2007 avec trois jeunes entrepreneurs français: Romée de Goriainoff, Olivier Bon et Pierre-Charles Cros.

Les trois entrepreneurs à l’Expérimental Cocktail Club

En ouvrant l'Expérimental Cocktail Club dans le 2e arrondissement, les trois jeunes fraîchement diplômés ont opéré un changement radical d'orientation car aucun d'entre eux n'avait suivi une formation liée au monde du bar. Sans connaissances particulières du cocktail, mais avec une motivation farouche inspirée par la scène cocktail new-yorkaise, ces entrepreneurs ont utilisé la formule qui fonctionnait dans la Grande pomme et qui est devenue par la suite le standard parisien: lieu cosy, cocktail raffiné et prix abordables (12 euros le verre). L'Expérimental est une vraie référence, car sa réussite a inspiré une panoplie d'autres entrepreneurs qui ont décidé de suivre cette tendance. De plus, de cette «école» sont sortis plusieurs barmen assez doués pour tirer le métier vers le haut, et in fine ce que vous recevez dans votre verre.

Par la suite, les adresses se sont multipliées. Des speakeasies (bars clandestins de la Prohibition) [1] aux restaurants plus standards avec un bar bien travaillé, Paris propose aujourd'hui un vrai paysage cocktail, que tous les épicuriens se doivent de découvrir. Nous ne sommes pas encore au niveau des plus grandes capitales mondiales du cocktail, mais nous les rattrapons très vite. Qui ne serait pas confiant dans les capacités de la France au vu de sa gastronomie? Surtout que nos trois pionniers de l'Expérimental font le chemin inverse en ouvrant des établissements qui font référence à Londres et New York, ce qui présage très sûrement l'avènement prochain du cocktail à la française. Let's hope.

CocktailMolotov

Sélection «CocktailMolotov» des meilleurs nouveaux bars de Paris

Voilà notre choix de bars, que nous avons restreint à Paris, par souci de synthèse, et dont nous avons exclu les bars d’hôtel. Pour des adresses complémentaires, n’hésitez pas à nous demander.

  • L’Experimental Cocktail Club (ECC), 37 rue Saint-Sauveur 75002 Paris 

Un must. Speakeasy avec des créations toujours bien réussies, son excellente ambiance est juste teintée par le manque d'espace que provoque son succès par rapport à sa taille. Pour une expérience mixologique optimale essayez de passer tôt ou en jour creux.

  • Candelaria, 52 rue de Saintonge  75003 Paris 

L'étoile montante. Elu parmi les 5 meilleurs nouveaux bars au monde par Tales of the cocktail (référence mondiale en termes de congrès de cocktails), Carina et son équipe font un excellent travail dans ce speakeasy aux notes latino-américaines. Le bar se trouve caché derrière la taqueria qui est aussi à tester.

  • La Conserverie, 37 rue du Sentier  75002 Paris

Plus spacieux et confortable que ses confrères, la Conserverie a pour originalité de proposer à la fois des vins, conserves et cocktails de qualité. Joseph, le chef barman, est aujourd'hui l'un des meilleurs français, comme le prouvent ses participations au «championnat du monde» World Class

  • Grazie, 91 boulevard Beaumarchais  75003 Paris 

Des cocktails dans une pizzeria italienne traditionnelle? Oui c'est possible avec le talent d'un Oscar Quagliarini, qui saura vous sortir de l'ordinaire avec son look ou ses breuvages légendaires

  • Les frères de l’Experimental: Beef Club, Prescription, Curio Parlor

Des cartes et des décos suivant la structure ECC mais avec une touche personnelle qui les caractérise.

Le Beef Club, 52 rue Jean-Jacques Rousseau  75001 Paris (Essayez la viande, by Yves-Marie Lebourdonnec!)

Le Prescription, 23 rue Mazarine  75006 Paris 

Le Curio Parlor, 16 rue des Bernardins  75005 Paris

  • Le Carmen, 34 rue Duperré 75009 Paris  

Etabli dans l'ancienne demeure de Bizet (d'où le nom), le Carmen se caractérise par son décor feutré et une hauteur sous plafond exceptionnelle. Pas de carte, mais des cocktails modernes préparés par l'équipe sur les envies du client.

  • L’entrée des artistes, 8, rue de Crussol 75011 Paris

Aux apparences d'un simple et petit bistrot de quartier, l'entrée des artistes propose une carte de cocktails qui a le mérite d'être un peu plus complexe que d'habitude (moins de vodka, plus d'infusions et ingrédients rares). Le point fort: les plats de qualité pour accompagner les cocktails. Les points faibles: la place et le service.

  • Le 29, 29, rue Vineuse 75016 Paris 

Ancien bar à hôtesses en plein cœur du 16e, qui mélange le charme de l'endroit d'antan (avec ses barres fixes ou les beaux canapés d'époque) avec des cocktails réussis, un peu trop sucrés parfois (pour un amateur de cocktail qui boit ses cocktails en général plus sec que le grand public).

  • L'étage (des Jalles), 14 Rue des Capucines  75002 Paris 

Dernier né, le bar accueille une clientèle huppée dans un cadre raffiné propre au quartier. En ce moment musique jazz de la prohibition en live et une carte concoctée par l’excellent Simon, ancien de la Conserverie.

[1] Aujourd'hui, les bars de type speakeasy servent de très bons cocktails dans un cadre cosy. C'est un anachronisme marketing, mis en place par les patrons de bars new-yorkais comme le Milk&Honey ou le PDT, qui a donné naissance à l'idée reçue que le speakeasy est pour beaucoup dans l'avènement du cocktail. Rien n'est plus faux, puisqu'en pleine Prohibition, la qualité médiocre des alcools de contrebande a bien failli être fatale aux boissons mélangées. Retourner à l'article

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