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Les Américains doivent ignorer la Corée du Nord

En les menaçant, Pyongyang tente simplement d’attirer leur attention. Il ne faut pas rentrer dans son jeu.

Kim Jong-un lors d'une parade militaire célébrant le centenaire de Kim Il-sung, en avril 2012. REUTERS/Kyodo
Kim Jong-un lors d'une parade militaire célébrant le centenaire de Kim Il-sung, en avril 2012. REUTERS/Kyodo

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Les Nord-Coréens sont parfois si pénibles, si fatigants, qu’on aimerait pouvoir les ignorer tout à fait. Et c’est très exactement ce que je propose de faire. Ignorons-les. Stratégiquement parlant, cette attitude semble pour l’heure la meilleure que nous puissions adopter.

Leur dernière frasque —montée en épingle par certains analystes, qui ont parlé de «menace» et de «signe annonciateur d’une crise»— remonte au 13 avril: une tentative de lancement d’une fusée dans l’espace. (Le ministère nord-coréen des Affaires étrangères a affirmé qu’il s’agissait d’un satellite inoffensif, ce qui n’était qu’un mensonge —et n’avait, au final, aucune espèce d’intérêt: une fusée capable de mettre un satellite en orbite pourrait tout aussi bien transporter une tête nucléaire.)

Il va sans dire que ce lancement était une décision à la fois épouvantable et imbécile. Le 29 février, l’administration Obama avait signé un accord avec la Corée du Nord: 240.000 tonnes d’aide alimentaire, distribuée tout au long de l’année prochaine, contre l’arrêt de tout lancement de missiles et de tout essai nucléaire. Six petites semaines plus tard, ils enfreignaient le pacte —ce qui laisse penser qu’ils avaient déjà prévu le lancement au moment de la signature.

Seulement, voilà: la fusée a crachoté, avant de se désintégrer quelques secondes après le décollage —la même chose est arrivée à chaque fois qu’ils ont testé leurs missiles à longue portée.

Une réaction adaptée d'Obama et une erreur tactique

Obama a aussitôt interrompu l’aide alimentaire et a fait pression sur le Conseil de sécurité des Nations unies pour qu’il adopte une résolution dénonçant le lancement, qualifié de «grave violation» du droit international. Une réaction adaptée; reste qu’Obama avait commis une erreur tactique (il n’est jamais bon d’associer l’aide alimentaire à un accord sur l’armement: la nourriture doit être offerte dans le cadre d’une assistance humanitaire; elle ne doit pas se transformer en monnaie d’échange politique. L’approvisionnement énergétique aurait constitué une meilleure approche).

Que faire, désormais? Hausser les épaules, se dire qu’on a donné sa chance à Kim Junior, et s’en aller. Deux jours après le décollage raté, en guise de chute (perverse) pour sa plaisanterie (peu réussie), Kim Jong-un, 28 ans, nouveau tyran pygmée du Royaume Ermite, a prononcé un discours vantant la «supériorité militaire» de la Corée du Nord, et promettant de ne pas succomber aux pressions impérialistes.

C’est la rhétorique habituelle de la dynastie Kim (Il-sung, Jong-il et Jong-un) qui font —ou faisaient–  souvent office de Borats du communisme international. Que dire, que faire face à un tel discours, et aux autres interventions du même acabit? Rien –ou en rire.

Les Nord-Coréens constituent-ils une menace? Pas pour les Etats-Unis; loin de là. Ils ont assez de plutonium pour construire une poignée d’armes nucléaires. L’ont-ils fait? Nul ne le sait. Ils ont conduit deux essais souterrains –en 2006 puis en 2009. La puissance explosive de ces tentatives est bien bas dans le classement des meilleurs coming out nucléaires.

Se faire du mauvais sang, c'est faire le jeu du régime

Certains signes laissent penser qu’ils se préparent à tester une bombe à l’uranium. (Les autres étaient au plutonium). S’ils passent à l’acte, et si leur essai est un peu plus impressionnant que leurs dernières tentatives, la réaction appropriée serait… de les ignorer, là encore –ou presque.

Nous ne pourrions garder un silence total, pour une simple raison: les Etats-Unis ont des alliés dans la région. Et plus précisément la Corée du Sud et le Japon, qui ne peuvent jouer les indifférents à l’ombre des bombes de Pyongyang. Et l’Amérique, qui garantit plus que quiconque leur sécurité, ne peut se tourner les pouces comme si de rien n’était: notre inaction serait perçue —par tous les pays concernés— comme une acceptation du statut de puissance nucléaire de la Corée du Nord.

Alors oui, cette fois encore, l’administration Obama devrait y aller de l’habituelle condamnation, rédiger un projet de résolution pour le Conseil de sécurité des Nations Unies, et renforcer les sanctions contre le régime de Pyongyang. Mais ne vous attendez pas pour autant à ce que la situation évolue de façon radicale.

