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Etats-Unis: La couleur de peau influence les idées politiques

Ce que l'on pense de la réforme de la santé, des impôts et même du chien du président, est influencé par les préjugés raciaux.

Barack Obama avec 'Bo' le chien, devant la Maison Blanche, le 4 avril 2009. REUTERS/Larry Downing
Barack Obama avec 'Bo' le chien, devant la Maison Blanche, le 4 avril 2009. REUTERS/Larry Downing

Temps de lecture: 7 minutes

Quand, en mai dernier, Obama a changé d'avis sur le mariage homosexuel, les républicains ont voulu croire très fort que l'électorat afro-américain du Président, bien moins favorable à cette extension du mariage que d'autres catégories pro-Obama, se démobiliserait voire ferait défection. Or cela ne semble pas près de se produire.

Le 31 mai, l'institut de sondage Public Policy Polling (PPP) révélait en effet une variation de 36 points au sein des Noirs favorables au mariage homosexuel dans l'Etat du Maryland, où les électeurs seront interrogés sur la légalisation de ce type d'union lors d'un référendum, en novembre prochain. En mars dernier, dans un sondage PPP sur le même sujet et dans la même catégorie de sondés, 56 % s'opposaient au mariage homosexuel, et 39 % le soutenaient. En mai, les chiffres étaient quasiment inversés: 55 % étaient pour, 36 % contre. Visiblement, les électeurs noirs n'ont pas lâché Obama sur un sujet qu'ils désapprouvent: ils ont ajusté leur opinion sur celle du Président.

Convictions canines et politiques

L'idée que notre point de vue sur Obama reste identique et que tout le reste varie en fonction, est au cœur de l'étude inédite réalisée par Michael Tesler. Alors que le PPP s'intéressait au Maryland, ce spécialiste des sciences politiques de l'université Brown a passé en revue des sondages menés à l'échelle nationale depuis la prise de fonction d'Obama, afin d'analyser l'opinion sur le mariage homosexuel dans un contexte idéologique plus large. Et avec son revirement, non seulement Obama gagne les Noirs à ses positions, mais il éloigne une catégorie de Blancs que Tesler qualifie de «conservateurs en matière raciale». Autrement dit, Obama a une telle influence sur les électeurs sensibles à la question raciale qu'ils ont adapté leur point de vue au sien.

Si la chose a surpris Tesler, c'est parce qu'il croyait que l'opinion sur le mariage homosexuel serait l'une des variables les plus stables en politique, car profondément liée aux valeurs morales. Depuis 2009, Tesler tient la chronique de ce qu'il appelle la «polarisation raciale» à l'ère d'Obama — c'est-à-dire dans quelle mesure, sur des sujets non liés à la question de la race [1], l'opinion publique s'est imprégnée de considérations raciales dès lors qu'Obama s'en est emparé.

Le chercheur a utilisé différentes enquêtes pour identifier une série de débats ainsi empêtrés dans la problématique raciale: réforme du système de la santé, fiscalité, nomination de Sonia Sotomayor à la Cour suprême. Même Bo Obama en fait les frais: les racistes regardent une photo du chien présidentiel avec moins de bienveillance quand ils savent qui en est le maître. Là encore, Tesler s'est étonné:

«Je pensais que les convictions étaient moins changeantes en matière de chiens que de politique».

Comprendre l'héritage d'Obama

À 31 ans, ce chercheur qui a fait l'essentiel de sa carrière universitaire sous Obama, a entrepris d'établir des clés de compréhension de l'héritage du Président, que celui-ci exécute ou non un second mandat. D'après ses recherches, Tesler a pu constater qu'en fait de présidence post-raciale, ce à quoi beaucoup s'attendaient, Obama aura polarisé des domaines de la politique jusqu'alors épargnés par la question raciale. Car en plus d'influencer la population dans le soutien qu'elle apporte au Président, les présomptions raciales sont en train de refaçonner entièrement l'opinion publique.

Le mentor de Tesler, David Sears, psychologue enseignant à l'UCLA (Université de Californie à Los Angeles), avait déjà suggéré qu'il n'est pas besoin qu'une politique soit ouvertement liée à la question raciale — comme la loi sur les droits civiques ou la discrimination positive — pour que celle-ci s'invite dans les opinions. En 1987, Sears, Jack Citrin et Rick Kosterman, rédigèrent un chapitre dans l'ouvrage Blacks in Southern Politics [«Noirs et politique dans le Sud des États-Unis»].

