France / Politique

Le Front national veut partir à la conquête de l'Europe

Maintenant présent à l'Assemblée nationale, le parti de Marine Le Pen entend approfondir ses relations avec les autres partis d'extrême droite européens. Cette stratégie sera-t-elle couronnée de succès en 2014?

Bruno Gollnisch et Marine Le Pen au Parlement européen, le 6 juillet 2011. REUTERS/Vincent Kessler.
Bruno Gollnisch et Marine Le Pen au Parlement européen, le 6 juillet 2011. REUTERS/Vincent Kessler.

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Fort de sa troisième place à l’élection présidentielle (17,9%) et de ses 13,6% au premier tour des législatives, qui lui ont permis d'obtenir deux députés (Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard) au second, le Front national nouvelle génération estime que la stratégie de dédiabolisation engagée par Marine Le Pen commence à porter ses fruits. Pour autant, il ne compte pas s’arrêter là. Prochaine étape: la conquête de l’Europe.

«Après les législatives, nos activités internationales reprendront», annonce Ludovic de Danne, chargé des affaires européennes et internationales du Front national. Et il y a du pain sur la planche, car le FN est actuellement isolé en Europe, même parmi les partis nationalistes. «La situation est compliquée, reconnait le responsable du FN. Nous nous sommes néanmoins rapprochés de l'UKIP [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, ndlr], du FPÖ [parti d’extrême droite autrichien] et nous avons des contacts avec la Ligue du Nord Italienne.»

Mais à part ces quelques amitiés transnationales, les soutiens européens du Front national se font rares, ou au moins discrets. Une situation qui pourrait bien changer car, pour achever sa mue, le FN s'inspire des partis populistes européens qui ont réussi à s'imposer dans le paysage politique de leur pays. «Le modèle de Marine Le Pen, c’est le MSI en Italie (aujourd’hui Alliance nationale), qui est passé d’un parti néofasciste à un parti de droite musclée. Elle s’inspire également des partis de droite scandinaves qui se sont radicalisés», analyse Stéphane François, historien spécialiste des droites radicales. «La ligne du Front national consiste à s’éloigner de tout ce qui peut prêter le flanc à la critique», confirme Jean-Yves Camus, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste du radicalisme de droite en Europe.

Marine fait le ménage

Dès son accession à la présidence du FN, Marine Le Pen a décidé de faire le ménage parmi les amitiés douteuses liées par des cadres de son parti. Elle a ainsi quitté l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN), un groupement de députés européens créé par Bruno Gollnisch et regroupant des partis d’extrême droite aussi peu fréquentables que le Jobbik hongrois. L’AEMN vient pourtant d’obtenir le statut de parti européen, lui garantissant une subvention de l’Union européenne de près de 300.000 euros, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’ire de nombreux députés européens.

Officiellement donc, le Front National a coupé les ponts avec cette alliance européenne gênante. Pourtant, Bruno Gollnisch en est toujours le président, comme nous le confirme Ludovic de Danne:

«Cela a créé des désaccords, mais pas de guerre civile au sein du parti. Marine Le Pen conduit la politique internationale du Front national et a décidé de désengager le parti de ce mouvement. Elle considère que certains membres ne sont pas sérieux, sont dans l’outrance ou ont des caractéristiques électorales faibles. Si Bruno Gollnisch veut y rester en tant que député européen, c’est son affaire.»

Néanmoins, le FN n’a pas totalement rompu ses relations avec le Jobbik, le parti le plus sulfureux de l’alliance. Ludovic de Danne précise qu’ils entretiennent des «rapports courtois» bien qu’ils ne soient «plus vraiment alliés».

Le Front tisse sa toile

Mais malgré son retrait de l’AEMN, le Front national n’a pas renoncé à s’allier avec des partis nationalistes européens. «Nous souhaitons nous rapprocher de partis qui ne sont pas dans la caricature et dans le folklorique. Nous voulons créer quelque chose de plus construit, plus réfléchi, avec des gens sérieux qui ont participé à des gouvernements», explique Ludovic de Danne. Dans cette optique, Marine Le Pen a adhéré en octobre 2011 à l’Alliance européenne pour la liberté (EAF), qui se présente comme une «alliance paneuropéenne de partis et de parlementaires européens, nationaux et régionaux» et qui regroupe plusieurs élus nationalistes.