Soyons plus précis: ne vous faîtes surtout pas de mauvais sang. Ce serait faire le jeu du régime. Les leaders nord-coréens n’aiment rien tant qu’attirer notre attention. A chaque fois que nous tremblons face à cette prétendue menace, nous renforçons un peu plus leur stature imaginaire. La propagande qui vante leurs mérites en brosse alors un portrait un peu plus resplendissant ; elle justifie l’existence de leur régime totalitaire en les présentant comme les protecteurs redoutés de la Grande Nation Coréenne.

Dans son ouvrage phare Negotiating On The Edge, Scott Snyder décrit la politique diplomatique de la Corée du Nord comme «un cycle prolongé fait de crises, d’intimidation et de stratégie de la corde raide». Nous pouvons la contrer en brisant ce cycle —mieux vaudrait donc commencer par ne pas s’y laisser entraîner. 

Désarmer la stratégie de la «crevette au milieu des baleines»

Plutôt que d’exagérer leur puissance, nous devrions renforcer la nôtre. Snyder décrit la stratégie mise au point par Kim Il-sung (fondateur de la Corée du Nord et grand-père du dirigeant actuel): se comporter comme une «crevette au milieu des baleines», et élargir ses marges de manœuvres en montant les baleines –ici les pays voisins, beaucoup plus grands et souvent hostiles– les unes contre les autres.

La meilleure façon de contrer cette stratégie serait de la désarmer. Renforcer –ostensiblement– les liens qui nous unissent, nous Américains, à la Corée du Sud et au Japon. Se montrer –tout sourire–  avec leurs chefs d’Etat à la première occasion. Signer des accords de toute sorte, qu’ils soient importants ou non.

Organiser quelques exercices militaires en commun. De temps à autre, rendre publique une statistique à couper le souffle indiquant le nombre de soldats, d’avions et de navires de guerre qu’il nous serait possible d’amasser dans la péninsule coréenne en un claquement de doigt.

Attention: il ne s’agit pas d’être tapageur. Volons aussi légèrement qu’une abeille, et faisons comprendre –silencieusement, tranquillement– à quel point la piqûre de notre dard serait douloureuse s’ils décidaient de mettre leurs menaces délirantes à exécution.

Si un accord semble possible –et s’il en vaut la peine– il nous faudra bien évidemment envisager cette option. Dans le cas contraire, il nous faudra porter plus d’attention à des sujets d’importance sur lesquels notre influence pourrait jouer.

Il fut un temps où il était possible de négocier avec Pyongyang. De fait, le président Bill Clinton y est parvenu. L’accord-cadre (ou «Agreed Framework») signé en 1994 a permis d’interrompre le programme nucléaire de la Corée du Nord –et d’installer des inspecteurs permanents dans ses usines de retraitement– huit années durant. (L’ouvrage de Scott Snyder est un guide parfait pour qui souhaite comprendre le style de négociation de la Corée du Nord –et comment engager la discussion avec ses dirigeants).

La réussite de Clinton, l'échec de Bush

Dans les premières semaines qui ont suivi l’arrivée de George W. Bush à la Maison Blanche, le secrétaire d’Etat Colin Powell a expliqué aux journalistes qu’il allait reprendre le processus diplomatique là où Bill Clinton l’avait laissé. Le Président américain l’a immédiatement tancé. Pour Bush et Cheney, il était impensable de négocier avec le mal: il fallait le vaincre, un point c’est tout.

Pyongyang a alors tenté de renouer le lien via divers intermédiaires, sans succès. Les Nord-Coréens finirent donc par reprendre leur programme nucléaire, élaborèrent une bombe, et firent leurs essais. A ce stade, Bush leur proposa de revenir à la table des négociations. Mais il était mal préparé, et il était trop tard.

L’erreur de raisonnement de George W. Bush fut de penser que le régime nord-coréen s’effondrerait sous la moindre pression. Or ce régime s’est avéré plus solide –et Kim Jong-il, le «cher leader» de l’époque, bien plus rusé– que Cheney et lui ne l’avaient imaginé.

Aujourd’hui, l’erreur de raisonnement d’Obama est de penser qu’il peut pousser la Chine à discipliner Kim & Co. A chaque lancement de missile, à chaque essai de bombe de Pyongyang, les leaders chinois semblent agacés. Mais leur intérêt premier dans cette région du monde demeure la stabilité.

Ils veulent à tout prix éviter l’effondrement du régime de Pyongyang: un tel évènement provoquerait une crise humanitaire de grande envergure. Des millions (voire des dizaines de millions) de Nord-Coréens franchiraient la frontière pour fuir le chaos, profiter de cette libération soudaine –ou les deux.

L’intérêt secondaire de la Chine est de contenir les forces aériennes et navales américaines dans l’Asie du Nord-Est, ce afin de réduire la présence des Etats-Unis autant que faire se peut dans le détroit de Taïwan.

Face à la Corée du Nord, Daniel Sneider, directeur associé du Shorenstein Asia Pacific Research Center de la Stanford University, recommande de faire preuve d’une «patience stratégique». «La dissuasion, l’endiguement,  le dialogue lorsque la chose est possible et peut s’avérer fructueuse – cela ne devrait pas être trop difficile», affirme-t-il. «Il n’y a aucune urgence.»

Fred Kaplan

Traduit par Jean-Clément Nau

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