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Alors que toutes les caméras sont braquées, à quelques kilomètres de là, sur la petite-fille Le Pen, en ballottage favorable à Carpentras, il attend tranquillement son heure. Et si Jacques Bompard, 69 ans, devenait dimanche le seul député d’extrême droite pour les cinq prochaines années?
Après l’avoir déjà été sous les couleurs du Front national de 1986 à 1988 en profitant de la réintroduction de la proportionnelle, le maire d’Orange est quasiment assuré d’être élu dans la 4e circonscription du Vaucluse. En deuxième position au soir du premier tour (23,51%), il affronte en duel le candidat socialiste et maire de Vaison-la-Romaine Pierre Meffre (25,16%) tandis que l’UMP, victime d’une candidature dissidente, n’est pas parvenu à se maintenir pour le second tour pour 87 voix.
Jacques Bompard, en fin stratège politique qu’il est, a donc réussi son pari: dynamiter la droite républicaine locale avec son micro-parti régionaliste, la Ligue du sud (calqué sur la Ligue du nord italienne), dans un territoire néanmoins très conservateur, pour s’ouvrir un boulevard électoral. Mathématiquement, il pourrait réunir jusqu’à 65% des voix à l’issue de ce scrutin législatif, en profitant des 16% que le FN a capitalisé au premier tour. «Ce n’est jamais gagné, tempère-t-il. Il faut se battre pour que la gauche ne soit pas majoritaire à l’Assemblée parce que ce serait suicidaire pour notre pays.»
«Fera-t-il 58? 54? 49,9?»
Bompard à l’Assemblée, pour quoi faire? Son adversaire, déjà défait il y a cinq ans par l’ancien ministre Thierry Mariani (qui préfère cette année se présenter dans la circonscription des Français de l’étranger résidant en ex-URSS, Asie et Océanie), n’est pas résigné pour autant:
«C’est vrai que rater de si peu la triangulaire est rageant. Maintenant, il ne fera pas un aussi gros score. Regardez Thierry Mariani en 2007, élu en pleine vague bleue avec un score de 60%. Bompard fera-t-il 58? 54? 49,9? Cela peut se jouer dans mouchoir de poche.»
Le jeune candidat compte sur un sursaut républicain qui viendrait faire barrage au maire d’Orange et à son idéologie. Mais les électeurs le cernent-ils de cette façon? En brouillant constamment les cartes sur ses attaches politiques, il a réussi à faire sauter les digues qui le séparaient de la droite.
Son suppléant pour cette élection, Louis Driey, n’est rien de moins qu’un maire UMP d’une petite commune du Vaucluse. Plus fort, en se présentant sous l’étiquette «Union de la droite et du centre», il a réussi à faire signer une charte à plusieurs personnalités politiques de droite mais aussi à l’ancien président départemental du Nouveau centre, Christophe Lombard, qui, ceci expliquant cela, n’en n’est plus le représentant aujourd’hui. Et cette étiquette, Jacques Bompard compte l’utiliser jusqu’au bout:
«Si je suis élu député, qui vous dit que je siègerai en tant qu’indépendant? Je suis ouvert à travailler dans l’intérêt commun avec d’autres.»
Qui? Mystère. Pierre Meffre fait de cet isolement un argument de campagne:
«Jacques Bompard n’aura aucune utilité sur les dossiers locaux. Cela, c’est plus facile lorsqu’on fait partie d’une majorité au pouvoir.»
Vague FN de 1995
D’Occident à la Ligue du sud, Jacques Bompard a une histoire politique tortueuse mais l’idéologie est restée la même. «Je me battais pour de Gaulle avant 1958, puis je suis rentré en politique après sa trahison envers l’intérêt de notre pays», explique calmement cet homme au parcours typique du militant d’extrême droite.
D’abord adhérent de la Fnef (Fédération nationale des étudiants de France, pro-Algérie française) au début des années 60 alors qu’il apprend son métier de dentiste à Montpellier, il rejoint ensuite le mouvement Occident (tout comme Gérard Longuet ou Patrick Devedjian), les comités Tixier-Vignancour puis Ordre nouveau. Membre fondateur du Front national, il y restera jusqu’en 2005 avant de se faire exclure, entretenant de mauvaises relations avec le clan Le Pen.
