Culture

«Holy Motors»: sacré Carax

Un film vivant, joyeux, tragique. Le jeu des méandres, des citations, des échos est infini, on s’épuiserait à vouloir en dresser la liste ou la carte.

Photo du film.
Photo du film.

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Holy Motors de Léos Carax avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes (compétition officielle)

Cela commence par un rêve, rêve ou cauchemar de cinéma, traversée des apparences vers l’immensité sombre d’une salle obscure. C’est Carax, en personne, en pyjama et en compagnie de son chien qui vient sous nos yeux éberlués ouvrir cette improbable perspective. D’où miraculeusement nait une maison château bateau, splendeur de Le Corbusier entrevue le temps de livrer passage à un père de famille qui part au travail, un grand banquier qui aussitôt installé dans sa limousine extra-longue entreprend de jouer sur les marchés et de se procurer des armes pour se défendre de tous ceux que son immodeste gagne-pain accule à un désespoir possiblement vengeur.

Mais attendez… Pourquoi est-ce Edith Scob, plus belle et longiligne que jamais, qui pilote cette voiture étrange, d’autant plus étrange que quiconque a lu le roman Cosmopolis de Don DeLillo sait qu’on retrouvera un autre grand banquier dans l’habitacle customisé d’une autre et identique stretch limo, dans le film de David Cronenberg programmé à Cannes deux jours plus tard? Ce n’est que le premier des effets de proximité extrême entre les signes du cinéma, effets qui s’en vont travailler tout le nouveau film de Léos Carax. La présence de l’actrice des Yeux sans visage de Georges Franju annonce l’étonnante partie à laquelle sera convié tout spectateur.

Il s’agit en effet d’accompagner Monsieur Oscar au long de sa journée de travail. Monsieur Oscar est un être humain dont l’activité consiste à devenir successivement, et sur commande, le protagoniste d’histoires toutes différentes. La grande voiture blanche sillonne Paris de rendez-vous en rendez-vous, s’écartant parfois du trajet annoncé sans qu’on sache si cette digression est une entorse au programme ou l’accomplissement de protocoles secrets.

L’intérieur de la voiture est aménagé en loge d’acteur. C’est pour l’acteur Denis Lavant l’occasion de transformations à vue, qui sont à la fois l’impressionnante exhibition des trucages auxquels recourent les artistes du masque et du déguisement, et la dérision de cette exhibition, tant il est évident que ce qu’accomplit Lavant excède infiniment les artifices du maquillage, du costume et de la contorsion.

Banquier, vieille mendiante russe, réapparition destroy du monsieur Merde du court métrage Tokyo! (occasion de la plus somptueuse piéta qu’on ait pu voir depuis 3 siècles, avec égout, zizi tordu, burqa couture et pétales de rose), père de famille, prolétaire des effets spéciaux, assassin chinois… les personnages sont aussi inattendus que différents.

Un film vivant, joyeux, tragique

Mais qui est Monsieur Oscar qui les incarne tour à tour? En quoi serait-il plus réel que ses rôles? Rien, dans le film, ne viendra l’attester. Pour s’appuyer sur les bons vieux schémas du paradoxe du comédien, il faut qu’il y ait ici le comédien et là les rôles. Rien de tel dans Holy Motors, qui ne cesse de déplacer et déjouer ce qui relèverait du «construit» –la commande passée à Monsieur Oscar, l’accomplissement du scénario dans le cadre d’un genre dramatique ou cinématographique.

Ce qui rend le film si vivant, si joyeux et si tragique est le caractère insondable, ou plutôt constamment rejoué de cette séparation, y compris quand le possible patron de cette entreprise, nul autre que Michel Piccoli grimé en Michel Piccoli grimé, monte à bord de la limousine, ou lorsque Monsieur Oscar croise une partenaire (Kylie Minogue) dont il semble bien qu’elle est plutôt sa collègue que sa cliente. Cela vaudra une bouleversante et fantomatique ascension dans le paquebot évidé de la Samaritaine, d’où s’élève un chant qui transperce, pour s’arrêter, ou pas, au-dessus du mortel gouffre du Pont-neuf, qui engloutit Léos C. il y a 11 ans. Mais pas sans retour.

Le jeu des méandres, des citations, des échos est infini, on s’épuiserait à vouloir en dresser la liste ou la carte. L’essentiel n’est pas là, ni dans l’étourdissante virtuosité du travail de Denis Lavant.

L’essentiel est dans l’enthousiasmant bonheur de faire que le cinéma advienne, s’enchante, se réponde à lui-même et ainsi ne cesse de parler toujours davantage des émotions, des peurs et des désirs bien réels des humains. Qu’au passage, particulièrement à Cannes, chaque scène mobilise les réminiscences d’un ou plusieurs films qu’on vient tout juste de voir sur le même écran du Festival atteste de la justesse d’écriture, mais est au fond anecdotique. 

L’important est dans la fusion brûlante entre les deux tonalités du film. La tonalité funèbre d’un requiem pour le réel, chant d’angoisse devant l’absorption des choses et des êtres peu à peu dévorés, dissous par les représentations, elles-mêmes fabriquées par des machines de moins en moins visibles. Et la tonalité vigoureuse, farceuse, constamment inventive qui porte la réalisation elle-même. Paradoxe? Eh oui. Mais surtout immense joie de spectateur, et certitude foudroyante que ce film-là domine sans aucune hésitation la compétition cannoise telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à aujourd’hui.

Jean-Michel Frodon

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