Culture

Eurovision en Azerbaïdjan: la mélodie du pouvoir

Que se passe-t-il lorsque vous mélangez un spectacle d'Europop trash et un dictateur assis sur son tas de pétrole?

L'italienne Nina Zilli pendant une répétition pour la finale de l'Eurovision à Baku, en Azerbaïdjan, le 25 mai 2012. REUTERS/David Mdzinarishvili
L'italienne Nina Zilli pendant une répétition pour la finale de l'Eurovision à Baku, en Azerbaïdjan, le 25 mai 2012. REUTERS/David Mdzinarishvili

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BAKOU, Azerbaïdjan – Cette semaine, à Bakou, j'ai eu du mal à me défaire de l'impression d'être arrivée sur versant le plus beau d'un village Potemkine grand comme un pays.  

Dès l'atterrissage de mon avion, lundi après-midi, tout fut étrangement parfait: les haies sculptées bordant l'autoroute, la blancheur immaculée des quais, les jardinières débordant de géraniums fraîchement plantés, les omniprésents taxis à la londonienne et leurs portières rougeoyant d'ardents motifs cachemire –l'un des logos de la campagne officielle de promotion de l'Azerbaïdjan.

Même le Crystal Hall inauguré depuis peu, un édifice brillant de mille feux et faisant penser à une couronne sertie de pierres précieuses posée sur la côte caspienne, était en quelque-sorte parfait dans son hommage architectural rendu à l'événement: le concours de l'Eurovision, la grande bacchanale annuelle du Vieux Monde et de la pop kitschissime. 

En ayant remporté l'Eurovision 2011 grâce au sirupeux «Running Scared» du duo Eldar et Nigar, l’Azerbaïdjan en est cette année le pays organisateur officiel. La semaine de compétition, débutée en grandes pompes mardi par la première demi-finale, a attiré des chanteurs originaires de 43 pays d'Europe et quelques-uns de leurs fans les plus téméraires.

L’Eurovision la plus chère de l’histoire

Tout compris, ce sont à peine 20.000 visiteurs qui sont attendus à Bakou, mais l'Eurovision a toujours été davantage un sport audiovisuel qu'un sport de tribunes. Il faudra donc y ajouter les 125 millions de téléspectateurs –soit environ 10 millions de plus que ceux du Super Bowl de cette année– qui devraient être derrière leur poste et, par la même occasion, verront sans doute pour la première fois à quoi ressemble l'Azerbaïdjan.

En d'autres termes, l'Eurovision sera pour ce petit pays du sud du Caucase l'occasion de se pavaner sur la scène européenne ou, pour reprendre ce que m'a dit un officiel local, «montrer aux gens que nous sommes une véritable nation européenne». Ce qui explique peut-être pourquoi l'Azerbaïdjan a décidé d'ouvrir toutes les vannes.

Son gouvernement à la fortune pétrolière n'a pas communiqué le montant exact des dépenses esthétiques consacrées aux festivités de cette semaine, mais on s'attend à ce que cela soit l'Eurovision la plus chère de l'histoire, dans un rapport quasiment de 1 à 20. Selon les estimations des ONG locales, la facture finale tournera autour de 700 millions de dollars [556 millions d'euros] –un chiffre qui inclut la construction du Crystal Hall, où se tiendra la compétition, l’aménagement d'un auditorium de secours si jamais cette grande salle n'avait pas été prête à temps, l'achat d'une armada de taxis londoniens et divers projets d'«embellissement» dans le centre de Bakou.

Une vraie «nation européenne» en apparence, seulement

Il faut bien l'avouer, c'est assez impressionnant. Un azerbaïdjanais, Shohrat, assis à côté de moi lundi soir lors de la répétition pour la demi-finale de mardi, tombait littéralement à la renverse devant le spectacle de lumières surplombant le Crystal Hall, la rénovation de fond en comble d'un site touristique voisin, sans compter les bus flambants neufs et d'un blanc sidéral mis à notre disposition pour faire la navette. Désignant la scène, un truc très Las Vegas avec des geysers de feu et une fontaine en état de marche, Shohrat utilisa ce qui, j'allais le comprendre plus tard, était sa formule favorite: «Très joli», disait-il hiératique, «très, très joli».

Le seul problème, c'est que le but avoué du gouvernement azerbaïdjanais d'apparaître comme une «véritable nation européenne» ne dépasse pas ce vernis extérieur. Certes, le pays en a les moyens: l'Azerbaïdjan fut admis en 2001 dans le Conseil de l'Europe, et son produit intérieur brut connaît une croissance moyenne de 10% ces cinq dernières années (un rêve pour de nombreux membres de l'Union Européenne), mais il a aussi la vilaine habitude de museler sa presse, d'emprisonner ses dissidents et de confisquer arbitrairement les terres de sa population.

