France

Front national: A la recherche du vote barbecue

Vivre en zone périurbaine pousse-t-il à plus voter pour le Front national et les partis anti-système? Divisés, les chercheurs émettent des hypothèses: vote de classe, effet de la relégation, désertification des territoires et prix de l'essence.

<a href="http://www.flickr.com/photos/langleyo/3825654244/">Barbecue Flames</a> / langleyo via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">Licence By</a>
Barbecue Flames / langleyo via Flickr CC Licence By

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En 1913, le géographe André Siegfried publie une étude restée célèbre sur l’influence de la géologie sur le vote en Vendée. Dans son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, il oppose une France calcaire à une France granitique et établit que la composition des sols est déterminante dans la morphologie de l’habitat, et donc dans la forme d’organisation sociale qui s’y développe et les valeurs qui y sont partagées.

D’un vote régional à un vote en archipel

Un siècle plus tard, les chercheurs en sciences politiques, les géographes et les sociologues se divisent sur l’influence de la zone de résidence sur les choix électoraux. Avec comme enjeu central l’hypothèse de ce que nous appellerons le vote barbecue.

Fin février, Le Monde publiait un graphique des intentions de vote pour Marine Le Pen en fonction de la distance à l’agglomération de plus de 200.000 habitants la plus proche. Résultat: les électeurs putatifs du FN étaient largement sous-représentés dans les villes et dans leurs proches banlieues. Puis la courbe des intentions de vote grimpait rapidement avec les kilomètres et culminait à 50 km de ces villes pour redescendre ensuite dans les zones rurales les plus éloignées.

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Hypothèse vérifiée par une étude publiée par la Fondation Jean Jaurès après l'élection présidentielle:

Le sens des cartes - Analyse sur la géographie des votes à la présidentielle, Jérôme Fourquet

La constatation d’un effet de la distance aux grands pôles urbains sur le vote est assez ancienne. Ainsi le géographe Jacques Lévy, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), racontait dans un article paru en 2007 dans Les Annales de la recherche urbaine sa lecture géographique du référendum sur le traité de Maastricht de 1992:

«En analysant les résultats, je note que les communes-centres des grandes villes ont presque toutes voté oui, et ce indépendamment de la composition socio-économique, de l’orientation politique habituelle de ces zones et de celles de leur arrière-pays.»

Réalisé par le laboratoire Chôros dirigé par Jacques Lévy, ce cartogramme du vote Marine Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle de 2012 rend visible le phénomène du survote dans les anneaux formés autour des grandes métropoles. La taille des communes est proportionnelle à leur population.

La présidentielle de 2002 voit son hypothèse se confirmer, car l’écart entre les grandes régions et leurs traditions politiques tend à s’effacer derrière une autre opposition, celle entre les zones urbaines denses et les zones éloignées:

«[…] L’extrême droite obtenait des résultats spectaculaires dans le périurbain et particulièrement faibles dans les centres des grandes villes. Une fois encore, la plupart des commentateurs polarisaient leur attention sur la comparaison des grandes régions, alors que l’amplitude était encore plus marquée à l’intérieur des aires urbaines.»

Voici d’ailleurs, selon une étude de Loïc Ravenel, Pascal Buléon et Jérôme Fourquet (PDF), comment se répartissaient les votes pour les trois premiers candidats en 2002:

L’hypothèse d’un vote barbecue

«Ce survote pour l’extrême droite dans le périurbain s’est accru à cette dernière élection. Le fait est encore plus net puisqu’inversement les villes-centre et leurs banlieues ont moins voté pour le FN que les fois précédentes», nous explique Jacques Lévy. «Ce qui fait le plus clivage ça n’est pas l’âge, ça n’est pas le sexe, ça n’est pas l’appartenance sociale, mais la localisation». Et plus précisément la distance aux grandes agglomérations plutôt que les différences régionales.

«La France se présente ainsi comme un ensemble d’aires urbaines, différenciées dans leur espace interne mais très similaires entre elles», écrit-il. «Les grandes oppositions régionales n’ont pas totalement disparu mais elles pèsent d’un poids affaibli par rapport aux gradients d’urbanité.»

Gradient d’urbanité… Jacques Lévy a développé ce concept, qui consiste à classer les communes selon leur densité et leur diversité (sociale, ethnique, fonctionnelle, etc.), deux caractéristiques de la vie urbaine. Le périurbain se définit alors géographiquement comme une zone séparée d’une aire urbaine par une zone non bâtie et sociologiquement par une assez grande homogénéité. C’est un espace dans lequel on trouve tout le spectre des classes moyennes, des classes aisées aux classes moyennes inférieures, les premières qui peuvent accéder à la propriété, et dont un nombre important d’habitants font la navette entre leur ville de résidence et celle où ils travaillent.

«Le quartier périurbain de maisons individuelles est le contraire de l’immeuble haussmannien, il regroupe des gens similaires au plan socioéconomique», résume le chercheur.

