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Joly, Poutou: une autre candidature n’est pas possible

Certes Eva Joly est nulle en médias, mais on peut aussi penser que les médias sont nuls en Eva Joly. C’est-à-dire inadaptés aux candidatures issues de la vie civile. L'inaudibilité de la candidate écolo révèle l’impossible rencontre entre les formats médiatiques et les candidats «amateurs».

Eva Joly et José Bové au salon de l'agriculture le 1er mars 2012. Charles Platiau / Reuters
Eva Joly et José Bové au salon de l'agriculture le 1er mars 2012. Charles Platiau / Reuters

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Le diagnostic est tellement partagé que personne ne le conteste: sondages, études, micro-trottoirs et thèses abondent pour nous dire que les Français n’ont plus confiance en leurs dirigeants, qu’il y a une coupure entre la société et ses institutions, que les électeurs ne se sentent plus représentés, que les experts ont confisqué les grands sujets de société…

Les Indignés, mouvement international de contestation décentralisé et spontané, a traversé l’espace médiatique comme une comète avant de disparaître purement et simplement. Le PS a laissé tomber toute référence à la démocratie participative de 2007 et Nicolas Sarkozy s’en prend aux corps intermédiaires… On est donc loin d’une élection ouverte sur la société civile. Hollande n'a-t-il pas annoncé à propos d'Anne Lauvergeon «que les personnalités issues de la société civile, aussi talentueuses soient-elles, ont eu souvent des difficultés pour accéder aux fonctions politiques»?

La candidature d'Eva Joly exprime un paradoxe français: les gens demandent de la politique faite autrement, des dirigeants moins formatés et peut-être plus divers dans leurs origines et leurs parcours. Mais que se présente à eux une candidature à peu près conforme à ce portrait-robot de l’alter-politique et la sanction sondagière et médiatique est immédiate et impitoyable.

Depuis quelque temps, analyses politiques, psychologiques, phonétiques même se relaient pour expliquer les raisons de ce désamour (les écolos n’aiment par cette élection et cette élection ne les aime pas, la crise favorise le court-termisme, l’écologie passe pour un problème de riches...) Toutes justes partiellement, ces analyses ont cependant un point faible: elles ne mettent jamais en cause un écosystème (pour employer un terme écolo) mass-médiatique qui impose aux candidats sa logique implacable: s'adapter ou mourir.

L'impossible double-jeu des candidats «différents»

Si Eva Joly n’est pas faite pour les grands médias audiovisuels généralistes —ce qui a été répété jusqu’à l’overdose— en revanche on a moins souligné que ces médias n’étaient pas faits pour des candidats comme Eva Joly.

La candidate des Verts l’a dit dans Libération, en plus d’être une femme et une étrangère, elle a un handicap majeur:

«Je ne suis pas issue de l'élite française. Je suis de la société civile, profondément.»

Le sociologue Roger Sue (Paris V - Sorbonne), auteur de Sommes-nous vraiment prêts à changer? Le social au cœur de l’économie, explique qu’à partir du moment où les représentants de la société civile rentrent dans un jeu qui n’est pas le leur, pour lequel ils ne sont pas formatés, la situation devient intenable:

«Souvent, ils attaquent le côté politicien des candidats professionnels. Ça ne peut pas marcher. Jouer le jeu tout en le dénonçant, c’est un peu compliqué.»

D’autant que si le système médiatique, télé en tête, renforce la logique d’incarnation personnelle propre à la présidentielle, cette logique finit par plaire au public qui parfois en redemande:

«A partir du moment où la télévision joue un rôle central, on se concentre sur une forme de jeu, une sorte de spectacle, un cirque très codé où on admire la prestation, même si on n’est pas dupe du contenu. D’autres ont un contenu, mais mal ficelé, et n’ont pas le savoir-faire pour le faire passer. L’électorat n’attend pas ça.»

Ce paradoxe n’a pas échappé à Patrick Farbiaz, le conseiller politique d’Eva Joly:

«D’un côté les Français, pas seulement les journalistes, disent qu’il faudrait faire de la politique autrement… Et quand des gens arrivent avec leur franchise, leur intégrité, c’est vrai que ça ne fonctionne pas complètement. Plus on américanise le système, plus on donne la parole aux appareils et aux politiques professionnels qui ont du temps, qui ne font que ça. Ce qui est contradictoire avec le discours d’une autre politique.»

Les règles du jeu enferment les candidats qui veulent montrer leur différence dans un piège: on ne peut combattre le règne de la petite phrase qu'avec une petite phrase...

