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Plongée dans «l’archipel de la torture» du régime syrien

L’ONG Human Rights Watch publie un rapport sur l’usage systématique de la torture pratiquée par les services de renseignement syriens depuis mars 2011: carte des centres de détention, nom des responsables, méthodes utilisées.

"Shabeh", technique de torture employée dans les centres de détention syriens par les officiers des agences de renseignement / Human Rights Watch
"Shabeh", technique de torture employée dans les centres de détention syriens par les officiers des agences de renseignement / Human Rights Watch

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Dans un rapport publié ce mardi 3 juillet, l’ONG Human Rights Watch (HRW) dresse un panorama très détaillé et effrayant de la pratique systématique de la torture par le régime syrien de Bachar al-Assad. «L’archipel de la torture: arrestations arbitraires, torture et disparitions forcées dans les prisons clandestines de Syrie depuis mars 2011» est basé sur plus de 200 interviews conduites par l'ONG depuis le début des manifestations contre le régime en mars 2011.

Ces témoignages d’anciens détenus sont corroborés par ceux de membres de l’armée syrienne ou de ses services de renseignement ayant fait défection. Les entretiens ont été réalisés entre avril 2011 et mai 2012 en Syrie et dans les pays voisins accueillant des réfugiés: Jordanie, Liban, Irak et Turquie.

Un système de torture d’Etat

«L’utilisation systématique de mauvais traitements et de tortures que HRW a enregistré pointe clairement une politique d’Etat de torture et de mauvais traitements et constitue de ce fait un crime contre l’humanité», juge l’ONG.

HRW en appelle au Conseil de sécurité des Nations-Unies pour qu’il informe la Cour pénale internationale de la situation en Syrie et adopte des sanctions ciblées contre les officiels impliqués dans ces abus.

Lancées depuis les vagues de protestation de mars 2011, les arrestations arbitraires concerneraient au moins 25.000 personnes selon un réseau d’activistes syriens (Violations Documentation Center). Probablement bien plus, juge HRW, pour qui ces arrestatons s’apparentent pour leur majorité à ce que le droit international qualifie de disparitions forcées. «Une personne est victime de disparition forcée lorsqu’elle est arrêtée, détenue ou enlevée par l’État ou par des agents opérant pour le compte de l’État qui nient ensuite détenir cette personne ou qui refusent de révéler où elle se trouve. Ce faisant, ils la soustraient à la protection de la loi», précise ainsi le site d’Amnesty international.

Une telle politique est possible par le biais des mukhabarat («renseignement» en arabe), les agences de renseignement dont quatre gèrent ces centres de détention secrets disséminés sur le territoire syrien:

  • Le département du renseignement militaire
  • Le département de la direction du renseignement de l’armée de l’air
  • La direction de la sécurité politique
  • La direction générale du renseignement

Une carte des centres de détention et le nom de leurs responsables

Grâce à des témoignages concordants, HWR a pu dresser une carte interactive —sans doute non exhaustive— des centres de détention dans lesquels la torture est pratiquée. Les centres cités dans le rapport sont ceux pour lesquels de multiples témoins ont indiqué la même localisation et ont fourni une description détaillée de torture. Le véritable nombre de centres de détention utilisé par les agences de renseignement est donc probablement beaucoup plus élevé, estime l'ONG dans son rapport.

En utilisant des images satellites montrées aux témoins, l’ONG a pu situer précisément les bâtiments dans les différentes villes syriennes.

Un tableau dresse pour chaque centre les coordonnées géographiques, l'agence de renseignement responsable et les témoignages liés au lieu... Les noms des responsables de ces centres sont également précisés et rendus publics quand ces derniers ont été identifiés, dans l’hypothèse d’un futur procès devant la Cour pénale internationale.

Un inventaire des méthodes de torture employées

«L’extrême surpopulation, la nourriture inadequate, le déni quotidien d’assistance médicale suffisent en eux-mêmes à constituer des mauvais traitements, voire de la torture», explique HWR dans son rapport. Mais presque tous les anciens détenus ont affirmé avoir été torturés ou avoir assisté à une séance de torture. Plusieurs témoins ont assisté à la mort d’un compagnon de cellule, souffrant de diabète ou de problèmes cardiaques, à cause de l’absence d’assistance médicale.

