France

Aubrac est innocent. Foi d'historiens

A l’issue d’une longue polémique initiée par Jacques Vergès, avocat de Klaus Barbie, sur le rôle des Aubrac dans l’arrestation de Jean Moulin, Libération organise en 1997 une confrontation entre les Aubrac et des historiens. Un objet historico-médiatique non identifié au bilan mitigé.

<a href="http://www.flickr.com/photos/biscotte/188308994/">Urban art...</a> / Biscarotte via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr">Licence By</a>
Urban art... / Biscarotte via Flickr CC Licence By

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Alors qu’ils incarnaient déjà aux yeux du grand public le courage des résistants de la première heure, les époux Aubrac ont à la fin des années 1990 été emportés dans le tourbillon d’une affaire mêlant manipulations, controverse d’historiens et nouveau regard porté sur la résistance.

1. 1943: l’arrestation de Caluire

Pour comprendre comment cette polémique a mûri, plusieurs retours en arrière s’imposent. Le premier lors de l’arrestation de Jean Moulin et des chefs de la résistance. Le 21 juin 1943, Jean Moulin et d’autres responsables résistants dont Raymond Aubrac sont arrêtés par la Gestapo dans la maison du Docteur Dugoujon, à Caluire en banlieue lyonnaise.

Par la suite certains seront déportés et ne reviendront jamais. D’autres pourront s’enfuir de la maison (René Hardy) ou plus tard de prison (Raymond Aubrac grâce à sa femme Lucie qui a mis en place l’attaque). Jean Moulin, l’émissaire envoyé par de Gaulle pour unifier les mouvements résistants, sera reconnu par Klaus Babie. Envoyé à Paris, torturé, il mourra dans le train qui devait le transférer en Allemagne.

Cette réunion des responsables des mouvements de la résistance devait permettre de nommer le nouveau chef de l’Armée secrète après l’arrestation du général Delestraint. Seul à ne pas avoir été prévu à l’origine, René Hardy, du groupe Combat, a été arrêté quelques jours plus tôt, puis relâché par la Gestapo. Ce qu’il cache à ses compagnons.

Son évasion de la maison de Caluire se fait sans réelle opposition des forces allemandes, alimentant dès lors les soupçons. Comme l’écrit dans un article l’historien François Delpla, «le faisceau des présomptions (contre Hardy) est accablant. Tout au plus pourrait-on supposer, à l’extrême rigueur, qu’il croyait n’être pas suivi». Raymond Aubrac lui-même est témoin à charge lors de ses deux procès.


Un enjeu capital par jeanmoulin-caluire

Jugé deux fois après la guerre, Hardy est acquitté une première fois faute de preuves, avant d’être rejugé en 1950 et acquitté au bénéfice de la minorité de faveur (condamné par le tribunal mais à une seule voix de majorité, alors qu’il en fallait deux pour être condamné —à mort en l’occurrence).

2. 1983: l’arrestation de Klaus Barbie et le début des soupçons

Il faut ensuite reprendre le cours de l’histoire et s’arrêter en 1983 pour suivre l’éclosion de cette «affaire». L’affaire Aubrac? «Une invention pure et simple de Jacques Vergès, pour qui la meilleure défense c’était l’attaque», estime François Delpla, auteur de Aubrac, les faits et la calomnie.

Avocat de Klaus Barbie après son extradition de Bolivie en février 1983, Vergès va défendre une thèse selon laquelle Jean Moulin a été livré par Aubrac. L’historien Laurent Douzou, spécialiste de la résistance et auteur notamment de Lucie Aubrac, revient sur cette stratégie: 

«Toute cette histoire remonte à l’extradition de Klaus Barbie. Les chefs d’accusation sont extrêmement graves et les faits solidement établis. Il est très improbable qu’il soit innocenté. La stratégie consiste alors à porter le débat ailleurs, à dire que les résistants qu’on pare de toutes les vertus ne sont pas au dessus de tout soupçon.»

Le livre publié en 1984 par Lucie Aubrac, Ils partiront dans l'ivresse, est une réponse à ces calomnies. Avec des hauts et des bas, la polémique n’est cependant pas tout à fait éteinte même si Vergès est condamné pour diffamation dans l’affaire. Après la mort de Barbie, Vergès fait circuler un document dactylographié signé de la main de l’ancien officier SS, dans lequel le criminel nazi maintient ses accusations. Pour Laurent Douzou, «il est hautement improbable que ce document ait été écrit par Barbie», alors en prison, quand ce document cite de nombreuses archives.

L’accusation est d’autant plus surprenante que Barbie n’en parle qu’à partir du moment où il est arrêté. Pour Raymond Aubrac, interrogé par Le Monde en 1997, «(…) lorsqu'il (Barbie) tombe entre les mains de la justice française en 1983, il choisit Jacques Vergès comme avocat et, après son procès, écrit un document de 63 pages dans lequel il nous met en accusation.»