C’est d’ailleurs sur invitation conjointe de l’EAF et du FPÖ que Marine Le Pen s’était rendue à Vienne pour assister à une réunion de l’alliance, suivie d’un bal estudiantin pour le moins contesté. Néanmoins, elle «n’est pour l’instant pas membre du bureau et a rejoint l’alliance en tant que simple adhérente. Nous avons gelé nos activités internationales jusqu’à la rentrée», justifie son conseiller aux affaires européennes. Une membre de l’EAF nous a confirmé que Marine Le Pen est «membre à part entière» de l’EAF, précisant que l’alliance serait «honorée de la compter parmi les membres du bureau à partir du prochain congrès».

L’Europe comme terrain de jeu

Mais quel intérêt pour le Front national de développer ses réseaux européens? Ludovic de Danne explique qu’en se rapprochant de partis considérés comme plus modérés, le Front national veut «soulever des malentendus sur la mutation du mouvement de Marine Le Pen».

Le politologue Laurent Chambon, auteur de l’ouvrage Marine ne perd pas le Nord (dont nous avons récemment publié un extrait), avance une autre explication:

«Les partis nationalistes européens sont des laboratoires d’idées. Ce qui fonctionne dans un pays est repris dans les autres. C’est une confédération expérimentale, les bonnes méthodes s’exportent. Alors que le socialisme européen est un fiasco et que les partis de droite se chamaillent, l’extrême droite européenne est en train de réussir à tirer profit de la mutualisation de ses expériences.»

«Le Front national voudrait que ses idées se diffusent au niveau européen, confirme Magali Balent, spécialiste des extrémismes et nationalismes en Europe. Mais son objectif est plus stratégique qu’idéologique. Le FN veut démontrer à son électorat qu’il n'est pas ostracisé en Europe, qu’il a des soutiens à l’étranger, un réseau à l’international. C’est aussi une façon de se légitimer auprès de son électorat et des Français.»

Socle idéologique commun

La volonté affichée du Front national de développer un réseau européen peut paraître paradoxale pour un parti eurosceptique. Mais les mouvements d’extrême-droite européens, bien que nationalistes, ne rejettent pas toute idée d’union. «Ils n’ont pas d’animosité à l’égard de l’Europe en tant que telle et ils défendent l’existence d’une culture européenne. Ces partis s’accordent sur un fil directeur commun, explique Magali Balent. Ils s’opposent à une Europe supra-nationale, ils sont contre toute union qui menacerait leur souveraineté nationale et leur identité.» 

Et leurs points communs ne se limitent pas à cela. «Ils utilisent les mêmes techniques, le même vocabulaire. Leurs programmes sont identiques, c’en est effrayant», remarque Laurent Chambon. Le chercheur considère que ces mouvances, qu’elles évoluent au Danemark, dans les Flandres ou en France, adossent leur politique sur les mêmes idéaux. «Elles sont nationalistes et partagent un rejet viscéral de l’islam, pas comme religion mais comme idéologie», poursuit le politologue en poste à Amsterdam.

Les partis d’extrême-droite peuvent ainsi critiquer les musulmans sans s’attaquer à la liberté de culte, protégée par les constitutions de plusieurs pays européens. La chercheuse norvégienne Elisabeth Ivarsflaten a d’ailleurs montré dans une étude que c’est agitant le spectre de l’immigration que les partis d’extrême droite ont obtenu leurs plus grands succès électoraux.