Parmi les méthodes employées, certaines semblent être utilisées plus régulièrement que d'autres par les services de renseignement. Le rapport d'Human Rights Watch dresse l'inventaire le plus précis possible de ces pratiques inhumaines, accompagnant ses descriptions de crayonnés réalisés à partir des témoignages.

Dulab ou technique du pneu: le détenu passe ses jambes, sa tête et parfois ses bras dans un pneu de voiture («dulab» en arabe), devenant ainsi prisonnier de ses mouvements. Il est ensuite battu par ses géôliers avec des bâtons et des câbles.

«Dulab» ou technique du pneu, utilisée selon HRW par les agences de renseignement syriennes

Shabeh: Technique consistant à attacher le prisonnier par les poignets et à le suspendre au plafond de manière à ce que ses doigts de pied ne touchent pas le sol. Il est ensuite battu et laissé sur place plusieurs heures voire plusieurs jours...

D’autres pratiques incluant l’électrocution, le viol, l'exposition à la chaleur ou au froid, les menaces de mort ou de représailles sur la famille, l'arrachage d’ongles, les brûlures de la peau à l’acide ont aussi été employées.

Tout aussi dégradant, le non-respect des critères internationaux de détention des prisonniers est la règle, la surpopulation atteignant des niveaux à peine croyables, comme en témoigne ce schéma réalisé à partir d'un témoignage précis:

Un autre témoin s'est retrouvé dans une cellule de 10m2 avec environ 65 personnes. Il y est resté trois jours debout.

«Quand je voulais dormir, je m’appuyais contre le mur pour m’endormir. La salle de bain était dans la cellule […] Comme les prisonniers ne pouvaient jamais dormir et devaient rester debout tout le temps, certains ont commencé à devenir fous et à halluciner. Pendant que certains dormaient ou étaient assis dans la cellule, un prisonnier qui hallucinait a commencé à uriner sur ceux qui dormaient…»

Pour la plupart d’entre eux, les témoins rencontrés par l’ONG ont affirmé qu’ils étaient menottés ou aveuglés durant leur détention, et certains ont été laissés nus pendant plusieurs jours.

Un rapport d'Amnesty International de mars 2012 aboutissait aux mêmes conclusions

Ce rapport très détaillé confirme les observations faites en mars dernier par Amnesty international, qui avait publié elle aussi un rapport sur la torture en Syrie dans les prisons et centres de détention: «les personnes sont presque toujours battues et autrement torturées et maltraitées au cours de l'arrestation, souvent pendant le transport qui s'ensuit en direction des centres de détention, puis systématiquement à leur arrivée dans ces centres et tout au long de leur détention», détaillait le rapport.

«Les témoignages présentés dans ce rapport, pris dans le contexte des autres violations des droits humains commises contre des civils en Syrie, constituent une preuve supplémentaire du fait que la torture et les autres mauvais traitements en Syrie s'inscrivent dans une attaque généralisée et systématique contre la population civile, menée de façon organisée dans le cadre d'une politique de l'État, et constituent, de ce fait, des crimes contre l'humanité.»

Dans son rapport, l'ONG demandait —déjà— au Conseil de sécurité de «charger le procureur de la Cour pénale internationale de statuer sur la situation en Syrie afin d'enquêter sur les crimes de droit international, y compris sur les crimes contre l'humanité signalés.»

Dès 2011, des témoignages sur la torture dans les prisons syriennes

Dorothy Parvaz, une journaliste d’Al Jazeera, avait été arrêtée en mai 2011 par le régime syrien, qui la soupçonnait d'espionnage. Dans une interview pour sa chaîne, elle avait raconté ses trois jours de détention dans une prison syrienne:

«J’ai entendu deux séries d’interrogatoires et des gens se faire battre, à environ dix mètres de moi […]. Les coups étaient sauvages, les mots prononcés par ceux qui étaient battus n’étaient en réalité qu’un son rauque “wallahi! wallahi! (Je le jure devant Dieu)”, ou simplement la, la! (Non, non)”.»

«J’ai aperçu un jeune homme, pas plus de vingt ans, enchaîné à un radiateur dans le couloir. Il avait un bloc-notes sur les genoux, les yeux bandés, et il tremblait si fort qu’il ne pouvait à peine tenir le stylo avec lequel il devait probablement signer une sorte de confession. Pendant ce temps, les coups et les cris continuaient à l’intérieur.»

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