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Quand la nouvelle qu’Instagram avait été racheté par Facebook pour 1 milliard de dollars a été diffusée, les tweets se sont déchaînés—et ils n'étaient pas contents: «Effacez instagram!! Les Feds s’en sont emparés!» «J’avais une plus haute opinion de toi, Instagram.» «Il suffit que je supprime mon compte Facebook pour qu’ils décident d’acheter instagram #VDM.»
Pour un non-initié, un tel courroux a de quoi déconcerter. Une petite entreprise qui vous permet de partager des photos avec des amis et des inconnus a été rachetée par une plus grosse entreprise qui vous permet de partager des photos avec des amis et des inconnus.
Pour Facebook, cibler Instagram a un sens. Son outil de partage de photos sur mobile est moche et mal fichu; Instagram est tout joli et efficace. Avec cette acquisition, Facebook remet à niveau un de ses points faibles. Ce genre de deals est très courant dans la Silicon Valley—souvenez-vous de Yahoo reprenant Flickr en 2005, ou de Google achetant YouTube un an plus tard.
Une idée saugrenue?
En réalité, pour de nombreuses start-ups, se faire racheter par une entreprise comme Google ou Facebook est l’ultime preuve de réussite. Et les fidèles d’Instagram ne devraient pas trop s’inquiéter de la vente de cette audacieuse petite entreprise. Certes, leur communauté pseudo-intime de 30 millions d’utilisateurs va s’agrandir, et leurs données pourraient être utilisées, et en plus, Facebook c’est idiot et c’est bon pour les vieux. Mais le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, a promis de sauvegarder l'indépendance d'Instagram, ce qui signifie que ses utilisateurs ne seront pas obligés de partager leurs photos sur Facebook s’ils ne le veulent pas (mais bon, Zuckerberg change d’avis comme de chemise).
Une chose pourtant paraît un tantinet saugrenue à première vue: le prix. Facebook vient de débourser 1 milliard de dollars pour s’offrir une start-up de San Francisco vieille de deux ans, une entreprise de 30 millions d’utilisateurs qui engrange zéro revenu. Certes, Instagram se distingue grâce à un gadget astucieux: d’un seul clic, on peut choisir le filtre coloré qui va transformer la photo terne prise avec son smartphone en un cliché aux airs de Polaroid vintage. Cette particularité, et le fait que l’appli Instagram soit gratuite, a fait doubler sa popularité juste sur les cinq derniers mois.
Mais la position d’Instagram sur le marché n’est pas inébranlable: ce service ne venait que très récemment de ravir à une application payante appelée Hipstamatic le statut de leader dans la catégorie photos floues prises à l’iPhone. Il semble inévitable que les gamins branchés finiront par jeter leurs filtres couleurs pour un quelconque nouveau gadget esthétique. Facebook, avec ses plus de 3 000 employés dans le monde, aurait sans doute été capable de construire le même genre d’appli qu’Instagram, voire mieux, pour beaucoup moins cher. Alors pourquoi débourser 1 milliard?
Le prix du monopole
Parce que pour Facebook, il ne s’agit pas seulement d’améliorer son application de partage de photos. C’est une question de domination. Facebook ne veut pas être l’une des options possibles pour partager votre contenu personnel avec vos amis et des inconnus. Il veut être la seule.
Tout comme Google amasse les dollars en maîtrisant le domaine de la recherche sur Internet, le business model de Facebook dépend de son monopole des partages sur le Web. Pas seulement du partage de mises à jour de statuts, ou de «j’aime», ou de mèmes, ou même de photos—le partage en tant qu’activité. Afin de s’assurer une telle omniprésence, Facebook est prêt à allonger l’oseille pour mettre des startups comme Instagram hors-jeu. S’il ne le fait pas, quelqu’un d’autre pourrait s’en charger.
Quand on réfléchit dans ces termes-là, alors la somme paraît plus logique. Instagram ne vaut peut-être pas 1 milliard de dollars aux yeux de quelqu’un d’autre—d’ailleurs, l’entreprise a été évaluée à la moitié de cette somme la semaine dernière à peine—mais elle les vaut, et même plus encore, pour un Facebook désireux d’évincer une potentielle rivalité menaçant son activité principale.
Laisser Google, Twitter ou Pinterest acheter Instagram reviendrait à permettre à ces entreprises de devenir du jour au lendemain d’excellentes alternatives pour le partage de photos. Et s’il y a bien une chose que Mark Zuckerberg veut, c’est s’assurer qu’il n’existe aucune bonne alternative à Facebook.
Atteindre les téléphones des utilisateurs
Pour Facebook, l’achat d’Instagram tombe sous le sens dans la mesure où c’est une tentative d’accéder aux téléphones de ses utilisateurs. Le réseau social a pris une ampleur phénoménale sur ordinateur—son site Internet est le plus utilisé du monde—dont il pourra assurer la pérennité en colonisant les smartphones. Plus que des inquiétudes sur le respect de la vie privée, les procès antitrust ou Google+, seul l’échec à dominer le partage sur mobiles semble susceptible de ralentir la croissance apparemment sans limite de Facebook.
Peut-être est-ce là la source de la réaction provoquée par le rachat d’Instagram par Facebook. Facebook est déjà bien davantage qu’un site Internet. C’est aussi le moyen de se connecter au service de partage de musique Spotify; de poster un commentaire sur TechCrunch; c’est grâce à lui que vous pouvez voir quels articles de Slate lisent vos amis. Instagram n’est pas simplement une entreprise rachetée par un rival plus gros. C’est une communauté bien particulière qui se retrouve aujourd’hui dans le ventre de la bête.
Pari risqué pour l'oeil de Dieu Facebook
Autrefois, Facebook aussi était une communauté. Aujourd’hui, c’est l’œil de Dieu. Quand vous vous connectez à Instagram, un message apparaît pour vous féliciter d’adopter un «moyen drôle et décalé de partager votre vie à travers vos photos». Quand vous téléchargez Spotify, en revanche, vous voyez apparaître un très long texte sur la politique de confidentialité, ainsi qu’un message qui vous annonce que «Jean-Marc B., Marianne C. et 162 autres personnes utilisent Spotify». Ce sont 162 autres de vos amis Facebook, naturellement—et par défaut, ils peuvent tous voir ce que vous écoutez.
Pour les Instagrammers et les autres, y aura-t-il un refuge loin des tentacules de Facebook? La réaction suscitée par le milliard de dollars dépensé cette semaine laisse à penser que oui. Naturellement, tout changement apporté à un service Internet populaire provoque son lot de réactions, et Facebook en a déjà essuyé pas mal.
Mais Instagram plaisait à 30 millions d’utilisateurs alors qu’il ne faisait pas partie de Facebook—peut-être même justement pour ça. Et si c’est le cas, alors Facebook a un gros problème. Mark Zuckerberg ne peut pas acheter toutes les entreprises à 1 milliard de dollars qui se présentent, et grâce aux app stores mises au point par Google et Apple, l’offre de minuscules startups potentiellement révolutionnaires est illimité. S’il continue à dépenser comme ça, même Facebook finira par être à court de milliards.
Will Oremus
Traduit par Bérengère Viennot