Le cas Joly, révélateur des routines médiatiques

Comme l'a résumé la candidate elle-même dans une interview: 

«Je ne suis pas formatée, ni douée pour fournir des réponses calibrées dans les standards des joutes politiciennes.».

Or quand on il s’agit de faire passer une idée, mieux vaut être rompu aux codes implicites de l'interview en plateau ou du rythme cadancé d'une matinale radio. «Elle vient d’un milieu où un dossier c’est un dossier, explique son conseiller. Les journalistes en face d’elle attendent une déclaration de dix secondes. […] Ils attendent des réponses convenues, et elle répond à côté. Ou elle dit les choses cash.»

Bref Eva Joly répondant à des journalistes, c’est aussi incongru que Jean-Marie Bigard au Bal des débutantes. En général, journalistes et politiques s’accordent implicitement sur ce qui fait débat, sans quoi les conditions du dialogue ne sont pas remplies. La présence de la candidature non professionnelle grippe la mécanique et produit ce dont les émissions politiques ont le plus horreur: des blancs, des hésitations, des longueurs…

«Les gens issus de la société civile en partagent un peu la complexité, ils tombent dans un milieu où tout doit être simplifié, ils pensent être toujours dans la vie réelle, or la vie politique et médiatique est tout sauf réelle.»

Exemple à la limite de la caricature, le duel Joly-Elkabbach illustre parfaitement le dialogue de sourds entre deux logiques de discours: l'un veut du Oui / Non et s'énerve quand on repositionne le débat, l'autre n'est manifestement pas décidée à se plier au format de l'interview matinale musclée qui n'a rien d'une causerie politique de salon.


Joly : "nous représentons plus que 2%" par Europe1fr

Paradoxalement, un Mélenchon qui provoque et invective les représentants des médias eux-mêmes —chose rare et donc remarquée, Sarkozy et Le Pen le faisant aussi mais de façon moins systématique— sera toujours plus désirable pour un producteur d’émission politique qu’une candidate hésitante, au discours difficilement compatible avec les formats imposés.

Joly, Poutou: un «mépris de classe» qui saute aux yeux

Avec Patrick Farbiaz, la discussion se poursuit autour d'un autre candidat qui met en avant son profil d’amateur, Philippe Poutou, le candidat du NPA ouvrier de l’automobile. Si depuis quelques jours il est de bon ton de dire que l'homme «crève l'écran», le jugement médiatique sur celui que les journalistes n'appréhendent qu'à l'aune du succès populaire de Besancenot n'a pas toujours été aussi bienveillant.

Une séquence de On n’est pas couché est à ce titre pédagogique. Loin de l’aplomb auquel nous habituent celles et ceux qui demandent nos suffrages, le candidat Poutou apparaît sur le plateau de l’émission de divertissement de Laurent Ruquier comme le mauvais élève qui va être jugé par les chroniqueurs. Le moment le plus croustillant étant celui où Laurent Ruquier lui lâche, après qu’il ait avoué son incompétence sur une question:

«Il va falloir apprendre à mentir, vous savez…»

Certes plutôt vague et souvent carrément à la rue, Philippe Poutou n’en est pas moins victime d’un mépris de classe très visible dans le comportement des intervieweurs, juge le conseiller politique d’Eva Joly, qui reconnaît volontiers l’analogie avec la façon dont «sa» candidate est traitée:

«A ce moment, Ruquier révèle à tout le monde ce que pensent ces milieux-là: quelqu’un qui affirme des choses parce qu’il y croit, ça n’est pas bien vu.»


Poutou Vs Polony & Pulvar 2 [POL] Ruquier 291011... par peanutsie

Le problème d’Eva Joly, c’est qu’elle a des choses à dire…

Les candidats issus de la société civile ou au parcours marginal sont souvent associés aux candidatures de témoignage: ils sont là pour dire quelque chose plutôt que pour faire un score. Mais même cela n’est pas toujours possible. Eva Joly s’est récemment confiée à L’Express en ces termes:

«Un jour, on étudiera la manière dont j'ai été traitée par la presse dans cette campagne».

Ce jour est déjà arrivé. Gildas Le Bars, chercheur étudiant au Groupe de recherche en communication politique de l’université Laval (Québec), finit un travail de master sur la communication politique d’Eva Joly au cours de la primaire écologiste (1), avec l’hypothèse de départ suivante: est-il possible de continuer à jouer un rôle de contre-pouvoir, ce pour quoi Eva Joly est identifiée par le public, tout en étant engagé dans une campagne électorale?