Stratégie de défense, donc. D’autant que Klaus Barbie a toutes les raisons de nuire une ultime fois au résistant qui s’est échappé lorsqu’il était en poste à Lyon.

 

3. 1997: Le livre Aubrac, Lyon 1943

Troisième étape-clé de l’affaire. Gérard Chauvy, journaliste et historien lyonnais, publie en 1997 Aubrac, Lyon 1943, aux éditions Albin Michel, après un ajournement du livre par l’éditeur et une rumeur de censure. Chauvy exhume des documents d’archives inédits, et s’appuie en partie sur le document de Barbie, ce qu’on appellera le «testament de Barbie», pour pointer les contradictions des déclarations des Aubrac sur cette période.

Au lendemain du décès de Raymond Aubrac, Gérard Chauvy nous dit ne pas vouloir s’étendre sur les suites de l’affaire. Il a en effet été condamné pour diffamation par les époux Aubrac à la suite de la sortie du livre. Gérard Chauvy n’a pas accusé formellement les Aubrac mais a «émis des doutes sur les uns et les autres, autant Hardy qu’Aubrac, précise-t-il, ce qui est le rôle de l’historien pour contrecarrer l’histoire officielle.»

Les historiens estiment pourtant à l’époque que son livre instille le soupçon bien qu’il prenne ses distances avec le «témoignage» de Barbie. Dans une tribune publiée dans l’Evénement du Jeudi, plusieurs anciens résistants s’offusquent du climat de remise en cause de la Résistance, ce qu’ils nomment la stratégie du soupçon: 

«Nous n'acceptons pas cette stratégie du soupçon, de l'insinuation et de la rumeur: elle est moralement méprisable et historiquement (les vrais historiens le savent) infondée». 

4. La table ronde de Libération

C’est dans ce climat passionnel que le journal Libération organise avec les Aubrac une table ronde d’historiens spécialistes de la période, dans l’objectif de faire la lumière sur ce qui devient une affaire Aubrac.

L’exercice est délicat: Raymond et Lucie Aubrac sont jusqu’à présent de véritables héros de la Résistance, des figures nationales qui deviennent soudain les témoins appelés à la barre de l’histoire pour s’expliquer sur les contradictions de leurs récits antérieurs. Daniel Cordier, secrétaire puis biographe de Jean Moulin, va jouer un rôle important. Résistant, il est aussi historien. Il ne veut pas laisser le mythe de la Résistance l’emporter sur la complexité de cette période de l’histoire, avec ses zones d’ombres et ses luttes politiques internes rarement mises en avant dans le roman national.

D’un côté, Cordier défendra avec vigueur les Aubrac, comme dans cette interview à Libération en 1997, avant la table ronde: 

«Les Aubrac font partie des volontaires qui, durant trois ans, ont pris tous les risques, tandis que le nazi Barbie nous traquait comme des bêtes. On ne doit pas l'oublier.»

Cela rappelé, Daniel Cordier ne s’arrête pas à la statue du couple héros de la Résistance, avançant comme argument que l’explication qu’ils doivent aux historiens est la contrepartie de leur médiatisation: 

«Tant que les Aubrac sont restés dans l'anonymat, ils n'avaient à rendre de compte à personne, sauf à leurs camarades et à leurs pairs. Mais, à partir du moment où ils se sont prêtés à de multiples opérations médiatiques, qu'ils l'aient voulu ou non, ils sont devenus un mythe ou une légende.»

Raymond Aubrac rebondit alors sur l’interview de Cordier et demande l’organisation de cette commission d’historiens à Libération. Tous les témoins précisent que sa femme Lucie était beaucoup plus réticente. Libération, dans son édition du 12 avril 2012, revient sur l’affaire et l’article conclut que Lucie «ne manquait pas une occasion de dire combien elle regrettait cette “détestable mise en scène“, dont elle était sortie “humiliée“.» 

5. Le bilan de la confrontation entre les Aubrac et les historiens

En version synthétique, le débat de Libé se termine ainsi:

1/ les Aubrac ne sont pas coupables de trahison,

2/ des zones d’ombres subsistent.

Bref, tout ça pour ça, serait-on tenté de dire.

Laurent Douzou est l’un des cinq historiens de la résistance présents lors de la table ronde. Il assume aujourd’hui clairement le bilan qu’il tire de l’expérience: 

«Mon avis n’a pas changé depuis que j’ai été partie prenante de cette réunion. Je pense que collectivement nous avons eu tort, grandement tort d’avoir fait cette expérience.»