Les auteurs y avançaient que le simple fait que Jesse Jackson se soit présenté aux primaires démocrates pour l'élection présidentielle trois ans plus tôt (une première pour un Afro-Américain) avait accéléré la polarisation des esprits dans les régions du sud des États-Unis. En s'appuyant sur les données du National Election Study, Sears avait ainsi montré que les Blancs du Sud dénotant un certain racisme (évalué d'après leur point de vue sur les Noirs ainsi que sur la protection sociale et le transport scolaire[2]) étaient moins favorables aux démocrates après la candidature de Jackson à l'investiture du parti. La question raciale avait donc également aiguillé leur avis sur les deux candidats blancs en lice, Ronald Reagan (républicain) et Walter Mondale (démocrate).

Quand, deux décennies plus tard, Obama a annoncé sa candidature, le pays avait selon toute vraisemblance changé. Les sujets naturellement liés à la race, comme la discrimination positive ou le transport scolaire, ne faisaient presque plus l'objet de débats politiques, et ce que Tesler et Sears appelaient «le racisme à l'ancienne» de Jim Crow [symbole des lois ségrégationnistes du Sud américain] avait disparu de la sphère publique.

Toutefois, quand Tesler et Sears ont étudié les sondages de 2008, ils ont vu confirmé ce que l'observation de la campagne présidentielle laissait prévoir: le choix des électeurs était lié à leur opinion sur les races. Tesler a fait ce constat au moyen d'une série de questions sur l'«animosité raciale» qu'il a ajoutée aux enquêtes politiques, en demandant aux sondés si les Noirs étaient victimes de discrimination ou si le pays avait été trop loin pour parvenir à l'égalité des droits.

Du local au national

Par le passé, quand les politiques noirs décrochaient dans les urnes des postes de moindre envergure, en particulier les mairies des grandes villes, la résistance qui leur était opposée du fait de leur couleur s'amenuisait au cours de leur mandat. Si le racisme s'était clairement mis en travers de leur route lors de leur première bataille électorale, des pionniers tel que le maire de Los Angeles Tom Bradley firent que les électeurs substituèrent peu à peu à leurs préjugés raciaux des jugements plus personnels sur les compétences politiques.

Mais, regrettent Tesler et Sears dans leur livre paru en 2010, Obama's Race: The 2008 Election and the Dream of a Post-Racial America, il semble que ce n'ait pas été le cas pour le Président. Les chercheurs observent ainsi qu'au cours des cent premiers jours de mandat d'Obama, si les sondages faisaient état d'une grande popularité (avant que les républicains ne se liguent massivement contre lui), les enquêtes qui mesuraient aussi l'animosité raciale dévoilaient une profonde division au-delà des appartenances politiques.

En avril 2009, le Pew Research Center montrait par exemple un écart de 70 points dans le taux d'approbation d'Obama entre les «très progressistes en matière raciale» et les «très conservateurs en matière raciale» — un écart supérieur à celui jamais observé pour ses cinq prédécesseurs à la Maison Blanche. «Peut-être les grands espoirs et les grandes peurs raciales incarnés par notre premier Président afro-américain ont-ils rendu plus palpables les opinions sur les minorités qu'elles ne l'étaient avec les politiques noirs à niveau local, qui ne symbolisaient pas une telle évolution en matière raciale,» commentent les auteurs.

Polarisation raciale sur la réforme de la santé

Huit mois après l'intronisation du Président, Tesler a eu l'occasion rêvée d'observer la façon dont les opinions raciales pouvaient altérer la politique d'Obama. En août 2009, dans une enquête sur la nomination en cours de Sonia Sotomayor à la Cour suprême, CNN coupait curieusement en deux son échantillon, avec deux formulations différentes de sa question: l'une mentionnait que la juge avait été nommée par Obama, l'autre ne faisait absolument pas mention du Président. Coup du hasard, l'affaire Skip Gates faisant alors la une [d'après le nom d'un grand intellectuel afro-américain arrêté à tort par la police], CNN demandait, dans la même enquête, à quel point la discrimination policière à l'encontre des Noirs américains semblait être monnaie courante. Quand le nom d'Obama avait été mentionné, le point de vue des sondés sur la discrimination (dans un spectre allant de «très courante» à «très rare») avait trois fois plus d'influence sur leur opinion concernant Sotomayor.

