Culture

Faust, un chef d'oeuvre de Sokourov

Il n’est pas sûr que ce soit rendre service à un film que de le porter ainsi sur un piédestal. Mais là, cela s'impose.

Faust, d'Alexandre Sokourov / <a href="http://www.sddistribution.fr/fiche.php?id=61">Sophie Dulac Distribution</a>
Faust, d'Alexandre Sokourov / Sophie Dulac Distribution

Temps de lecture: 5 minutes

Faust d'Alexandre Sokourov, avec  Johannes Zeiler, Anton Adasinskiy, Isolda Dychauk. Sortie le 20 juin. Durée 2h14

Rares, très rares sont les occasions où il apparaît inévitable de sortir les grands mots, les superlatifs qu’on essaie plutôt d’éviter d’ordinaire. Chef d’œuvre? Il n’est pas sûr que ce soit rendre service à un film que de le porter ainsi sur un piédestal. Pourtant, très vite durant la projection du Faust d’Alexandre Sokourov, Lion d'or 2011, une évidence s’impose –et même deux évidences.

L’une est qu’on sait d’emblée qu’on reverra ce film, et plusieurs fois. L’autre, qu’on est devant une œuvre d’une puissance et d’une richesse hors norme, ayant vocation à entrer directement parmi les titres qui marquent l’histoire du cinéma.

Il y a, c’est vrai, une sorte de solennité dans la manière dont le cinéaste russe aborde l’histoire de Faust, plus exactement du Faust selon Goethe (le premier Faust). Descendu des nues, le film s’ouvre d’ailleurs par un plan «magique», qui évoquerait plutôt une autre grande transposition du mythe, Le Maître et Marguerite, mais fait directement écho aux vers du prologue de Goethe:

«De la création déroulez les tableaux,
Et passez au travers de la nature entière,
Et de l'enfer au ciel, et du ciel à la terre.»

Il est d’ailleurs intrigant de se souvenir à l’occasion combien ce «Prologue sur le théâtre» semble aujourd’hui concerner l’impureté du cinéma, entre industrie, art et distraction. Avec Sokourov, pas de doute, la barre est résolument du côté de l’art.

Aussitôt arrivés sur terre, nous voici au cœur du sujet, l’humain, et très explicitement, son cœur. Voici un cœur d’homme empoigné à pleines mains devant nous, et aussi ses tripes et ses viscères. Son âme? Introuvable. En pleine séance de dissection, le Docteur Faust discute d’emblée avec son assistant, l’insaisissable Wagner, les grandes questions métaphysiques, les aspects les plus triviaux et un humour obstiné, exigeant, véritable force de tension et de vibration qui parcourt le film, sont là d’emblée.

Où? Dans une petite ville d’Allemagne, assurément. Dans un monde décrit-rêvé par la peinture et la gravure (Dürer bien sûr…) autant que par l’Histoire. Mais plus encore dans un entre-monde, dans l’obscur virage du Moyen-Âge à la Renaissance. Un monde où les monstres s’apprêtent à changer d’état, où les formes et les idées, les pulsions et les pensées s’organisent selon des ordres qui se transforment. Un monde où la nature est encore saturée de divinités et de terreur, et déjà objet d’études et de théories dont rien n’assure qu’elles seraient moins folles que les anciennes croyances. Un monde où la religion vacille et se reconfigure (le temps de Faust est celui de Luther). Un monde fantastique qui à bien des égards peut se comparer au nôtre.

Nous savons grâce à ses films que Sokourov aime les humains et déteste ce qu’ils (se) font, surtout collectivement. Ni Dieu ni science, le «progrès» encore moins, ne sont à ses yeux des promesses d’un monde moins pire. Et pourtant, dans ce film comme dans toute son œuvre, vibre et travaille une force vitale, qui pousse en avant malgré toutes les raisons de désespérer –y compris, donc, de s’être vendu au diable. Un pacte satanique n’engage que celui qui y croit.

Le diable a ici l’apparence incernable d’un usurier sans âge, dont on verra à l’occasion le corps monstrueux, capable des pires vilénies, des meilleures farces, des plus fines interprétations. D’une certaine manière, il ressemble au film lui-même, à sa complexité, son ironie, son inventivité, sa monstruosité.

Tourné dans un format jamais vu, un sorte de fenêtre carrée, comme un hublot sur un monde parallèle ou le fond d’un verre d’alcool pour voir autrement le monde, c’est un film où les images et les couleurs paraissent distordues pour mieux exprimer les troubles et les hantises du personnage central. Faust est une expérience sensorielle au sens strict incomparable. Mais si Sokourov fait fabriquer des optiques spéciales pour sa caméra, et retravaille comme un peintre les nuances de couleur comme les tonalités musicales, ce n’est jamais au service d’une vaine esthétique, toujours en approfondissant l’intensité et la complexité des questions. Qui voudra s’amuser à répertorier les thèmes de cette œuvre d’un prince de la bifurcation, d’un virtuose de la réversibilité, d’un athlète du changement de pied, se noiera dans un abîme sans fin.

