Culture

La vogue Instagram à la recherche d'un temps perdu

Pourquoi les images d’aujourd'hui reflètent-elles une idéalisation des années 1970?

Bellflower / UFO
Bellflower / UFO

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Quand Evan Glodell, jeune réalisateur américain de 31 ans, décide de réaliser Bellflower (en salles depuis le 21 mars) il n’a pas un sou. Débarqué du Wisconsin, il a fantasmé une arrivée tonitruante à Hollywood, qui ne l’attendait pas, et se retrouve voisin de l’industrie du rêve, côté réalité.

Pour mettre sur pied son film, avec sa bande de potes, il vend tout ce qu’il a. Comme ça ne suffit pas, lui qui a failli devenir ingénieur et a toujours bricolé, se fabrique une partie des caméras. Le conte de fée se termine bien: un film bouleversant et sensuel, tourné avec 17.000 dollars pour en rapporter plus de 150.000, et quelques nominations. Bellflower aura gardé l’image saturée et rétro de ces caméras faites de bric et de broc.

Cette esthétique seventies, on l’a vue déferler depuis quelques années dans la photographie grand public, avec des applications mobiles comme Hipstamatic, Polarize, Polarock et surtout Instagram, qui comptait déjà plus de 10 millions d’utilisateurs en septembre dernier, un an après son lancement. Des applications qui permettent de donner aux images de n’importe quel photographe amateur passé au tout numérique un faux air de photo passée, imparfaite, et argentique.

Cette esthétique rétro se retrouve aussi dans Le Monde ou les Inrocks qui veulent donner du caractère aux  illustrations de quelques articles. L’agence de presse Reuters fait de même pour certaines de ses photos. Elle fleurit aussi dans la mode —cet été chez certaines marques branchées comme Comptoir des Cotonniers. L’engouement pour les lomos ou les polaroïds, des appareils photos d’un autre âge que l’on voit pendre autour du cou des hipsters de Brooklyn du Marais ou de Shoreditch va dans le même sens. Les clips de Lana del Rey aussi.

A Beaubourg, l’exposition «Vidéo Vintage» fait presque deux fois le nombre d’entrées habituel des petites expositions. «Un carton», selon la commissaire Christine Van Assche. En 2011, Somewhere, le film de Sofia Coppola, laissait déjà présager le débordement de cette esthétique sur le cinéma, qu’atteste Bellflower.


Cette tendance n’est pas propre à l’image. Dans son ouvrage Rétromania (chez Attitudes), qui se focalise surtout sur la musique, Simon Reynolds explique dans l’introduction que  «nous vivons dans une époque où la culture populaire est devenue obsédée par le rétro. […] Durant les années 2000, le pouls du MAINTENANT s’est affaibli année après année, au sein d’un présent de la pop plus que jamais envahi par le passé».

Cette esthétique d’un autre temps fascine.

Une image durable

«Il y a un véritable courant artistique qui rejoue des courants anciens au sein de la photo depuis les années 1990-2000», explique l’historien de la photographie Michel Poivert.  

«Beaucoup de photographes contemporains vont chercher dans les techniques anciennes, comme l’italien Paolo Gioli par exemple, car le numérique est moins riche en terme de rendus: la profondeurs de nuances, de tirages, de chromie n’est pas la même. En parallèle, pour le grand public, ce manque de saveur du numérique, cela crée une nostalgie pour l’argentique, ou du moins son esthétique.»

Cette aspiration n’est pas encore le fait de tout le monde, remarque Stéphane Auclaire, directeur d’UFO Distribution, qui distribue Bellflower en France. «La stylisation de l’image est honnie par les programmateurs arts et essais qui ne jurent que par Guédiguian. Mais c’était notre discours de défense pour Bellflower: nous avons dit aux programmateurs, “vous ce n’est peut-être pas votre truc, mais c’est une esthétique qui se répand. Vos enfants ont tous un iPhone qui essaie de créer cette image-là”. Loin de l’image plate, nette, parfois presque clinique que rend la chaîne du numérique classique.»

C’est ce qu’a ressenti Evan Glodell, dans la préparation de son film: le besoin d’éviter à tout prix une image clinique:

«Je voulais créer une image particulière, un sentiment unique, c’est en partie pour ça que j’ai créé mes propres objectifs. Les images des caméras numériques semblent trop limpides, trop propres, elles ont moins de personnalité. Retourner vers une esthétique plus artisanale me permettait de mieux coller à l’écriture personnelle de l’histoire.»

