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La mémoire des bébés

De quoi se souviennent les tout-petits? Pourquoi certains souvenirs persistent-ils jusqu’à l’âge adulte et pas d’autres?

A Londres en 2003. REUTERS/Stephen Hird SH/ASA
A Londres en 2003. REUTERS/Stephen Hird SH/ASA

Temps de lecture: 6 minutes

En août dernier, j’ai déménagé à l’autre bout du pays avec un enfant qui allait, quelques mois plus tard, fêter son troisième anniversaire. J’étais convaincu qu’il oublierait son ancienne vie —ses amis, ses habitudes— en un ou deux mois.

En réalité, plus de six mois plus tard, il s’en souvient encore avec des détails troublants: le Lavomatic sous notre appartement, les petits copains avec qui il courait tout nu, les collègues de ma femme. Je viens juste d’arrêter de faire semblant d’être son amie Iris, abandonnée depuis longtemps —à sa demande.

Nous pensons que les enfants ont peu de souvenirs parce que nous-mêmes ne nous rappelons pas grand-chose de notre enfance. En ce qui me concerne, avant l’âge de 5 ans à peu près je n’ai pas existé —c’est l’âge que j’ai dans mes plus vieux souvenirs, où je déambule dans le marché de producteurs de Madison, dans le Wisconsin, en quête de choux à la crème. Mais les recherches sur le développement de l’enfant nous affirment aujourd’hui que la mémoire d’Isaiah n’a rien d’extraordinaire. Elle est normale. Les enfants se souviennent.

Le présent perpétuel, un concept oublié

Jusqu’aux années 1980, presque personne n’aurait cru qu’Isaiah puisse encore se souvenir d’Iris. On pensait que les bébés et les très jeunes enfants vivaient dans un perpétuel présent: la seule chose qui existait était le monde sous leurs yeux à ce moment-là. Quand Jean Piaget conduisit sa célèbre expérience sur la permanence de l'objet —lors de laquelle, lorsqu’un objet était caché, le nourrisson semblait oublier son existence— il conclut que le bébé avait été incapable de conserver le souvenir de l’objet: loin des yeux, loin de l’esprit.

Le concept du présent perpétuel a lui-même été oublié depuis. Même les tout-petits sont conscients de l’existence du passé, comme l’ont montré de nombreuses expériences remarquables. Les bébés ne savent pas parler mais ils savent imiter, et quand on leur montre une série d’actions réalisées avec des accessoires, même des bambins de six mois sont capables de répéter une séquence en trois étapes un jour après l’avoir vue. Les bébés de neuf mois sont capables de la répéter un mois plus tard.

Les croyances populaires concernant les enfants plus âgés ont également été bouleversées. Autrefois, on supposait que les enfants de l’âge d’Isaiah avaient des souvenirs du passé mais pratiquement aucun moyen d’organiser ces souvenirs. Selon Patricia Bauer, professeur de psychologie à Emory étudiant les premiers souvenirs, le consensus général était que la mémoire d’un enfant de 3 ans était un fouillis d’informations désorganisées, comme une boîte de réception d’emails dépourvue de toute fonction de tri:

«Impossible de les trier par nom, impossible de les trier par date, c’est juste une liste de tous vos mails

Le souvenir d'une «machine magique à rétrécir»

Selon ces critères, Isaiah est un magicien de la mémoire —le Joshua Foer de la maternelle. En réalité, il se trouve que tous les enfants sont des Joshua Foer: même les très petits ont une mémoire ahurissante. Il y a vingt ans, une étude sur les souvenirs de Walt Disney World —le nec plus ultra de l’expérience inoubliable— a surpris toutes les personnes impliquées: des enfants qui étaient allés à Disney quand ils n’avaient que 3 ans arrivaient à restituer des souvenirs en détail 18 mois plus tard.

Et les preuves dans ce sens se sont accumulées depuis. Un article récemment paru sur les souvenirs à long terme révèle qu’un enfant de 27 mois qui avait vu une «machine magique à rétrécir» se rappelait encore de l’expérience quelque six années plus tard.

Loin d’être totalement dépourvue de souvenirs, la mémoire des très petits enfants fonctionne beaucoup comme celle des adultes. Dans la toute petite enfance, les structures neuronales cruciales pour la mémoire se mettent en place: l’hippocampe qui est, très grossièrement, chargé de stocker les nouveaux souvenirs; et le cortex préfrontal, qui est, très grossièrement aussi, chargé de les restituer.

Mais ces régions neuronales et leurs connexions sont encore en développement. Et elles ne capturent qu’une partie du présent au fil de son déroulement.

Imaginez que les souvenirs soient des grains de riz, explique Bauer.

«Ce n’est pas du tout comme un gros morceau de lasagne. Les souvenirs sont composés de tout petits bouts d’informations qui viennent littéralement de tout le cortex. Certaines zones du cerveau prennent ces petits bouts et les tricotent ensemble pour en faire une chose qui va durer et devenir un souvenir.»

La mémoire est une passoire

Les adultes ont un filet aux mailles très serrées pour rattraper les grains de riz. Les bébés ont une passoire à gros trous: le riz passe à travers.

«Ce qui se passe avec le bébé, c’est qu’une grande partie de l’information s’échappe, même lorsque le bébé essaie de l’organiser et de le stabiliser.»

Lors de la toute petite enfance, beaucoup d’expériences ne deviennent jamais des souvenirs —elles s’échappent avant de pouvoir être conservées.

En d’autres mots, les bébés se souviennent de bien plus que quiconque ne le supposait, mais de beaucoup moins que les adultes. Ce n’est que vers 24 mois que les enfants semblent pourvus de passoires de meilleure qualité: ils sont bien plus efficaces pour attraper les grains de riz —pour organiser et traiter l’information de façon à transformer une expérience en souvenir.