Là se joue une des dimensions majeures du film. Car si celui-ci s’inscrit explicitement (mais seulement à la fin de la projection, grâce à un carton qui clôt le générique de fin) dans la «tétralogie du Mal» du réalisateur, il suggère une autre question, une autre approche. La tétralogie du Mal complétée par Faust se compose de Moloch (1999), Taurus (2000) et Le Soleil (2004), centrés sur les figures d’Hitler, Lénine et Hiro Hito. Aux trois incarnations d’une volonté de pouvoir absolue et dévorante abordées dans l’intimité quotidienne de dictateurs au moment de leur chute, répond la figure de la volonté de pouvoir absolu du savant Docteur Faust, qui lui, au contraire, prend son essor dans le monde aux toutes dernières images.

Sokourov revendique l’importance de la réflexion sur le Mal que constitue l’ensemble de ses quatre films, sans la remettre en cause, il est possible de porter davantage d’intérêt à chacun des films pour lui-même qu’à la réflexion politique et morale qui sous-tend l’ensemble. La «musique intérieure» de chaque réalisation compte autant, sinon plus, que la signification de leur agrégation –et la sublime douceur tragique du Soleil ne se raccorde pas tant que ça aux deux premiers.

Symétriquement, qui porte attention à l’ensemble de l’œuvre du plus grand cinéaste russe vivant retrouvera dans son Faust autant d’échos avec la fable métaphysique Le Jour de l’éclipse (1988), Sauve et protège transposé de Madame Bovary (1989), l’hypnotique La Pierre (1992), l’immense voyage au bout de la condition humaine de Voix spirituelles (1995), l’infinie beauté et la tension éthique de Confession d’un capitaine (1998), ou plusieurs de ses Elégies.

Mais, face à Faust et au chaos du monde, la question que ne cesse de murmurer le film est aussi bien: qu’est-ce qui distingue le metteur en scène de Méphistophélès? Emprise et manipulation, talent charmeur et capacité de transformer à volonté les règles du jeu, humour ravageur et coup d’avance sur le déroulement des opérations: tout cela, le diable et le cinéaste l’ont en partage. Y compris lors de la ruse finale, fausse libération de la créature lâchée dans le monde, comme l’est le film qui se termine, désormais envoyé parmi les hommes, ou à l’assaut des cimes escarpées de la reconnaissance et du succès. Diabolique, l’auteur? Non.

La réponse est simple à formuler, si elle est infiniment ardue à mettre en œuvre. L’amour, évidemment. L’amour navré mais jamais abdiqué pour la figure tourmentée d’illusions et de désir de cet homme parmi les hommes qu’est Faust, quoiqu’il en ait. L’amour absolu et sans réserve pour le rayonnement pâle qui émane de la jeune Margarete, fatal objet du désir de Faust. Obscure clarté, en effet. Cette clarté, est-ce celle des icônes, est-ce cette opération magique propre à la religion russe qui reverse dans le brillant de l’or et la pureté des pigments un caractère surnaturel? On y songe en tout cas, jusqu’à l’hallucinant orgasme de lumière auquel parviennent ensemble les deux amants.

Mais Faust, c’est aussi l’amour des arbres de la forêt, des rocs de la montagne, du vert et de l’ocre, de la blancheur des draps des lavandières, de la noirceur de l’ombre dans une diligence russe en route vers Paris. Faust, c’est la ferme déclaration d’amour à ce que recèle la présence dans le même plan de cinéma d’un homme et d’un échassier, ou juste d’un couteau posé sur une table. D’ailleurs c’est simple: il y a des photos du film, comme toujours ; sur ces photos on ne perçoit absolument rien de ce qu’on voit dans le film.

Cet amour-là est ce que Sokourov, non sans raison, appelle l’art. Et l’art ici fusionne avec la compassion pour les humains –même la mère hostile, même le soldat teigneux, même le père cynique, même l’assistant à moitié fou. Si la tentation meurtrière commune aux tyrans évoqués par Sokourov consiste à s’être pris pour dieu, le seul garde-fou qui sauve le film et libère celui qui le fait est d’aimer les hommes, les êtres, et de parier sur ce que peut la beauté pour les accepter malgré tout.

Et c’est pour cela, que du fond des tavernes au sommet des montagnes, dans les remous de la nature et des émotions humaines, en couleurs réinventées et matières inédites, oui, le Faust de Sokourov est un sacré chef d’œuvre.  

Jean-Michel Frodon

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