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La grande machine à rumeurs de Chine

Il se passe quelque chose d’étrange à Pékin. Voici les cinq théories du complot les plus tenaces du moment –et leur décryptage.

Paramilitaires à l'entraînement, à Nanjing, en mars 2012. / China Daily China Daily Information Corp  / REUTERS
Paramilitaires à l'entraînement, à Nanjing, en mars 2012. / China Daily China Daily Information Corp / REUTERS

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Il y a peu, Bo Xilai, chef du Parti communiste de Chongqing, était limogé à Pékin. Il a depuis complètement disparu de la scène médiatique. L’Internet chinois bruisse de rumeurs; on tente de deviner ce qui peut bien se passer dans les coulisses du pouvoir. «Les gens sont nerveux car il n’y a pas beaucoup d’informations disponibles», a expliqué Bo Zhiyue, spécialiste de l’élite politique chinoise de l’Université nationale de Singapour, interrogé par l’AFP. «Ils sont avides d’informations nouvelles; si on ne leur en donne pas, ils en inventeront.»

Les conjectures vont bon train: certains parlent même de coup d’Etat. Les rumeurs s’accordent toutes sur un point : il se passe quelque chose à Pékin – quelque chose d’important. Voici quelques morceaux choisis des « informations » (autrement dit, des rumeurs et des spéculations les plus folles) relatives à la surprenante disgrâce de Bo Xilai, et aux conséquences qu’elles pourraient avoir sur le Parti communiste chinois.

1. Bo Xilai a été sacrifié au nom de l’unité du Parti

La rumeur: Bo compte de nombreux soutiens au sein de l’appareil du parti, mais le président en exercice, Hu Jintao, et l’ex-président Jiang Zemin (qui n’est pas mort, contrairement à ce qu’affirment d’autres rumeurs) se sont mis d’accord pour le limoger de manière à faciliter la passation de pouvoir à Xi Jinping – ce dernier prendra les rênes du Parti à l’automne. Jiang Zeming, 85 ans, qui fut un allié du père de Bo Xilai (aujourd’hui décédé), s’est retourné contre lui pour le bien du Parti communiste.

Vraiment? Le Parti communiste prend toujours soin de faire front commun face à l’extérieur ; le populisme tapageur et l’appétit de pouvoir ostensible (du moins, pour la Chine) de Bo Xilai se sont visiblement avérés trop dangereux. Selon certains analystes, Hu Jintao et Jian Zeming appartiennent à des factions différentes au sein du Parti, mais les deux leaders ont déjà uni leurs forces pour faire le ménage au sommet – en 2006, ils auraient ainsi conclu une entente pour renverser un puissant chef du Parti à Shanghai.

La source: Divers sites Web d’information de Taiwan et de Hong Kong, qui ont tendance à mélanger les faits et les déclarations lorsqu’ils couvrent l’actualité de l’élite politique chinoise.

Probabilité: Possible, mais impossible à prouver pour le moment –du moins pas avant d’avoir accès à de meilleures sources ou à des documents de meilleure qualité.

2. Le petit-fils de Mao Zedong va prendre le pouvoir

La rumeur: Le général Mao Sinyu sera promu et prendra la place de Bo Xilai (ou un autre poste de haut rang) pour combattre la corruption au nom de son illustre grand-père, pour redonner au pays sa puissance d’antan.

Vraiment? Le général Mao, qui est sans doute le plus obèse des généraux de division de la planète, est une figure tragicomique sur la scène politique chinoise. Imaginez un croisement entre le frère encombrant de Jimmy Carter et une version débraillée de Kato Kaelin – et imaginez qu’il soit le petit-fils vénéré du fondateur de votre nation. Son illustre ancêtre lui permet néanmoins de participer à des évènements d’importance, où il est chargé de délivrer certaines informations – ce qui a pour avantage de divertir la presse.

Jamil Anderlini, qui l’a interviewé l’an dernier pour le Financial Times, écrit:

«Contrairement aux autres “petits princes” —c’est ainsi qu’on nomme les enfants des héros de la révolution– le général Mao n’a jamais été accusé d’avoir utilisé son statut pour servir ses intérêts personnels. Au contraire, on l’estime tout juste capable de mémoriser quelques pages des célèbres citations de son grand-père –  ce que tout enfant des années 1960 et 1970 était capable de faire.»

L’écriture du général Mao est si enfantine qu’un compte parodique a vu le jour sur Weibo, un site de microblogging chinois: «Mao Xinyu le Calligraphe».

Source: commentaires isolés sur des microblogs chinois.

Probabilité: légèrement supérieure à l’avènement de l’apocalypse Maya.

3. Un autre leader de haut rang a été limogé

La rumeur: Zhou Yongkang, soutien apparent de Bo Xilai, a été arrêté sur l’ordre du président Hu Jintao lors du plus grand – et, peut-être, du plus déstabilisant – remaniement de l’appareil politique du Parti depuis la mort de Mao, en 1976.

Vraiment? Neuf hommes siègent au Comité permanent du bureau politique, premier organe décisionnel de Chine. Zhou, qui occupe officiellement le dernier rang, s’occupe de la sécurité nationale et de la police – mais certains analystes affirment qu’il est l’un des plus puissants membres du Comité permanent. C’est un ancien magnat du pétrole, qui grimace même lorsqu’il sourit ; l’équivalent de Dick Cheney, mais doté d’un rang légèrement inférieur.

Selon l’agence de presse Xinhua, le Comité des affaires politiques et législatives (qui est présidé par Zhou) supervisera la formation de 3300 fonctionnaires de province, de municipalité et de comté en avril prochain – pour autant, cette information ne nous dit rien de précis sur sa position actuelle au sein du Parti.

