Culture

Amours, francs-maçons et DSK: Vous n'échapperez pas aux livres de plage

Ils se vendent comme des ventilos en période de canicule. Polar maçonnique, thriller nordique et «chick lit», la production éditoriale de plage a ses maîtres, ses routines et son marketing décomplexé. Un genre littéraire aussi déconsidéré par la critique que plébiscité par le public.

Les couvertures d'été / montage Slate.fr
Les couvertures d'été / montage Slate.fr

Temps de lecture: 7 minutes

Cet été, vous allez lire trois livres pour un montant total de 32 euros. Lors des 2 heures et 14 minutes quotidiennes que vous leur accorderez, dans votre jardin, sur la plage ou dans votre lit, vous privilégierez les polars, les thrillers et les romances.

Ne venez pas nous contredire: nous savons que c’est ce que vous allez faire, grâce à un récent sondage Ifop consacré à vos habitudes de lecture en vacances. Vous lisez plus l’été que pendant le reste de l’année: ce seul fait statistique explique que la production éditoriale qui précède les grandes vacances soit un moment décisif pour le secteur.

Avec vos 32 euros de budget moyen [1], vous allez pouvoir vous offrir le décalque féminin de Stieg Larsson, auteur du soporifique Millenium (La Sirène de Camilla Läckberg, 24 euros tout de même, chez Actes Sud) et compléter avec L’Appel des anges de Guillaume Musso (Pocket, 8 euros). Total: 32 euros tout rond.

Vous reprendrez bien un peu de Millenium??? La Sirène, 120.000 exemplaires mis en place

Autre possibilité: vous prenez un Musso première édition, comme 7 ans après (septième au classement des meilleures ventes, XO, 22 €), et vous ajoutez le Indridason, cet Islandais dont l’inspecteur récurrent, alcoolique dépressif divorcé, concurrence Derrick sur le terrain de l’enquête qui prend son temps (normal, vous êtes sur une île… le tueur est déjà cerné). Vous en profiterez pour apprendre à distinguer les noms de famille islandais des marques de médicament contre la toux:

«Elingborg, inspectrice au sein de l'équipe du commissaire Erlendur, enquête sur la mort suspecte de Runolfur […] Runolfur a apparemment utilisé du Rohypnol pour violer une femme et celle-ci se serait vengée.»

Total: 29 euros. Il en reste trois pour la visière ou le frisbee.

Les Strauss-Kahn, saison II

L’été, on ne peut pas vous en vouloir, vous aimez vous détendre. Vous posez votre cerveau sur le sable à côté de vous, et vous le laissez s’enliser. «L’été est propice à lire des choses moins lourdes», estime Catherine Le Bel, directrice du livre chez Relay. «C’est pour ça que le polar fonctionne bien, c’est très distrayant», estime-t-elle.

Un peu comme certains livres politiques, dont on a le sentiment qu’ils pourraient être des romans. On a assez dit à quel point l’affaire DSK (les affaires DSK) était semblable à une série télévisée. Pas étonnant donc que l’été dernier Madame DSK, de Renaud Revel et Catherine Rambert, se soit vendu comme des glaces à l’italienne.

Anne et Dominique, saison 1 - Le scandale - été 2011

Cet été, vous pourrez dans cette veine opter pour Les Strauss-Kahn, d’Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué, déjà au top des ventes. «Ce n’est pas forcément un livre d’été mais les auteurs sont connus, c’est facile à lire», explique Catherine Le Bel, et sur un sujet qui passionne encore.

Anne et Dominique, saison 2 - La chute - été 2012

Le roman d’été, tentative de définition d’un objet culturel mal considéré

Alors que le concept de roman d’hiver paraîtrait incongru (le roman d’hiver, c’est le vrai roman, celui qui n’est pas sali par les grains de sable, et qui sort de la fin de l’été à l’automne, en période de prix littéraires), tout le monde s’accorde chez les professionnels pour dire qu’il existe, en creux, un type de roman estival.

On dira de l’été que c'est la période des romans légers, des littératures plus romanesques ou des divertissements sans prétention. Du polar et du thriller, comme l’a mesuré l’étude de l’Ifop, des genres très appréciés à la fois par les hommes et les femmes. Et des histoires de coeur pour les filles, ce qu’on appelle de la chick lit dans le jargon.