Tesler a ensuite décidé d'étudier des «sujets qui ne soulèvent pas les passions et pas encore marqués par une forte approche partisane». Obama en a servi tout un tas: plan de relance économique, réforme de la santé, marché du carbone, autant de thèmes relativement nouveaux sans fidélité politique clairement établie. Grâce aux données de l'institut de sondage YouGov, Tesler a observé comment l'opinion des électeurs sur ces sujets pouvait correspondre aux réponses qu'ils avaient données sur l'animosité raciale. Il a constaté un «excès de polarisation raciale» dans la réforme de la santé: face à la description des différents programmes de Clinton en 1993 et d'Obama en 2009, les sondés étaient plus susceptibles de désapprouver celui d'Obama quand on leur livrait le nom des présidents – s'ils faisaient preuve d'aversion raciale ailleurs dans l'enquête.

Même les chiens présidentiels étaient jugés à travers le même prisme. Ainsi, Tesler a montré à 1 000 sondés de YouGov la photo d'un chien d'eau portugais en leur demandant quels sentiments il leur inspirait; la moitié de l'échantillon pensait voir Bo Obama, l'autre le chien de Ted Kennedy, Splash. (Deux chiens politiques de la même race, mais la photo était celle du chien d'Obama.) Résultat, les personnes nourrissant des sentiments négatifs à l'encontre des Noirs aimaient moins le chien d'Obama.

Mariage homosexuel et question raciale

Le mariage homosexuel est le dernier sujet en date à répondre à ce mécanisme, même si les conclusions du sondage PPP dans le Maryland tendent à confirmer que la polarisation raciale peut s'actionner dans un sens comme dans l'autre. Dans son corpus de recherche, Tesler a en effet repéré à plusieurs reprises que ce phénomène était en partie le fait d'électeurs qu'il qualifie de «progressistes en matière raciale» — cette catégorie, qui démontre une faible tendance au racisme, inclut les Noirs et les Blancs progressistes et est davantage susceptible de soutenir une politique quand Obama s'est prononcé en sa faveur.

C'est pourquoi le chercheur, qui ne cache pas ses sympathies envers le Président, se réjouit de la décision récente de la Maison Blanche d'utiliser l'expression «Protection Obama» [Obamacare] dans sa communication de campagne, après l'avoir écartée pendant des années. «J'estime que la protection sociale en matière de santé est à jamais la 'protection Obama'», a déclaré Tesler en mai dernier en marge de la conférence annuelle de la Midwestern Political Science Association à Chicago, à quelques encablures du Q.G. de campagne d'Obama. Les opposants à l'Obamacare l'étaient pour des raisons tellement enracinées qu'aucune promotion des bienfaits du projet de loi n'aurait pu les faire changer d'avis, explique Tesler. Cela étant, Obama devrait profiter des réflexes racistes qui ont gangrené le sujet.

«Pourquoi ne pas exploiter le poison à notre actif? Ceux qui sont contre sont contre. Autant en profiter pour motiver son camp.»

Le parti démocrate, ou l'Obama Party

Finalement, la seule erreur qu'a peut-être commise le gouvernement en mettant en place des politiques qui heurtent a priori une partie de la base démocrate – les choix militaires pour les Blancs progressistes, ou les sujets relatifs au sexe pour l'électorat noir – a été de ne pas parvenir à ce qu'Obama se les approprie personnellement. Car les Blancs progressistes et les Noirs ont autant de chances de soutenir ce en quoi Obama croit que les racistes ont de s'y opposer. Un nouveau dogme démocrate est en train de se former autour de la personne du Président. Qu'il gagne ou qu'il perde en novembre prochain, ce sera le parti de Barack Obama pour longtemps.

Sasha Issenberg

Traduit par Chloé Leleu

[1] Le mot race est utilisé dans le texte anglais. Il n'y a pas chez les anglo-saxons de connotation raciste à l'emploi du mot. Retourner à l'article.

[2] Depuis la déségrégation aux États-Unis, la question du transport scolaire est intimement liée à la politique de la discrimination positive, car elle implique un désenclavement des quartiers où vivent les minorités pauvres (NdT). Retourner à l'article.

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