Revenu médian des ménages par unité de consommation, 2009, Laboratoire Chôros

Faible en ville et en banlieue, le vote pour ce que Jacques Lévy appelle les partis «tribunitiens» (qui critiquent le système sans viser à gouverner), et en particulier le FN, remonte très nettement autour des pôles urbains et forme un anneau encerclant les villes et leur proche banlieue. Or c'est justement dans cette première couronne d'habitants aux revenus très aisés, qu'on ne qualifie d'ailleurs ni de «banlieusarde» et encore moins de «périurbaine», que l'éloignement de la ville est choisi plutôt que subi. C'est «l’Anneau des Seigneurs», «selon un mauvais jeu de mots avec le Seigneur des Anneaux», résume le géographe. Ce qui lui fait dire que le vote FN «est indifférent aux revenus: il est fort dans l’ensemble du périurbain, qu’il soit aisé ou moins aisé.»

Les périurbains votent-ils «comme les autres»?

Eric Charmes, directeur de recherches à l’Ecole nationale des travaux publics de l'État (Université de Lyon) et spécialiste lui aussi du périurbain, est en désaccord avec cette thèse. Pour lui, ce n’est pas le périurbain mais le périurbain le moins aisé qui vote FN.

«Prenez Châteaufort, en Ile-de-France, une des communes périurbaines les plus aisées. Le FN y fait 6,89% le 22 avril.» Autre exemple, deux communes franciliennes proches de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, à 5 minutes de voiture l’une de l’autre: Thieux et Gressy, qui ont toutes les deux donné à Nicolas Sarkozy une très large majorité au second tour (69,47% à Thieux, 62,46% à Gressy). La première, qui accueille plutôt les ouvriers de l’aéroport, a voté Le Pen à 38,68%; l’autre, à 15,21%.

Autre fait qui va à l’encontre d’un vote des pendulaires, «c’est dans les anciens noyaux villageois que le vote FN est le plus fort, et il est le fait d’habitants anciens plutôt que de nouveaux arrivants.» C’est aussi ce que pensent d’autres chercheurs qui ont étudié la carte du vote périurbain. Si en moyenne, la carte de la distance aux villes fonctionne, le détail révèle des faits qui invalident la théorie.

Pour ces spécialistes, le vote reste avant tout déterminé par la position sociale, là où Jacques Lévy voit plutôt l’effet d’un choix de mode de vie… qui bien sûr se conjugue avec la position sociale. «Mon hypothèse, explique-t-il, c’est qu’habiter dans le périurbain c’est un choix important d’habitat, qui rencontre d’autres choix.»

Dit autrement, le vote FN est-il avant tout determiné par le fait d’habiter dans le périurbain ou par une situation socio-économique qui pousse à s’y installer?

La France de la bagnole et celle des villes-tramway

Là où les choses se compliquent légèrement, c'est que tout en se querellant sur la cause du vote des périurbains, les chercheurs sont d'accord pour constater qu'à niveau social égal, le vote FN est toujours un peu plus élevé dans ces zones. On ne peut donc pas conclure simplement: «les classes populaires votent plus FN, elles sont plus nombreuses quand on s'éloigne des villes, donc le périurbain vote plus FN».

Au croisement de la question du mode de vie et de celle du niveau de vie, on trouve un bien très symbolique: l’essence. On observe d’ailleurs une ressemblance troublante entre les dépenses en essence selon l’éloignement et le vote pour Marine Le Pen, comme le montre ce graphique que nous avons élaboré:

Notre petit graphique est là à titre indicatif et amalgame des données diverses: les résultats de l'étude sur les dépenses énergétiques des ménages (voir ci-dessous) et de l'étude Ifop sur les intentions de vote selon l'éloignement des villes ont été rapprochées pour aboutir à cette représentation.
Infographie - Fred Hasselot

Auteur d’un Nouveau portrait de la France, le sociologue Jean Viard a esquissé dans une tribune parue dans Libération entre les deux tours les contours d’un «poujadisme de la voiture», qu’il a ensuite développé dans une interview à Slate:

«La question du prix de l’essence, qui est un véritable scandale, illustre ce décalage [entre les villes et le périurbain, NDLR]. Les gens des villes, donc le pouvoir, y sont indifférents. Or dans ces espaces, on n’a pas de substitution à la voiture comme le tram ou le vélo en ville, et ce n’est pas normal qu’il y ait un prix de l’essence unique sur tout le territoire. Le vote rural est un vote anti-essence.»

François Hollande notait, dans son interview à Slate, qu’«en France, la hausse continue du prix de l’énergie n’est pas sans lien avec des votes populistes qui ont pu s’exprimer.» Le candidat PS a certes réagi tardivement, mais sa promesse de bloquer les prix de l’essence pendant trois mois a démontré que la gauche était consciente du problème.

Tiré de l'étude «Dépenses de carburant automobile des ménages: relations avec la zone de résidence et impacts redistributifs potentiels d’une fiscalité incitative», Commissariat général au développement durable, n°8, juin 2009.

Car dans ce périurbain peu aisé, le rêve pavillonnaire se transforme vite en cauchemar, selon l’expression consacrée. Pour Eric Charmes,

«Ce sont des petites gens qui ont fait beaucoup d’efforts, sont peu aidés, et se retrouvent dans des communes rurales sans services parascolaires, avec peu d’équipement collectifs, et qui prennent leur voiture pour tout.»