Entre-temps, l’homme avait conquis la mairie d’Orange en 1995 pour 87 voix (encore!), bénéficiant d’une dissidence à la fois à droite et à gauche. C’est l’époque ou le FN raflait Toulon, Vitrolles, Marignane… Il est le seul toujours en place, premier maire orangeois à avoir été réélu, qui plus est au premier tour à chaque fois.
La vague FN aux municipales de 1995: autour de Jean-Marie Le Pen, de gauche à droite, Jean-Marie Le Chevallier (Toulon), Jacques Bompard (Orange) et Daniel Simonpieri (Marignane). REUTERS/Charles Platiau.
Après un court passage dans les rangs du MPF de Philippe de Villiers, Jacques Bompard a créé son propre parti en 2010, la Ligue du sud, avec comme approche une conquête du pouvoir au niveau local, tout en nouant des liens avec le mouvement extrémiste du Bloc identitaire, lui aussi régionaliste.
Officiellement, il n’est pas allié au Front National. Mais en coulisse, la popote politique fonctionne à plein régime. Hervé de Lépineau, son avocat et membre de la Ligue du sud, a accepté le poste de suppléant de Marion Maréchal–Le Pen à Carpentras. Patrick Bassot, l’unique conseiller général FN de France, lui a apporté son soutien plutôt qu’à la candidate investie par son parti.
Dans le même registre, les déclarations d’Emile Cavasino, représentant du Front national dans le Vaucluse, dans La Provence entre les deux tours:
«Nous ne donnons pas de consigne de vote, nos électeurs choisiront. Mais nous considérons Jacques Bompard comme un candidat de la droite nationale et nous pensons que sa réussite dans sa ville d’Orange est due à l’application du programme du FN.»
«Un décor de saloon»
Le maire d’Orange a réussi là ou tous les autres maires frontistes élus en 1995 ont échoué grâce à sa gestion de «bon père de famille»: réfection constante du centre-ville, pas d’augmentation des impôts, une police municipale omniprésente, un troisième âge dorloté… Tout cela mis en forme à travers une communication hyper maîtrisée et orchestrée par son homme lige, André-Yves Beck, qui le suit depuis ses débuts.
Plutôt agressif durant ses deux premiers mandats, il s’est peu à peu notabilisé pour acquérir un meilleur capital sympathie. Mais sa vision de l’action publique lui attire bien des critiques de la part de l’opposition, de droite comme de gauche.
«Sa politique est une illusion, s’étrangle Jean Gatel, ancien député de la circonscription, secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Défense sous François Mitterrand et élu d’opposition à la mairie. Orange est une vitrine, un décor de saloon. Les finances sont bonnes, mais à quel prix? Rien n’est fait pour le vivre-ensemble, les subventions aux associations comme les centres sociaux ont été coupées, les services publics privatisés, les fonctionnaires municipaux réduits à peau de chagrin… Les quartiers sont délaissés tandis qu’on rénove à tour de bras, cela pour stigmatiser une population, pour montrer du doigt ces populations souvent immigrées.»
Mais à Orange, il est de bon ton de dire qu’on vote pour un maire «qui se bat pour sa ville» et «qu’il fallait voir l’état de la commune avant qu’il n’arrive». Ce que tout le monde s’accorde à dire, même ses détracteurs. Mais pour l’idéologie de fond, on repassera.
Fort de ses résultats électoraux, Jacques Bompard balaie toutes les diatribes d’un revers de la main: «Ce sont des critiques d’opposants qui veulent ma place.» A l’entendre, il n’a rien de raciste: «Je ne suis pas hostile à l’idée d’accepter les étrangers. Tenez, j’embrasse souvent des femmes de couleur, en tout bien tout honneur bien sûr, lâche-t-il sur le ton de la plaisanterie. Mais aujourd’hui, dans notre pays, qui plus est déjà appauvri, il suffit d’être étranger pour toucher les aides sociales, sans avoir cotisé. Je ne suis pas hostile à la charité, je pense qu’on s’intègre grâce au travail. J’essaie simplement de banaliser le bon sens.»
Le cliché sur les ces feignants d’étrangers qui ne veulent pas travailler, ce n’est pas un peu trop? «Où avez-vous grandi?, répond-il. Dans des HLM? Non? Et bien allez-y, vous verrez.» A signaler, sa dernière sortie qu’il a présenté comme une sérieuse boutade: l’attribution d’une demi-voix au binationaux lors des élections.