Très pénible pour les témoins de l’histoire et résistants ayant eu l’impression d’assister à un tribunal, la table ronde de Libé fut selon Laurent Douzou «une sorte de happening médiatique», une réunion qui ne ressemblait à rien au regard des méthodes et des procédures historiques. Contrairement à un colloque de spécialistes, la table ronde de Libé devient «une sorte de mécanique que personne ne contrôle. C’était une confrontation qui ne pouvait être, avec le recul, que violente, au moins symboliquement.»

Durant plus de cinq heures, les Aubrac sont soumis à des questions très techniques et précises. Laurent Douzou en garde «l’impression d’une assez grande confusion. On ne voit pas pourquoi le jour de la table ronde les Aubrac donneraient la bonne réponse, alors qu’ils ont varié plusieurs fois sur leurs déclarations.»

Pour l’historien de l‘Institut d’Histoire du Temps Présent (CNRS) Henry Rousso, l’un des cinq historiens présents lors de la table ronde, des zones d’ombres persistent même si celles-ci ne sauraient valoir aux Aubrac d’être accusés d’avoir trahi leurs camarades. Ainsi Rousso écrit-il dans Libération après le débat:

«S'il reconnaît avoir varié dans ses déclarations, Raymond Aubrac ne nous en livre aucune explication. En l'absence d'autres éléments, l'historien doit s'en tenir là, chacun étant libre d'apprécier ce que l'on peut en conclure, et de se reporter aux documents —qui sont disponibles— si un doute persiste.»

Le principal «mystère», rappelle François Delpla, c'est que Raymond Aubrac a été emprisonné à Lyon alors que les autres membres arrêtés ont été transférés à Paris. Pourquoi? Aubrac lui-même n'avait pas la réponse.

La table ronde donne aussi l’occasion aux historiens de questionner leur propre rôle dans le travail de mémoire, de confronter leur approche méthodologique au travail de transmission de la mémoire des résistants, forcément plus subjective et romantique que le lent et rigoureux travail factuel des spécialistes. L’historien François Bedarida, présent lui aussi lors de la confrontation, juge durement la «stratégie mémorielle» de Lucie Aubrac dans l’Epilogue de la rencontre, comme l’atteste le compte-rendu: 

«(…) si sous couleur de rendre le passé plus vivant on se met à l'enjoliver, à broder, voire à inventer des récits, au lieu de s'en tenir fidèlement et rigoureusement aux données de fait, alors on s'expose à un très grave choc en retour. A confondre récit historique et récit de fiction, que devient le témoignage, sur lequel se fonde la confiance du public? Ne va-t-on pas vers un terrible boomerang?»

6. Le point sur la situation

15 ans après la confrontation entre les Aubrac et leurs historiens examinateurs, presque 70 ans après l’arrestation de Caluire, sait-on enfin ce qui s’est réellement passé? Pour Laurent Douzou, la réponse collective des historiens était de dire aux époux Aubrac: «vous n’êtes pas coupables de trahison», ce qui est l’essentiel.

Daniel Cordier jugera pour sa part dans son compte-rendu de la rencontre que «les cinq historiens présents (Azéma, Bédarida, Douzou, Rousso, Veillon), reconnus comme les meilleurs spécialistes de la Résistance, ont mis en jeu plus que leur carrière, leur réputation, quand ils se sont prononcés à l'unanimité: les Aubrac sont innocents sans réserve et sans nuance.»

Pas si simple de tirer un trait sur l’affaire et de décerner bons et mauvais points. Ainsi Gérard Chauvy, celui par qui la polémique est survenue, affirme qu’il «cautionne le compte-rendu de Libération. Rousso, Azéma, Cordier y ont dit des choses intéressantes.»

Si Aubrac est innocent, Hardy est-il alors bien coupable? «Je resterais prudent», affirme Laurent Douzou. «On peut avoir des présomptions, c’est ce vers quoi tendent la plupart des historiens. Mais il a été acquitté deux fois. Sauf découverte d’archives nouvelles, on n’a pas de preuves.»

Pour l’historien, le côté «grande énigme de l’histoire» de l’affaire de Caluire a attiré l’attention de nombreux auteurs qui ont tous voulu dénicher l’interprétation nouvelle ou découvrir la vérité ultime sur le mystère. Lui estime que la focalisation sur cette énigme a pu cacher le fond de l’affaire, c’est-à-dire les conséquences dramatiques sur la désorganisation de la résistance dont les Allemands avaient coupé la tête.

L’historien François Delpla évoque lui la vie de René Hardy après la guerre. L’homme a écrit un succès littéraire, prix des Deux Magots en 1956, Amère Victoire. Le roman sera adapté au cinéma par les Américains. Son pitch? «C’est l’histoire d’un combattant en Libye lors de la Seconde guerre mondiale, un homme qui a eu un moment de faiblesse», souligne François Delpla…

Jean-Laurent Cassely

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