France

L'intégrale sur le niqab

Elles étaient perdues pour la vie, elles se sentent libérées. Un essai intense nous emmène dans l’espace paradoxal des niqabistes françaises. Lumineux.

«Anne», poursuivie en 2010 par le tribunal de Nantes pour avoir porté un niqab au volant. REUTERS/Stephane Mahe
«Anne», poursuivie en 2010 par le tribunal de Nantes pour avoir porté un niqab au volant. REUTERS/Stephane Mahe

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Mi-Dialogue des carmélites, mi-réunion Tupperware, l’échange de paroles auquel nous convie Maryam Borghée, chercheuse en sciences sociales dans Voile intégral en France. Sociologie d’un paradoxe, est un rare moment d’intimité. Une rencontre avec le caché, le fantasmé, le prohibé. Non pas une séquence de voyeurisme, encore qu’on voit beaucoup, comme dans les pages d’un roman réaliste, mais un travail sociologique entamé en 2008, qui interroge le sens, l’origine et les conséquences d’un phénomène tant social que religieux.

Nous sommes chez des Françaises niqabistes, des femmes revêtues du voile intégral, l’une des manifestations du salafisme au féminin. Elles ne sont pas promises à l’échafaud révolutionnaire, mais subissent l’anathème et la moquerie «au quotidien». Elles ne parlent pas la langue pure des petites sœurs de la pièce de Bernanos, enfermées dans l’attente de leur funeste sort, mais, pour beaucoup d’entre elles, la wesh-langue des paumés de la société, recluses dans leurs appartements et pavillons périurbains. Elles sont des martyres contemporaines, souvent fières de l’être, d’un monde qui les rejette et qu’elles rejettent. Telle est l’image, à la fois victimaire et valorisante, qu’elles ont d’elles-mêmes.

Depuis le 11 avril 2011, et l’adoption d’une loi au parlement, elles n’ont pas le droit de porter le «voile total» –ainsi que le nomme Maryam Borghée– dans l’espace public. Elle relève:

«Au bout d’un an, l’Etat aurait verbalisé près de 300 femmes.»

Combien sont-elles et qui sont-elles? Elles seraient 1.900 sur le territoire national, dont 270 outre-mer, principalement à La Réunion; 50% de celles qui résident en métropole habiteraient en Ile-de-France, selon les déclarations de l’ex-ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux, publiées dans un Rapport d’information de l’Assemblée nationale datant de 2010. Ce sont principalement des femmes jeunes, pour certaines encore mineures, réislamisées ou converties.

Le voile comme une libération

La sociologue, diplômée de la Sorbonne et de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a approché 70 de ces femmes, 33 ont contribué «de façon significative» à l’élaboration de son étude. Le port du niqab marque généralement un accomplissement moral et physique dans leur mue identitaire. Contrairement à la vision, plaintive et coercitive, ayant abouti au vote de la loi, elles ne ressentent pas ce voile qui les recouvre entièrement comme une soumission –sinon à Dieu bien sûr– mais comme une libération.

S’en revêtir procède d’un choix, résultat d’une démarche effectuée individuellement ou collectivement, avec d’autres filles partageant une même quête d’absolu. Les niqabistes sont en quelque sorte des born-again, un phénomène religieux en vogue chez les protestants évangéliques, aux Etats-Unis et ailleurs. Le port du niqab est le vecteur d’une réappropriation de soi, d’une renaissance au monde. Du moins le vivent-elles ainsi.

Le voile intégral s’impose à l’entourage, qui n’en peut mais. On l’enfile comme on entre au couvent. Le couvent est ici un foyer, ou un foyer en devenir, la femme niqabiste ayant vocation à se marier avec un homme salafo-compatible, c’est-à-dire conforme à la représentation que les conjoints se font du mode de vie des contemporains du prophète Mahomet. S’il y a patriarcat, et d’une certaine manière soumission au mari selon l’«ordre des choses», l’un et l’autre sont, là encore, choisis. Le projet de vie fait loi, il obéit à une idée bien précise du divin. Le machisme proverbial du mari trouve ses limites dans le «féminisme» de l’épouse, pour qui le voile intégral a valeur d’émancipation.

On ne naît pas niqabiste, on le devient –on s’en doutait. Le chemin qui mène à cet état n’est pas bordé d’orangers en fleurs.

«La majorité des femmes interrogées témoignent d’un parcours difficile où se mêlent violence familiale, précarité sociale et parfois fragilité psychologique. (…) Presque toutes ont connu une exclusion du champ économique et social, l’abandon, la mort ou la maladie chronique d’un parent, ou encore des maltraitances physiques et morales. Elles laissent transparaître une fragilité émotionnelle qui se traduit par un sentiment d’errance et de solitude.»

Le voile intégral leur apparaît comme un recours, une porte de sortie vers un autre réel où elles pourront, pensent-elles, se construire comme individus, en dehors d’un modèle oppressant qui peut être aussi bien de type maghrébin «à l’ancienne» que banalement «français».

Un gage donné aux autres

C’est là que résident le paradoxe et l’apparente contradiction: enfin libres mais en prison dans ce cocon douillet qui les protège de l’extérieur, sous cette étoffe soyeuse, où, à les entendre, elles se sentent si bien. Le prix de la liberté, c’est le niqab.

Sont-elles, dès lors, aussi libres qu’elles le clament? Le port du voile intégral procède peut-être d’un choix rationnel, il est toutefois un gage donné aux autres –la famille musulmane d’où on vient, la nouvelle famille de «sœurs» et de «frères» en religion qu’on s’est faite– du sérieux de l’engagement. Mais c’est précisément parce qu’il oblige à ce point que le niqab est perçu comme libérateur. Il fait fonction de «Super Nanny» ou de «Pascal, le grand frère» –ces comparaisons un peu triviales ne sont pas de Maryam Borghée.

On s’est beaucoup querellé en France sur le caractère islamique ou non de ce voile fatal. Ceux qui n’y voyaient qu’une manifestation narcissique et sectaire sans lien avec l’islam n’avaient pas de mal à soutenir son interdiction, ils pensaient ainsi se prémunir de toute accusation d’islamophobie. Jeu de rôles, de dupes, jeu politique. Le voile intégral est évidemment islamique, tranche l’auteur, s’appuyant sur des sources religieuses et anthropologiques:

«La religion se subsume sous une culture, comme la culture est déterminée par la religion. C’est pourquoi penser que le niqab est antéislamique ou au contraire contemporain et dès lors non musulman est une aberration.»

Dans sa conclusion, Maryam Borghée est sévère avec l’Etat qui n’avait pas, argumente-t-elle, à légiférer contre le port du voile intégral. Ce jugement de fin, précédé d’une description de l’«islamophobie» ambiante et étayé par des emprunts au philosophe Emmanuel Levinas, ne fait pas de son livre un manifeste pro-niqab, on l’aura compris. Il est l’autopsie d’un paradoxe, et la sociologue manie adroitement le scalpel. C’est bien le moins pour des écorchées vives.

Antoine Menusier

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