Etude Ifop pour Feedbooks, juin 2012
 
 «Il y a un type de lectures estivales, assure Catherine Le Bel. Mais ce ne sont pas forcément des livres sortis en été.» De fait, les Pancol, Musso et autres Levy sont sortis au printemps, «un temps fort de l’édition» selon elle, «avec des annuels en quelque sorte». Juste à temps pour bénéficier du bouche-à-oreille, de l’exposition sur les étalages et de la presse avant qu’elle ne parte en vacances.

Si la saisonnalité de Musso ou de Levy est bien rôdée, avec des sorties pour la plupart en mars-avril chaque année, d’autres auteurs à succès comme Katherine Pancol sortent à cette date pour des raisons moins rationnelles: «Le premier volume de sa trilogie a été publié en mars 2006, à l’époque on ne savait pas l’ampleur que ça prendrait, explique Carol Menville, attachée de presse de la fiction d’Albin Michel. Nous avons donc suivi ce rythme [un volume tous les deux ans] à la même cadence.» Reste qu’il est peu probable qu’un de ces best-sellers du sentimental paraisse en automne, période de la rentrée littéraire avec un énorme L.

Le secteur du livre encourage cet état d’esprit vacancier: «Sur les sites, on a des sélections été ou des catalogues dédiés à l’été, note par exemple Noëlie Eternot, qui tient le blog Book & Buzz. Les magazines féminins dressent leur sélection pour la plage.»

Oublier la presse

Après les poids lourds du sentimental, les maîtres du thriller et du polar maçonnique complotiste débarquent juste avant les vacances, à l’image du dernier volet de la série d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne, Le temple noir, une histoire de templiers, de francs-maçons et de complot anti-Vatican…

«Un roman qui sort en juin, on n'en attend pas de presse, les journalistes étant déjà sur la rentrée littéraire», précise Carol Menville. «Paradoxalement, rajoute Estelle Revelant, attachée de presse de Fleuve Noir, ça peut faire peur car on est à la fin d’une année, une période d’endormissement médiatique, les grilles de programme changent avec les émissions d’été, les journalistes partent en vacances...»

Le Temple Noir

Mais les éditeurs prennent un risque très calculé en choisissant le moment où la presse part en vacances. «Ce sont des ouvrages dits de divertissement, le polar n’est pas un objet littéraire qui suscite de la critique, tout le monde sait ça, c’est le parent pauvre de la critique», ajoute Estelle Revelant. Alors que deux mois plus tard, les cinq cents et quelques aspirants au Goncourt ou au Renaudot vont s’écharper pour une brève dans Le Monde des livres et difficilement approcher les centaines de ventes pour les moins chanceux, la rentrée littéraire des plages mise plus sur la pub et le bouche-à-oreille. Et ça tombe bien puisque, toujours selon l’Ifop, la recommandation des pairs est de loin la première source d’influence sur le lecteur estival.

Davantage que sur les journalistes, les livres programmés pour mai-juin misent aussi sur des prix littéraires remis par des lecteurs ou des opérations touchant le grand public, comme le prix des lecteurs de l’Express ou le prix Maison de la Presse, qui récompense un ouvrage qui «affiche les qualités littéraires de l'ouvrage populaire (lecture accessible, divertissante, enrichissante) de façon à devenir le livre de l'été par excellence». Le Lauréat de l’année, Michel Bussi (Un avion sans elle, Presses de la Cité) est d'ailleurs bien parti pour faire un carton. 

Le marketing littéraire en tongs

A l’inverse de l’image de l’Ecrivain en vacances, dévoilé dans son pyjama bleu ou attablé face à un reblochon, mais d’autant plus statufié, mystification de la presse people qu’analysait Roland Barthes, l’objet-livre se permet un certain relâchement en période estivale.

Alors que le bandeau rouge qui attire l’oeil est à peu près la seule innovation marketing des trente dernières années, et qu’on imagine mal un pack «pipe intello-chic en bruyère ou lunettes carrées offertes avec deux Gallimard Rentrée littéraire», cette pudeur culturelle s’estompe en été et les opés promos inspirées de la grande surface s’affichent sans honte. Serviette de plage, lunettes ou maillot de bain, les «goodies» viennent en cadeau pour l’achat de deux livres, et la Fnac propose un livre offert pour deux livres achetés.