Mais, bien que leurs programmes se ressemblent, des divergences subsistent entre les divers partis radicaux de droite européens. Pour Jean-Yves Camus, le travail de dédiabolisation effectué par Marine Le Pen ne suffira pas à rapprocher le Front national des partis nationalistes scandinaves:

«Le Parti du progrès norvégien a toujours refusé une alliance car ils n’ont rien de commun avec le FN. Les partis nationalistes danois et finnois ont refusé pour les mêmes raisons. Ils sont différents car ils ne viennent pas de la matrice habituelle des partis d’extrême-droite, ils ne sont pas issus du même substrat idéologique. Et vu que la politique étrangère tient un rôle subalterne dans les campagnes électorales, les partis radicaux de droite inscrits dans le mainstream politique de leur pays se gardent bien de développer leurs relations avec le Front National.»

L’Europe sauce Front national

Pourtant, à en croire Ludovic de Danne, le travail de dédiabolisation commence à payer. «Ces partis ne voulaient pas avoir de lien avec le Front national de Jean-Marie Le Pen, qui était extrêmement diabolisé à l’étranger. Mais avec Marine, ils s’interrogent et se rendent compte qu’elle représente une autre réalité. La porte s’ouvre-t-elle? Peut-être, les choses se passent discrètement. Marine Le Pen tend la main à tous les patriotes.» Pour appuyer ses propos, il cite l’exemple président du parti nationaliste danois, qui l’a invité dans son émission de radio pour commenter les résultats de l’élection présidentielle française.

Fort du résultat du Front national lors de la présidentielle, Ludovic de Danne ne cache pas les ambitions européennes de son parti. «Notre but est de créer une plate-forme politique commune pour les élections européennes de 2014. Marine Le Pen envisage l’émergence d’un groupe, nous sommes confiants et optimistes», lance-t-il.

Et le conseiller se prend déjà à rêver d’une Europe sauce populiste. «Nous souhaitons nous orienter vers une Europe des nations et des confédérations, plus libre, plus souple et moins bureaucratique. Si tous les mouvements patriotiques arrivent au pouvoir, nous tablons sur une redéfinition des traités et une mise au pas de la Commission européenne, qui n’a pas vraiment de base démocratique. Nous souhaitons une structure plus allégée», précise-t-il.

Ludovic de Danne a d’ailleurs une idée sur la personne qui pourrait mener cette révolution nationaliste à l’échelle européenne: «Depuis l’élection présidentielle française, beaucoup de partis voient bien Marine Le Pen comme leader de cette nouvelle vague.» Magali Balent ne partage pas son analyse: «Bien sûr qu’un Front national fort plairait aux autres partis populistes européens. Mais je ne suis pas sûr que Marine Le Pen fasse consensus. Certains la considèrent encore comme trop extrémiste, d’autres pas assez», déclare la chercheuse.

Une question d’égo

Pour l’historien Stéphane François, les ambitions européennes du FN ont également peu de chances d’aboutir:

«Dès sa fondation, le FN a cherché à nouer des liens avec des partis extrémistes européens. Ce fut le cas, dans les années 70, avec le Mouvement social italien, qui lui donna sa "flamme". Ils ont tenté de s’organiser au niveau européen depuis que ces partis ont obtenu des députés européens, c'est-à-dire en 1984, année où Jean-Marie Le Pen a fondé le Groupe des droites européennes, composé de 17 députés dont 10 du FN. 

Dans un premier temps, il s’agissait d’un groupe informel. Puis, avec l’élargissement de l’Union européenne, il créera un vrai groupe, "Identité, tradition, souveraineté", composé de membres du FPÖ, du Vlams Blok/Vlams Belang, du Forza nuova de la petite fille de Mussolini, d’élus du MSI... Mais je ne connais pas une tentative de fédération de partis d’extrême-droite qui ait marché. C’est une question d’égo. Au sein des partis nationalistes, tout le monde est persuadé d’être le chef.»

Par le passé, le Front national a toujours échoué à créer une alliance européenne durable. Mais la stratégie de dédiabolisation menée par Marine Le Pen et la volonté affichée de partis d’extrême-droite européens de se fédérer pourraient bien changer la donne. Les élections européennes de 2014 nous diront s’ils parviennent à devenir une force européenne, ou si leurs querelles intestines les cantonnent une nouvelle fois à l’intérieur de leurs frontières.

Emmanuel Daniel

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