L’implantation de Jacques Bompard est telle que sa femme, Marie-Claude, a remporté les municipales d’une ville voisine, Bollène, avant d’être élue, comme son mari trois ans plus tôt, conseillère générale aux cantonales de 2011. A elles deux, Orange et Bollène représentent près d’un tiers des inscrits sur la circonscription. Pas étonnant donc de voir Jacques Bompard un pied déjà au Palais-Bourbon après le premier tour.
«OPA sur le vote UMP»
Mais fallait-il encore qu’il fasse l’unanimité ailleurs. Comme le souligne Pierre Meffre, «ce n’est pas l’élection du maire d’Orange, il faut bien l’intégrer». Et Bompard l’a bien compris. D’où sa stratégie d’absorption de la droite, «son OPA sur le vote UMP», dénonce le socialiste.
En clivant la droite sur un débat local, en l’occurrence le refus du schéma départemental de l’intercommunalité qui préconise le rattachement d’Orange –très rare municipalité à ne faire partie d’aucune communauté de communes– à Avignon, il a réussi à ramener au bercail certains élus de droite. «Un prétexte» pour Bénédicte Martin, la jeune candidate malheureuse de l’UMP au premier tour:
«Paul Durieu [candidat dissident et suppléant de Thierry Mariani à l’Assemblée nationale, NDLR] n’a pas accepté ma nomination et ne veux pas d’un renouvellement dans notre famille politique locale. Voilà le résultat.»
Une candidature de Thierry Mariani aurait peut-être évité tout ce déballage, mais n’avait-il pas peur de perdre? «Thierry Mariani a été de toutes les batailles depuis 1993, il a d’ailleurs battu Jacques Bompard en 2002 dans un duel au second tour. Il n’avait pas de craintes, juste envie d’un nouveau défi mais aussi d’organiser le renouvellement. Jacques Bompard est un écran de fumée. Un jour viendra où les masques tomberont. Il n’a pas d’avenir devant lui», réplique Bénédicte Martin.
Ce qui n’empêche pas la perdante de ne donner aucune consigne de vote, respectant la posture nationale de son parti. Pour Fabienne Haloui, autre candidate à ces élections législatives pour le Front de gauche, «la droite traditionnelle et la Droite populaire, dont fait partie Thierry Mariani, est largement responsable de ce virage à droite qui profite à Bompard aujourd’hui. La fin du quinquennat Sarkozy en a décomplexé plus d’un, dont Mariani, qui avec des thèmes très proches de l’extrême droite n’a fait que servir la soupe à Bompard. Il se présentait comme un rempart à l’extrémisme, en réalité ce fut plutôt une passerelle pour passer les plats.»
«Ces choses-là peuvent arriver»
Jacques Bompard est donc en passe de réussir localement ce que Marine le Pen rêve de faire au niveau national: recomposer la droite et en reprendre les rênes. Dans une indifférence nationale quasi-totale et d'une façon quasi-«normale» au niveau locale, dont s'insurge Jean-Baptiste Malet, coauteur de Mains brunes sur la ville, un documentaire sorti en mars dernier et qui s’intéresse uniquement à la gestion municipale des époux Bompard:
«On a voulu montrer avec ce film que la poussée de l’extrême droite n’est plus une théorie politique, elle est devenue réalité: ces choses-là peuvent arriver. Ce film, c’est un an de travail en total bénévolat. Il existait une carence médiatique sur Jacques Bompard. Je ne dis pas que la presse locale ne fait pas son travail mais elle ne prend pas assez de recul, ne peut pas faire de travail de synthèse sur l’action politique du bonhomme. J’espère que d’autres reprendront le flambeau.»
La médiatisation d’un élu local encore méconnu mais atypique devrait aider. Un autre élément pourrait également faire parler: mis en examen en décembre 2010 pour une prise illégale d’intérêt dans une affaire immobilière, Jacques Bompard risque l’inéligibilité. Mais le dossier, instruit à Avignon, n’est toujours pas sorti au grand jour et le tribunal correctionnel n’a pas été saisi. La justice attendrait-elle la fin de cette séquence électorale?
Clément Chassot