Le corpus intègre l'ensemble des questions de journalistes et des réponses d'Eva Joly durant toute la période de la primaire écologiste (juillet 210 - juillet 2011), tous supports médiatiques confondus. Ce qui permet de dégager une logique de l'interview propre à la profession dans son ensemble.

Au tout début de la campagne interne des écolos, elle est seule en lice. Tant que Nicolas Hulot est absent de la compétition, la candidate écologiste s’en donne à cœur joie sur son thème favori: la lutte contre la corruption et la moralisation de la vie publique. Les journalistes sont les complices plus ou moins conscients de cette focalisation. Ils veulent entendre Joly sur ce à quoi ils l’associent, et elle a envie de parler de ces sujets. Ils n’ont en fait qu’à la lancer. Ce qui est facile quand on sait qu’Eva Joly est, comme le soulignent ceux qui la conseillent, quelqu’un qui répond aux questions qu’on lui pose sans recadrer le thème.

Le tableau ci-dessus, issu du mémoire de Gildas Le Bars, classe les réponses d’Eva Joly dans ses interviews en fonction du thème qu’elle aborde: en l’absence de compétition interne à la primaire (période du début juillet 2010 au 12 avril 2011) son sujet de prédilection, nommé ici «archétype de l’incorruptible», est alors dominant.

… Mais les choses se compliquent pour elle lorsque Nicolas Hulot intervient en se déclarant lui-même candidat. Eva Joly perd alors son monopole relatif sur le choix des thèmes, et est logiquement poussée par son concurrent et par les médias à se positionner sur les thématiques écolos plus classiques, ainsi que sur les aspects électoraux de la primaire, le jeu politicien et électoral.

Dans ce second tableau (1er juin à la fin de la campagne, le 9 juillet 2011), Eva Joly perd la main sur les thèmes de campagne qui lui sont chers et répond plus fréquemment à des questions de «vie politique» qui concernent le jeu électoral. L’écologie est plus présente en raison de la concurrence avec Nicolas Hulot sur ce terrain.

Or, estime le chercheur, Eva Joly n’est pas une candidate prête à tout pour l’emporter, mais quelqu’un qui veut faire passer un message, qui est le suivant:

«La façon dont la corruption et le manque de morale politique détruisent le monde. Elle a découvert sur le tard la corruption, elle a élaboré une manière de voir le monde à partir de ce prisme de la corruption et elle a besoin d’en parler.»

Elle s’inscrit dans ce que Pierre Rosanvallon nomme la contre-démocratie, qui désigne les formes d’actions qui visent à surveiller, sanctionner ou critiquer les gouvernants. Le rôle lui sied à merveille, et a contrario elle peine à s’en émanciper.

Si sa conviction que l’écologie politique passe aussi par une plus grande morale politique a été entendue par les militants qui l’ont élue, en revanche Joly n’a pas pu ou pas su s’éloigner de cette image de contre-pouvoir. Comme le note le chercheur, «la compétition pour l’exercice du pouvoir représentatif et l’exercice d’un rôle contre-démocratique paraissent donc (…) incompatibles».

Pour le dire crûment, Eva Joly est orientée offre et non demande. Elle n’est pas prête à moduler son offre politique pour plaire à l’électorat, voire pour l’élargir au-delà de sa base. Ce qui est un poil problématique dans le cadre d’une campagne électorale 1/ généraliste, 2/ dont les thèmes changent tous les jours.

On ne peut ni critiquer sa sincérité, ni reprocher aux journalistes de la «recadrer» pour la faire revenir sur le terrain de bataille dont on imagine qu’il intéresse les Français. Même si on peut douter de l’intérêt des Français pour les questions de stratégie de campagne (le match Hulot / Joly) au détriment des idées.

Après tout, Eva Joly n’évolue pas en vase clos dans une campagne solitaire, et il est normal qu’on la pousse à prendre position sur la campagne des autres. Simplement, le fossé entre les attentes des médias et la façon dont la candidate s’est engagée dans cette campagne est trop important. Elle restera perçue comme une candidate de témoignage, une sorte de Coluche de l’anticorruption, alors que l’écologie aura été absente de l’élection présidentielle 2012.

L'exemple de la candidate d'EELV illustre la difficulté pour des candidats atypiques de se faire entendre dans un jeu dont ils maîtrisent peu ou pas les règles. Si «un autre monde est possible», une chose est certaine: il faudra le construire avec les mêmes.

Jean-Laurent Cassely

1 Eva Joly, l'incorruptible. Étude du cadrage stratégique d'une figure de la contre-démocratie devenue candidate à l'élection présidentielle française de 2012 : premiers résultats. Retour à l'article

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