Expulsés sans avertissement pour le Crystal Hall

Prenez le flambant neuf Crystal Hall, par exemple. Selon Human Rights Watch, des centaines de maisons ont été rasées pour permettre la construction de ce clinquant édifice. Dans la plupart des cas, les propriétaires n'ont jamais été avertis du projet, ils se sont vus expulsés par la force des bulldozers sans autre forme de procès, pour recevoir ensuite des sommes dérisoire en matière de dédommagement. Si on en croit les associations locales, cela se produit systématiquement depuis 2009, le gouvernement ayant l'intention de faire de Bakou un nouvelle Dubaï, quasiment du jour au lendemain.

Le mépris du gouvernement azerbaïdjanais envers les droits de propriété locaux n'était qu'un des nombreux sujets soulevés en mai dernier par le Parlement européen, lorsqu'il adressa de sévères remontrances à Bakou. Il fut aussi question du malheureux traitement que l'Azerbaïdjan accorde à ses journalistes, blogueurs, militants sur Facebook et autres membres de l'opposition qui, pour beaucoup, passeront la semaine de l'Eurovision derrière les barreaux.

A peine mieux que l’Arabie Saoudite pour les journalistes

Amnesty International a exhorté à la libération immédiate de 17 prisonniers arrêtés pour leur participation l'an dernier à des manifestations anti-gouvernement, en particulier Bakhtiyar Hajiyev, 30 ans, tout juste diplômé de la Kennedy School of Government d'Harvard et qui s'était présenté comme candidat de l'opposition lors des élections parlementaires azerbaïdjanaises de 2010.

Selon le classement de Reporters sans Frontières du début d'année, l'Azerbaïdjan arrive 162 sur 179 en termes de libertés de la presse –soit 4 crans en dessous de l'Arabie Saoudite– en partie à cause de ses méthodes d'intimidation «à la soviétique» que m'a décrites un jeune journaliste.

En mars, par exemple, Khadija Ismaylova, une journaliste d'investigation très célèbre ici, reçut une lettre l'informant que, si elle continuait son travail, des photos intimes de sa personne allaient être publiées. Elle refusa ce chantage et une vidéo la montrant avoir des relations sexuelles fut postée sur Internet, des images probablement obtenues grâce à une caméra espion installée dans sa chambre à coucher.

Si le gouvernement a démenti toute implication, les journalistes locaux et les leaders de l'opposition avec qui je me suis entretenue ont confirmé qu'il s'agissait d'une manœuvre gouvernementale tout ce qu'il y a de plus typique.

Des tactiques «soviétiques»

«Ils usent de ce genre de tactiques soviétiques», m'a dit un jeune journaliste. Il m'a demandé de ne pas mentionner son nom car ses écrits attirent déjà «suffisamment l'attention». «Si un jeune blogueur écrit quelque-chose, ils vont lui téléphoner. S'il ne retire pas ses articles, ils vont se pointer chez lui et 'trouver' de la drogue sous son lit», explique-t-il, en citant les preuves peu convaincantes  présentées lors de l'arrestation de Jabbar Savalan, un jeune homme qui avait tenté d'organiser une manifestation anti-gouvernement via Facebook, en février dernier. Savalan fut ensuite condamné pour possession de stupéfiants.

Après quasiment 11 mois passés en prison, il fut libéré en décembre dernier et presque immédiatement enrôlé dans l'armée, une manœuvre aux motivations clairement politiques, selon Amnesty International. «C'est une autre de leurs tactiques», m'a dit le jeune journaliste. «Ils vous envoient à l'armée pour que les médias internationaux et les ONG ne puissent pas dire que vous êtes en prison».

La peur d’un printemps arabe

L’Azerbaïdjan fut dirigé à partir de 1993 par Heydar Aliyev, un ancien membre du Politburo soviétique, qui devint un héros national après sa mort. En 2003, son fils, Ilham Aliyev, lui succéda sur le trône présidentiel. Après quasiment dix ans de règne, la politique d'Aliyev le Jeune semble souvent dictée par la peur que l'Azerbaïdjan, qui fait partie des six anciennes républiques soviétiques où la population est majoritairement musulmane, sombre dans le genre de  soulèvements populaires ou de mouvements pro-démocratie qu'ont connu ses voisins: les «révolutions de couleur» du début de la décennie, puis le Printemps Arabe du printemps dernier.

Le manque de liberté d'expression en Azerbaïdjan a tout d'abord attiré l'attention internationale voici quelques années, quand deux jeunes blogueurs, rapidement surnommés les «ânes blogueurs», passèrent 18 mois en prison pour avoir posté une vidéo satyrique se moquant de la corruption gouvernementale, avec l'un des deux olibrius déguisé en âne.

L'absurdité grotesque de cette vidéo, et la réaction disproportionnée du gouvernement, suscita une condamnation unanime, d'Amnesty International en passant par BP.

Certains activistes locaux espèrent que l'authentique absurdité de l'Eurovision et la brève apparition de l'Azerbaïdjan sur la scène internationale permet de mettre leur combat en lumière.