Le grand moment du livre de poche

Des livres de poche de préférence car, sur votre serviette offerte, vous n’allez tout de même pas coucher un roman de la Pléiade? Imaginez vos doigts gras de crème solaire se poser sur le papier bible. Tandis que les poches semblent faits pour accueillir les grains de sable.

L’été est le moment fort du format: dans le top 20 que dressait Livre Hebdo en 2011, «pas moins de douze titres se class(aie)nt dans les meilleures ventes, tous genres confondus». «Les éditeurs font de la mise en avant de leur catalogue, il n’y a pas beaucoup de nouveautés, mais surtout des livres qui ont déjà fonctionné», et qui sont remis en place à l’approche des grandes vacances, explique Noëlie Eternot. Avec eux, nul besoin de gérer une image d’auteur… D’autant qu’il s’agit souvent d’écrivains étrangers. On est là au royaume enchanté des livres qui se vendent tout seuls et que le public attend avec ferveur d'une année sur l'autre. Les polars et thrillers, Robin Cook ou Joseph Finder chez Albin Michel, Michael Connelly ou Indradason chez Points, sont les premiers à bénéficier de cet effet plage. 

Romans de gare et d’aéroport

Vos trois livres de vacances, vous les achèterez probablement dans un Relay H d’une gare, à la maison de la presse du lieu de vos vacances ou au rayon livre de ce que les rapports du ministère de la Culture appellent une grande surface non-spécialisée (un super ou hypermarché). Ce qui va best-selleriser un peu plus les livres déjà entrés dans les tops de meilleures ventes, par un effet de cercle vertueux: si le livre démarre fort, ces espaces plus sélectifs et orientés sur un nombre limité de référence le mettront en place…

Et certains livres bénéficient dès le départ de mises en place qui en font des inratables: 75.000 exemplaires pour Les Strauss-Kahn, 120.000 pour La Sirène, selon les chiffres de Livre Hebdo. Il faudra vraiment rester concentré ou éviter tous les points de vente pour ne pas tomber sur un de ces best-sellers programmés. D'autant que, pour les sagas, les éditeurs se servent de la parution du dernier volume pour promouvoir la réédition en poche des précédents, et vice-versa: c'est le cas par exemple de la série en sept volumes des templiers de Giacometti et Ravenne, dont un million d’exemplaires ont déjà été vendus, et dont l’attachée de presse se dit certaine que le dernier volume entrera «dans le top 20 de l’été».

Le temps long de l’été

Si vous vous sentez un peu seul en lisant cet article, parce que vous, vous aviez mis les quelque 1.100 pages de l'édition poche de Belle du Seigneur dans votre sac, séchez vos larmes, vous n’êtes pas seul au monde.

«L'été, c'est aussi le moment où on a du temps», rappelle Emmanuelle Heurtebize, directrice des éditions 10/18. D’évidence, rares sont ceux qui s’amusent à lire les œuvres complètes de Husserl. Mais certains romans que l’on est trop occupé ou trop fatigué pour lire pendant l’année peuvent être lus sur une serviette de plage. En été, on est plus détendu, l’esprit plus libre, «plus concentré sur les lectures», estime l’éditrice. «Donc les livres exigeants sont très intéressants pour l’été: on a du temps pour des choses plus longues.»

La directrice de 10/18 explique d'ailleurs qu’elle ne publie pas que des livres extrêmement légers pour les vacances. «Là, on publie par exemple Istanbul était un conte, roman sur Istanbul vue à travers ses habitants, c’est un très bel appel au voyage. En mai on a aussi publié en poche Quand blanchit le monde, un livre qui n’avait pas eu toute l’attention qu’il méritait en grand format, cela permet de donner une seconde chance.»

Si vous êtes de ces lecteurs-là, A La Recherche du Temps Perdu 9.609.000 caractères, près de 1,5 million de mots, et le record du plus long roman dans le Guinness— existe en poche pour la plage

Jean-Laurent Cassely et Charlotte Pudlowski

[1] Propositions établies à partir de la liste des best-sellers du Top 20 du 18 au 24 juin publié par Livres Hebdo et Ipsos. Retour à l'article 

 
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