Or «on peut aller jusqu’à 600 euros par mois de déplacement en prenant le coût global de la voiture.» Ségolène Royal, note le chercheur, avait d'ailleurs rapidement pris des positions contre la taxe carbone, comprenant que son public ressentait très mal cette mesure.

Part des ménages possédant au moins deux voitures. Laboratoire Chôros

En Rhône-Alpes, le seul département où le vote FN augmente, c’est l’Ardèche: le seul département de France qui ne dispose pas de train régional, note pour sa part Maxime Huré, enseignant-chercheur à Sciences Po Lyon. «Je suis parti d’une intuition pour lancer le débat sur ce nouveau vote FN», affirme, prudent, ce dernier, auteur d’une tribune sur l’impact de la mobilité sur le vote FN sur Rue89. Il note lui aussi la façon dont se combine dans ce vote mode de vie et niveau de vie:

«On trouve à la fois des gens qui ont fait ce choix, pour rechercher un idéal de vie qui est en train de s’effondrer. D’autres qui partent en deuxième couronne vivre plus loin, car les logements sont inabordables en ville. C’est une crise face à laquelle on a du mal à faire émerger un nouveau modèle. Ces populations sont encore sur le modèle économique des Trente glorieuses et le voient s’effondrer, il y a un décalage entre leurs aspirations et la capacité à les faire encore vivre.»

L’égalité des territoires, ou la fin de la relégation symbolique ?

Dans les «villes-tramway», largement acquises au discours écologiste sur les circulations douces et les nuisances automobiles, la préoccupation pour les prix de l'essence passe pour un sujet secondaire… D’où «un choc des cultures» entre la France des villes et celle des espaces périurbains, souligne Maxime Huré, face auquel la pensée écologiste a peu de chance de remporter l’adhésion.

Cette indifférence peut tourner, note Eric Charmes, à la relégation symbolique: «Il existe un mépris social pour l’habitat individuel et son matérialisme supposé», constate le chercheur qui a publié récemment un article, La vie périurbaine favorise-t-elle le vote Front national?, qui est notamment une réponse aux thèses de Jacques Lévy.

Publicités, cinéma, séries télé: il existe un imaginaire pavillonnaire qui, des années 70 et des travaux de Barthes et Baudrillard à Desperate Housewifes, est profondément négatif ou au minimum condescendant, même dans les travaux des chercheurs qui établissent ce lien automatique entre vote FN et résidence pavillonnaire. Un mépris qui participe du malaise de ces populations:

«Ce ressentiment est d’autant plus grand que ces élites, au lieu de les reconnaître comme victimes, tendent à faire des périurbains des coupables: égoïstes, adeptes d’un consumérisme primaire, destructeurs de l’environnement, automobilistes forcenés, les critiques ne manquent pas», écrit Eric Charmes.

«C’est un peu comme une double peine, on encourage les gens à accéder à la propriété, ils jouent le jeu de la France des propriétaires. Or ils ne sont solvables qu’en s’éloignant des villes… Puis on leur reproche de trop utiliser leur voiture!»

Le Cauchemar pavillonnaire: un livre critique de Jean-Luc Debry, publié par l'éditeur anarchiste L'Echappée en avril 2012. Pour l'auteur, les zones pavillonnaires «incarnent un idéal et un mode de vie fondés sur l’aliénation désirée».

Comme le résume Jérôme Fourquet dans l'étude post-électorale de la fondation Jean Jaurès,

«Un climat d’opinion propre à ces territoires (sentiment d’insécurité plus développé, opposition au droit de vote des étrangers) conjugué au sentiment d’être des citoyens de seconde zone explique la réorientation du discours du Front national vers la France périphérique, et sa dénonciation de la "population aisée des centres ville".»

Evidemment aucun des chercheurs interrogés n’écarte la motivation principale de ce refuge loin des quartiers populaires: ne pas côtoyer les immigrés et les Français enfants d’immigrés constitue l’un des buts de l’opération. Même si, rappelle Eric Charmes, le périurbain n’est pas exclusivement le refuge des «petits blancs», mais accueille de nombreux ménages modestes jadis habitants des cités de banlieues.

A présent que le diagnostic est connu, la gauche au pouvoir va-t-elle prendre sérieusement la question (péri-)urbaine en main? L’«Egalité des territoires», puisque c’est l’intitulé du ministère de Cécile Duflot, le laisserait penser. Moins le profil de de la ministre, s’inquiètent en revanche les élus ruraux, pour qui c’est une vision urbaine qui s’imposera. D’autres, comme Rue89, pensent qu’en revanche c’est spécifiquement en direction de cette population de «petits-blancs» que la notion d’égalité des territoires a été choisie. «Un artifice rhétorique destiné à ne pas désespérer le petit Blanc déclassé», écrit le site. bref, un ministère de la ville (donc des banlieues) qui ne dirait pas son nom…

Jean-Laurent Cassely

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