Culture

Cannes 2012: Beautés asiatiques et tornade québécoise

Les films les plus marquants présentés vendredi au Festival, Mekong Hotel, L'Etudiant et Laurence anyways, ne sont pas en compétition.

Laurence anyways de Xavier Dolan. DR
Laurence anyways de Xavier Dolan. DR

Temps de lecture: 3 minutes

Mekong Hotel, d’Apichatpong Weerasethakul (Hors compétition)

L’Etudiant de Darejan Omirbaiev (Un certain regard)

Laurence anyways, de Xavier Dolan (Un certain regard)

Parmi les —nombreux— films découverts vendredi, aucun des plus marquants n’est en compétition officielle. Retrouvaille deux ans après avec le récipiendaire de la Palme d’or pour Oncle Boonmee, Mekong Hotel est un film d’une heure d’une extrême modestie,  et d’une immense puissance suggestive.

Apichatpong Weerasethakul retrouve un ami musicien dans un hôtel en bordure du Mékong, alors que menace la crue catastrophique qui va ravager la Thaïlande, et notamment Bangkok. Il y a deux femmes aussi, la mère et la fille, également belles, également mystérieuses, également inquiétantes. L’une est un fantôme, dit-elle, l’autre aussi peut-être. Il y sera question de dévorer humains et animaux, il y sera question de tendresse et de guerre, de ce que les jeans moulants font à l’entrejambe des hommes, et d’autres graves sujets.

Tout est là, visible, et tout est là, simultanément, d’autant plus présent de n’être pas exhibé. La surface du fleuve que parcourent comme des signes cabalistiques quelques jet-skis est telle la page infiniment recommencée, étale et mouvante, dangereuse et souveraine, où tous les poèmes du monde s’écrivent, s’écrivirent, s’écriront.

Quelques notes de guitare, quelques rires amicaux, un cadeau d’affection amoureuse peuvent accompagner cela. Cinéma du presque rien, où passe l’immensité et le mystère du monde tout entier. Monts et merveilles.

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Darejan Omirbaiev affiche dès le générique de L’Etudiant qu’il s’inspire de Crime et châtiment, c’est évident, et pourtant cette fable saturée de spleen à l’heure des ravages immondes de l’ultralibéralisme économique dans son pays, le Kazakhstan, convoque tout aussi clairement deux autres grandes références. L’Etranger de Camus, auquel le personnage principal fait irrésistiblement penser, et le cinéma de Robert Bresson, jusqu’à la citation explicite de la fin de Pickpocket.  

Le miracle est que tout cela fait bien à l’arrivée un film d’Omirbaiev, le plus talentueux des réalisateurs d’Asie centrale apparus dans le délitement de l’URSS. Mutique et sensuel, ironique et mélancolique, l’itinéraire du jeune homme qui tue pour ne pas s’effondrer dans la lâcheté et le conformisme environnants est une troublante parabole, servie par un sens de la chorégraphie des gestes du quotidien et une infinie attention à l’humanité de ses personnages.

Et puis il y eut Laurence. On avait considéré avec une affectueuse ironie la protestation de son auteur, le tout jeune Xavier Dolan, regrettant publiquement d’être privé de la possibilité d’obtenir une Palme d’or, faute d’être en compétition. Mais c’est qu’il avait raison le bougre! Et qu’on ne s’explique pas que son film n’ait pas été préféré à nombre de produits plus prévisibles et formatés qu’on a commencé de découvrir dans la section reine.

baie

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Laurence Anyways raconte l’histoire d’un homme qui, à 35 ans, proclame à ses proches ce qu’il sait depuis longtemps: qu’il est en réalité une femme, qu’il se sent femme. Le film l’accompagnera durant dix ans à la suite de ce coup de Trafalgar, soit les dix dernières années du XXe siècle.

Laurence Anyways n’est pas réductible à un film sur la transsexualité, ou l’identité sexuelle, ou même la liberté de choisir qui on est. C’est d’abord une étonnante histoire d’amour, entre Laurence et une jeune femme nommée Fred.

C’est l’histoire de quelqu’un, de quelques-uns, L, F, la maman de L, la sœur de F, et une poignée d’autres. C’est aussi, ou surtout, une tempête d’images, un bonheur de filmer, de filmer fort, de filmer juste, d’être avec ceux qu’on filme pour les accompagner ailleurs, jouer avec eux (et donc aussi avec les spectateurs).

Un, cinq, dix jeux, à la suite et à la fois, des pistes qui bifurquent, des listes comme en faisait la princesse japonaise Sei Shônagon, une brique peinte en rose sur un immeuble bourgeois de Trois-Rivières, les Five Roses, délicieux travestis dépositaires de toutes les chansons du monde, un orage de feuilles mortes à Montréal, le procès injuste mais imparable du chocolat noir, des pluies d’habits colorés comme un rêve de Jacques Demy, une île qu’on croirait inventée par Hergé, et un tourbillon ininterrompu d’émotions faites lumières, sons, rythmes et mots.

Et au cœur de tout ça l’admirable et renversant et complètement craquant Melvil Poupaud, si étonnant qu’on pourrait manquer de saluer ce que fait, tout à fait remarquable également, Suzanne Clément, qui joue Fred – et un des plus beaux rôles de Nathalie Baye, qui pourtant n’en manque pas.

Laurence Anyways dure dix ans, et 2h39, Xavier Dolan a tout fait, le scénario, le montage, la production, les costumes dont des capes de héros violet où Prince paraît percuter le Petit Prince – mais n’est-ce pas justement lui, XD, cet enfant bizarre descendu d’une planète trop petite? Lui qui sait filmer la Cinquième Symphonie en 1/33, le format fondateur du cinéma, et c’est la modestie du cadre portée à incandescence par le romantisme revendiqué en même temps que tendrement moqué, mais aimé sans détour.

Cinéma, anyways.

Jean-Michel Frodon

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