C’est ce que semblent aussi ressentir les utilisateurs d’applications comme Instagram. Personnaliser une image de plus en plus uniforme, approchant de plus en plus facilement la perfection. «L’outil numérique est d’une très grande souplesse et en même temps il contient en lui-même la nostalgie d’un sentiment —peut-être inconscient— que conférait l’argentique: celui de quelque chose de plus solennel, de plus marqué, souligne Dimitri Vezyroglou, maître de conférences en histoire du cinéma, membre du Centre d’études et de recherches en histoire et esthétique du cinéma (CERHEC). Il y a une sorte de regret de l’époque où ce que l’on produisait était quelque chose de durable.»

Où l’on pointait son appareil sur le paysage tout en étant certain d’échapper au flou, au ratage, à l’aléatoire –voire à la poésie.  

Se réapproprier la technique

Dans Bellflower, qui raconte l’histoire de deux amis vivant sans autre but que de construire un lance-flamme et de tuner une voiture, l’un des objectifs crade, flou dans ses contours, accentue le côté onirique du film. «Pour certains passages, explique Evan Glodell,  j’écrivais le scénario avec mes objectifs artisanaux en tête. Ce sont des passages qui n’auraient pas pu exister avec cette part de fantasme sans les objectifs construits exprès.»

Se réapproprier la technique qui échappe, comme une réminiscence de ce que l’on pouvait lire dès les années 1950, sous la plume de Martin Heidegger: «On veut, comme on dit, "prendre en main" la technique et l’orienter vers des fins "spirituelles". On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantaged’échapper au contrôle de l’homme.» Personnaliser à tout prix pour laisser son empreinte sur des images autrement uniformes.

Nostalgie iconographique

A cette quête d'imperfection, s'ajoute une replongée nostalgique dans les années 1970, avec un filtre de guimauve. «Il y a une idéalisation des années 1970», explique Lilian Mathieu, chargé de recherche au CNRS et auteur de Les années 70, un âge d'or des luttes? (Textuel).

«Cette idée d’un âge d’or est à nuancer, mais notre époque a une sorte de fascination, parce que le mur de Berlin n’était pas tombé, les possibles politiques semblaient plus ouverts».

Les sociétés connaissent toutes des périodes de nostalgie, et transfigurent alors le passé à la lumière du présent. Ce qu’il y a de très particulier dans notre nostalgie actuelle pour les années 70, que l’on voit aussi avec Cloclo, Super 8, Play a song for me, ou même le film de Philippe Lellouche Nos plus belles vacances, c’est qu’elle est essentiellement visuelle.

«La vidéo à usage grand public apparaît en 68/69 donc on commence à avoir énormément d’images à partir de ce moment là», rappelle Dimitri Vezyroglou: «C’est l’époque où le déferlement d’images, en couleurs, télévisés, rendent la production (et pour aujourd’hui la conservation) plus simple. Pour les années 1950, on a des reportages mais l’image est plus rare, plus mise à distance par le noir et blanc. A partir de la fin des années 1960 et des années 1970, on a un pouvoir de l’image supérieur», renchérit Lilian Mathieu.

Nous revenons aux années 70 comme à la période matricielle des problèmes que nous connaissons actuellement: «c’est la période qui verra poindre le grand tournant libéral dont beaucoup conviennent aujourd’hui que ça a été une erreur», estime Laurent Le Forestier, professeur en études cinématographiques à l'université Rennes Haute-Bretagne Rennes 2, membre du conseil d'administration de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma (AFRHC). «Mais c’est une époque que l’on connaît mal. L’histoire contemporaine est très peu enseignée aux Etats-Unis; en France la discipline est mise à mal. Donc ce que nous gardons surtout de cette période, ce n’est pas le fond, ce sont des images». Puisqu’elles arrivaient à foison.  «C’est un retour non pas aux années 1960 et 1970 auquel nous assistons. Mais à son iconographie, à des images et à des forces telles qu’elles ont été retenues».

En France, les années 1980 seront les années de rupture y compris dans l’évolution du paysage visuel. «Avec l’arrivée de Canal+, de M6,  la privatisation de TF1, la télévision bouleverse les images en quantité et en qualité. Il y a un avant et un après. Une sorte d’esthétique du choc s’est développé, remplaçant le choc de l’idée, une provocation qui pouvait être plus radicale, alors qu’on est passé à une provocation de surface», souligne Dimitri Vezyroglou. 

Revenir aux années 1970, c’est donc revenir à l’émergence de notre culture visuelle actuelle, le moment où tout n’avait pas encore basculé, mais s’apprêtait à le faire.

Charlotte Pudlowski

N.B.: Somewhere n'est pas sorti en 2007 comme écrit précédemment mais en 2011.

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