La source: une édition chinoise de l’Epoch Times (journal affilié au mouvement Falun Gong, qui est interdit en Chine) compare la détention de Zhou – un fait que personne d’autre ne peut corroborer – à l’arrestation de la Bande des Quatre en 1976. Lorsqu’il évoque ses sources, le journal parle d’«indications». L’édition en langue anglaise est plus prudente : dans un article intitulé «Le chef de la sécurité chinoise Zhou Yongkang écarté du pouvoir?», les auteurs ont nuancé leur propos en ajoutant une phrase importante : «L’arrestation de Zhou n’a pas encore été confirmée.»

Probabilité: La chose ne sort pas du domaine du possible, mais l’évènement demeure hautement improbable. Le journal prend sans doute ses désirs pour des réalités. L’Epoch Times a publié de bons articles et quelques scoops par le passé, mais en matière de fiabilité, on peut visiblement le classer entre le Washington Times et Scientologynews.org.

Par ailleurs, l’Epoch Times est loin d’être un observateur impartial dans cette affaire: étant donné le rôle qu’a joué Zhou dans la répression ayant visé les membres du mouvement Falun Gong, il y a fort à parier que le journal (et ses soutiens financiers, qui œuvrent dans l’ombre) seraient heureux de le voir disparaître.

4. Le fils de Bo Xilai est mort dans un accident de Ferrari

La rumeur: Un accident de Ferrari a eu lieu il y a peu à Pékin ; le fils de Bo, Guagua, était au volant. Il est mort sur le coup ; ses deux compagnes, qui n’ont pas été identifiées, ont quant à elles été blessées.

Vraiment? Guagua, le fils de Bo Xilai, est particulièrement soigné et a fait ses études à Oxford; il est devenu l’une des cibles favorites des internautes. Guagua étudie aujourd’hui à la Kennedy School de Harvard, et les recoins les plus sarcastiques du Web chinois le traitent comme une célébrité comparable à celles qui font les choux gras des sites de ragots.

Source: Des commentaires faisant suite à des articles consacrés à l’accident de la Ferrari – évènement censuré par le pouvoir.

Probabilité: Presque nulle. Selon le Wall Street Journal, le fils de Bo conduisait une Ferrari lorsqu’il s’est rendu à un dîner organisé l’an dernier à l’ambassade des Etats-Unis de Pékin, mais cette information – et les ennuis de son père – semblent être les seuls éléments permettant de le relier à l’accident.

Le compte Weibo attribué à Guagua a été utilisé depuis l’évènement, et – au risque d’énoncer une évidence – le fait qu’il n’ait pas été aperçu depuis le limogeage de son père ne signifie pas qu’il soit mort dans un accident de Ferrari.

5. Lutte armée dans les rues de Pékin

Rumeur: on s’est affronté à l’arme à feu dans Pékin, on a fermé l’aéroport, et la loi martiale a été décrétée sur l’avenue de la Paix éternelle, qui est perpendiculaire à la place Tiananmen et qui longe plusieurs édifices gouvernementaux.

Vraiment? De fait, il se passe quelque chose d’étrange à Pékin, mais il serait absurde de craindre un nouveau 4 juin 1989 – jour qui avait vu des chars pénétrer sur la place Tiananmen et la capitale soumise à la loi martiale suite au mouvement de contestation des étudiants et à des désaccords au sein du Comité permanent du bureau politique.

Source: Des articles chinois publiés sur des sites étrangers, qui tentent d’expliquer et de démentir les rumeurs qui circulent sur Internet. Mais en général, ils finissent par les renforcer. Comme l’écrivait récemment Christina Larson dans Foreign Policy, c’est dans ce type de situation qu’un Peter Jennings chinois pourrait s’avérer utile.

Probabilité: Il est possible que des échanges de coup de feu sporadiques aient eu lieu dans les rues de Pékin – reste que l’accès aux armes à feu est extrêmement restreint dans la capitale. Mais fermer le deuxième aéroport du monde (en termes d’activité) et imposer la loi martiale sur une voie de circulation de première importance ?

Et ceci dans une ville abritant des millions de bloggeurs, des centaines de journalistes étrangers, et des milliers d’observateurs internationaux – sans qu’aucune source crédible ne finisse par en faire état ? Cela serait pour le moins impossible.

***

Que pouvons-nous conclure de tout cela? Il est trop tôt pour le dire. Le silence du pouvoir et le manque d’information ont nourri nombre de conjectures. Il y a peu, une déclaration anonyme est parue dans le Global Times, un journal d’Etat.

Jusqu’ici, aucun média généraliste n’avait parlé aussi longuement, et de manière aussi directe, des évènements qui agitent la Chine. Le nom de Bo Xilai n’est même pas cité ; on fait seulement référence à «l’incident de Chongqing». Sans surprise, la déclaration exhorte les lecteurs à accorder leur confiance aux plus hauts dirigeants du Parti communiste. 

«Nous nous sommes diversifiés, et nous avons désormais accès à d’autres choix. Nous nous sommes rendu compte que le fait d’accorder notre confiance au Comité central du Parti, et de mettre en œuvre les décisions du Parti, demeure une méthode plus fiable que celles qui nous sont inculquées par d’autres», pouvait-on ainsi lire dans le Global Times.

Il est pour le moins étonnant d’entendre parler d’autres voies, d’autres sources d’inspiration, dans un moment pareil. La déclaration, qui a été largement diffusée sur le Web par les internautes, semble avoir depuis été retirée du site du journal; il se pourrait que quelqu’un ait décidé de commenter la situation avant que l’appareil n’ait décidé de la ligne du parti. 

Et lorsque la ligne du parti ne sait même pas ce qu’elle souhaite communiquer, elle jette de l’huile sur le feu des théories du complot.

Isaac Stone Fish

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