«Le gouvernement se sentira peut-être obligé de passer une réforme quelconque en faveur des droits de l'homme, quelque-chose de cosmétique», déclare Turgut Gambar, 23 ans, un membre exécutif du Comité civique Nida, une coordination de journalistes, de blogueurs et d'activistes azerbaïdjanais. «Mais la chose la plus importante, c'est que la communauté internationale reconnaisse quel est son rôle ici. Il faut se tourner davantage vers l'Azerbaïdjan».

Un allié stratégique

C'est sans doute vrai, mais les militants locaux des droits de l'homme ne devraient pas trop compter là-dessus. Si le gouvernement azerbaïdjanais n'a pas subi d'énormes pressions relatives à ce genre de réformes –malgré sa présence dans des alliances démocratiques et sensibles aux droits de l'homme comme le Conseil de l'Europe– c'est que l'Europe et les États-Unis ont politiquement et économiquement tout intérêt à regarder ailleurs.

L’Azerbaïdjan exporte environ un million de barils de pétrole par jour, principalement via l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et vers l'Europe. Le pays est aussi coincé entre l'Iran et la Russie, et jouit de liens diplomatiques très étroits avec Israël, ce qui en fait un allié stratégique dans une région du monde hautement instable.

Et outre son maintien de 90 soldats en Afghanistan, l'Azerbaïdjan est l'une des principales bases arrières des États-Unis et de l'OTAN en termes d'équipement, de carburant et d'allées et venues de troupes vers la zone de combat, des liens qui pourraient se renforcer encore davantage ces prochains mois avec la détérioration de la relation américano-pakistanaise.

Les États-Unis lui ont rendu la pareille en accordant à l'Azerbaïdjan le statut de «nation plus favorisée» et en lui apportant une «assistance pour la réforme humanitaire, démocratique et économique» (soit environ 22 millions de dollars – 17,57 millions d'euros– en 2010).  

Aliyev et les Corleone, même combat

Mais l'Europe et les États-Unis ne sont pas pour autant aveugles au problème. Dans un câble de septembre 2009, publié par Wikileaks, l'équipe diplomatique américaine comparait Aliyev aux deux fils de Don Vito Corleone dans la trilogie du Parrain. Pour les questions intérieures, Aliyev ressemblait à Sonny –impulsif, capricieux et soupe au lait– tandis qu'en termes de politique étrangère, il était plus proche de Michael, avec son «sang-froid» et son «réalisme».

Sur l'Eurovision, Aliyev est évidemment en mode Michael. Il a non seulement profité de l'occasion pour pousser l'Azerbaïdjan sur la scène internationale, mais il a aussi recruté sa propre famille pour en tenir les rôles principaux. La femme du président, Mehriban Aliyeva, dirige le comité d'organisation de l'événement et son fils, Emin Agalarov, chanteur pop en herbe, fera une apparition remarquée lors du spectacle de ce week-end. Aliyev a lui-même surveillé de près la construction du Crystal Hall et devrait être présent samedi lors de la finale.

«Très très joli»

Mardi matin, aux premières heures du jour, j'étais assise au beau milieu du Crystal Hall, à peut-être une centaine de mètres de la loge réservée à la famille Aliyev, essayant de toutes mes forces de concilier le lamentable score de l'Azerbaïdjan en termes de droits de l'homme avec le vacarme et la naïveté du spectacle pyrotechnique qui se déroulait sous mes yeux.

Heureusement, Shohrat, mon voisin azerbaïdjanais était là pour me guider. Quand la chanteuse grecque et court-vêtue a commencé à se tortiller sur la scène, il se pencha en avant et me dit tout content «très joli». Quand ce fut au tour des quatre crêtes suisses, il leva ses deux pouces en l'air et me dit «très, très joli».  Et quand le triumvirat de pole danseuses autrichiennes fit son entrée, toutes de noir et de vert fluo vêtues, pendant que les rappeurs de Trackshittaz occupaient le centre de la scène, il se pencha en arrière et poussa un «Oh, la la».

Quelques minutes plus tard, quand deux Irlandais à mèche et déguisés en Homme de fer-blanc dansaient dans une fontaine, je me suis penchée à mon tour pour demander à Shohrat ce qu'il pensait de l'Azerbaïdjan –du traitement des journalistes, de l'autoritarisme du gouvernement, de tout ça...

Pendant une seconde, il m'a regardé d'un air interloqué puis a fait un grand geste en direction de la salle, de la scène et des Irlandais montés sur ressort qui, à ce moment-là, se tapaient dans les mains.

J'ai cru un moment qu'il n'avait pas compris ma question, puis, soudainement, j'ai réalisé qu'il l'avait parfaitement saisie. «C'est bien trop fou», m'a-t-il dit. «Vous ne pouvez pas comprendre».

Haley Sweetland Edwards 

Traduit par Peggy Sastre

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