Le passé devient plus collant aux entournures: les souvenirs ne disparaissent plus après un ou deux mois. Les enfants d’un peu moins de deux ans conservent des souvenirs d’expériences vieilles d’un an—soit la moitié de leur durée de vie. Mais ils ne garderont pas ces souvenirs jusqu’à l’âge adulte: personne ne se souvient de son deuxième anniversaire.

Pour diverses raisons —circuits neuronaux naissants, manque de savoir-faire pour donner un sens aux premières expériences, absence de langage pour représenter ces expériences— il est sans doute impossible que le souvenir de moments de notre vie avant, disons, 24 mois, persistent jusqu’à l’âge adulte. En moyenne, le souvenir le plus ancien —fragmenté, isolé mais réel— ne remonte pas plus loin que 3 ans et demi environ.

Qu’est-ce qui fait que ces premiers souvenirs persistent jusqu’à l’âge adulte? C’est là que la science nouvelle de la mémoire précoce prend un tournant inattendu: une fois que les souvenirs commencent à rester, leur permanence est peut-être moins une question neuronale que sociale. Cela a peut-être moins de rapport avec l’enfant qu’avec les adultes.

Mères élaboratives, enfants à souvenirs

Les psychologues ont passé beaucoup de temps à écouter des parents parler à leurs enfants, et plus spécifiquement à observer la manière dont les parents négocient cette vérité si tenace de la parentalité qui est que les enfants ne sont pas très forts pour répondre.

Les mômes sont vraiment de piètres interlocuteurs. Quand ils parlent du passé, les parents contournent ce problème de deux manières différentes. Soit ils posent des questions spécifiques et répétitives sur des événements passés, soit ils racontent le passé de manière détaillée et élaborée, en posant des questions à l’enfant, et en incorporant ses réponses dans l’histoire, style que les chercheurs qualifient de «hautement élaboratif».

Il s’avère que les enfants dont les mères sont hautement élaboratives ont des souvenirs plus précoces et plus complets que les autres. Une étude portant sur des adolescents dont les mères avaient été très élaboratives dans leur petite enfance a révélé que leurs premiers souvenirs étaient bien plus précoces que ceux des autres.

Le style de la conversation a son importance, car quand les enfants se souviennent du passé et en parlent, ils revivent exactement l’événement—ils sollicitent les mêmes neurones et renforcent les mêmes connexions. Ils étayent leurs souvenirs. Et quand les parents charpentent les histoires de leurs enfants —quand, essentiellement, il racontent les histoires pour leurs enfants, comme le ferait un parent «hautement élaboratif» pour son tout-petit— ils renforcent ces mêmes connexions.

Le mot histoire est important ici. Les enfants découvrent comment organiser leurs souvenirs en narration, et ce faisant, ils apprennent le genre des souvenirs. «A mesure que les enfants apprennent ces formes, leurs souvenirs deviennent plus organisés», explique Robyn Fivush, professeur de psychologie à Emory qui étudie la mémoire et la narration. «Et des souvenirs mieux organisés sont mieux retenus dans la durée.»

Le style de conversation peut aussi expliquer pourquoi les souvenirs des femmes remontent souvent plus loin que ceux des hommes. Les filles connaissent généralement des interactions différentes et plus élaboratives dans la première enfance que les garçons. «Les mères sont plus susceptibles d’être “hautement élaboratives” en parlant du passé, et tout particulièrement en évoquant des événements très chargés émotionnellement, et elles ont davantage tendance à le faire avec leurs filles qu’avec leurs fils», rapporte Fivush.

En termes d’intervention, en tout cas dans le court terme, former les parents à parler du passé d’une manière hautement élaborative semble donner d'excellents résultats: les enfants commencent à raconter des histoires —pour traiter leur expérience— de façon plus riche et plus détaillée (en outre, il est prouvé que ces aptitudes sont également liées à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture).

Les Maoris de Nouvelle-Zélande ont en moyenne les souvenirs les plus précoces de toutes les cultures —à deux ans et demi— et parlent à leurs enfants d’une manière hautement élaborative de leur passé commun. J’aurais pensé que la mémoire relevait principalement des neurones. Mais à un certain point, elle peut tout autant relever de la culture.

Vive l'amnésie infantile

En faisant semblant d’être Iris, en jouant des histoires du passé d’Isaiah, j’étais sans m’en douter en train d’enseigner à mon fils comment et pourquoi nous nous souvenons. Dans le long terme, c’est assez fantastique. A court terme, c’est profondément stupide: je me condamnais moi-même à passer davantage de temps à prétendre être Iris.

«Les enfants acquièrent les aptitudes qui sont à la fois pratiquées et considérées comme utiles dans leur environnement, explique Fivush. Les enfants qui grandissent dans des foyers où l’on parle sans arrêt du passé, de ces manières plus élaboratives, grandissent avec de meilleures mémoires

Mais malgré moi, je suis prématurément nostalgique de l’amnésie infantile; aux heures les plus sombres de la jeune parentalité, sa nature absolue vous donne carte blanche comme au Monopoly celle annonçant que Vous êtes libéré de prison. On peut toujours se consoler en pensant: Il ne se rappellera pas de ça (quoiqu’à 3 heures du matin, on a plutôt tendance à se dire: Il ne va même pas se rappeler de ça! L’ingrat!)

Isaiah est désormais assez grand pour se souvenir, pour le restant de ses jours, d’un événement qui se produirait aujourd’hui —et qui serait de mon fait.

C’est merveilleux. Et terrifiant.

Nicholas Day

Traduit par Bérengère Viennot 

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