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Pour lutter contre l'alcoolisme, faut-il initier les enfants au vin?

Une expérience précoce de l’alcool favorise-t-elle une consommation responsable? Ou faut-il faire de la boisson un fruit défendu?

Dans un bain de Beaujolais Nouveau à Hakone, à l'ouest de Tokyo. REUTERS/Toshi Maeda (JAPAN)
Dans un bain de Beaujolais Nouveau à Hakone, à l'ouest de Tokyo. REUTERS/Toshi Maeda (JAPAN)

Temps de lecture: 6 minutes

Lorsque mon fils James a eu dix mois, il a été baptisé conformément à ma religion. La cérémonie a eu lieu à Bordeaux, et je l’ai célébrée moi-même, en déposant une goutte de Château Pétrus (2000) sur ses gencives.

Autant dire qu’il a bien commencé dans la vie. Depuis ses 4 ans, il a le droit de tremper son doigt dans mon verre quand il le souhaite, ou presque. (Il a une préférence pour le Champagne; je lui ai dit que c’était à ça que servait son argent de poche).

Depuis le début, je me disais que ma femme et moi étions des parents à la fois raisonnables et avant-gardistes. Nous pensions qu’en n’interdisant pas le vin aux enfants, et qu’en permettant à James (qui a aujourd’hui 10 ans) et à sa sœur Ava (7 ans) de satisfaire leur curiosité —avec modération, bien évidemment— ils seraient moins susceptibles d’abuser de l’alcool lorsqu’ils seraient grands.

Mais depuis peu, je me demande si mon raisonnement est le bon. Une expérience précoce de l’alcool favorise-t-elle une consommation responsable? Faut-il faire de la boisson un fruit défendu?

Ces doutes ne sont pas nés du comportement de mes enfants. Je n’ai jamais surpris James en train de boire un verre en douce. Quant à Ava, qui a déjà goûté quelques vins, elle n’a pour l’heure aucune envie de renouveler l’expérience (en revanche, elle m’imite à la perfection lorsque je hume le vin et que je le fais tourner dans mon verre).

En réalité, c’est en examinant la culture du vin à la française que j’ai commencé à me poser des questions. Les médias s’intéressent de près aux méthodes d’éducation françaises depuis la sortie du best-seller de Pamela Druckerman, «Bringing Up Bébé». Je ne pense pas que Druckerman aborde le sujet de la boisson chez l’enfant. Mais comme beaucoup, j’ai toujours admiré le bon sens des Français sur ce sujet. Ils ne considèrent pas l’alcool comme un vice; voilà bien longtemps que leurs enfants ont le droit d’y goûter à table. Une attitude pour le moins tolérante, qui explique peut-être pourquoi les adolescents et les jeunes adultes français ont moins tendance à abuser des boissons alcooliques que les Américains du même âge.

Une vague de beuveries chez les jeunes français

Seulement, voilà: ce n’est pas le cas —du moins, ça ne l’est plus. Une récente émission diffusée sur la chaîne de radio américaine NPR expliquait ainsi que la consommation excessive d’alcool était de plus en plus courante chez les jeunes français. Elle ajoutait que dans l’Hexagone de plus en plus de parents se demandent s’il est bien sage de permettre aux enfants de goûter au breuvage. Comment expliquer cette vague de beuveries? Peut-être que les parents français ressemblent de plus en plus aux américains: ils consomment moins d’alcool qu’auparavant, et de moins en moins d’enfants le découvrent à la maison. Mais il y a un hic: en France, l'accès précoce n'a pas favorisé la modération.

L'alcoolisme est un grave problème de santé publique dans ce pays (d'ailleurs, la fréquence des accidents mortels de la circulation liés à l'alcool est tellement élevée que le gouvernement a, vers la moitié des années 1990, fait promulgué de nouvelles lois sur la conduite en état d'ébriété —lois qui comptent parmi les plus sévères d'Europe). En un mot, l'approche française —qui semble à première vue plus éclairée— n'a nullement favorisé une consommation responsable.

Dans la maison où j’ai grandi, on vivait plutôt à la française. Mes parents buvaient du vin au diner,  et ce presque tous les soirs. Je n’en ai pas bu une seule goutte pendant mon adolescence; et lorsque j’ai commencé à consommer de l’alcool, c’était exclusivement de la bière.

Mes parents m’ont seriné qu’il était important de boire avec modération, et m’ont même permis de boire à la maison avec mes amis —pour mieux nous surveiller et nous tenir éloignés de la route. Bien sûr, j’ai eu ma période un peu folle à la fac; pendant un temps, j’ai même été l’heureux propriétaire (et l’utilisateur émérite, à ma grande honte) d’un «beer bong». Mais je connaissais mes limites, et je parvenais généralement à ne pas les dépasser; je n’ai par ailleurs jamais conduit en état d’ivresse. Je suis prêt à parier que les pères-la-morale s’imaginent que ma carrière de journaliste du vin est le fruit d’une éducation lamentable; ce n’est évidemment pas comme cela que je vois les choses.

Ceci étant dit, la remise en question semble être une caractéristique commune à nombre des parents d’aujourd’hui; et si j’estime avoir plutôt bien réussi dans la vie, j’en suis venu à me demander si l’approche permissive était bel est bien la meilleure. Il existe —comme de bien entendu— nombre de travaux de recherche relatifs à l’alcool et à l’enfance.

Dans son ouvrage novateur, The Natural History of Alcoholism (1983), le Dr. George Vaillant a comparé les parcours d’hommes alcooliques et non-alcooliques vivant dans la région de Boston; il a découvert que ceux qui avaient grandi dans des familles interdisant toute forme d’alcool avaient sept fois plus de risques de devenir alcoolo-dépendants que ceux qui venaient de familles où l’on pouvait boire. Vaillant en a conclu que le fait d’autoriser les adolescents à consommer de l’alcool (avec modération) à la table du dîner favorisait les comportements responsables.

La théorie de l'initiation précoce comme rempart à l'addiction est une «légende urbaine»

Cette théorie est cependant loin de faire l’unanimité. J’ai récemment correspondu par email avec David Rosenbloom, professeur à la School of Public Health de l’Université de Boston et expert des troubles addictifs: 

«Plus une personne commençait à boire jeune, plus elle avait de risque de développer une dépendance à l’alcool. Un enfant qui commence à boire à treize ou quatorze ans est jusqu’à neuf fois plus susceptible de développer une alcoolo-dépendance qu’une personne commençant à en boire à vingt-et-un ans.»

Selon Rosenbloom, cette multiplication du risque s’explique par les effets de l’alcool, qui «dégradent ou retardent le développement des régions du cerveau liées au contrôle des pulsions —régions qui sont les dernières à se développer.» Lorsqu’il évoque le problème de l’alcoolisme en France, Rosenbloom déclare que la théorie selon laquelle un accès précoce et progressif à l’alcool permettrait aux enfants d’adopter des comportements plus responsables est une «légende urbaine». Et il fait remarquer que la consommation excessive de boissons alcoolisées a reculé progressivement chez les adolescents américains depuis l’instauration de la nouvelle limite d’âge (fixée à vingt-et-un ans).

Une fois achevé ce passage en revue des travaux de recherche, je me suis demandé ce qu’en pensaient mes amis œnophiles; j’ai donc récemment abordé le sujet des enfants et du vin sur mon site Web. La majorité des commentaires ont pris la défense d’une découverte précoce de l’alcool (ce qui n’est sans doute guère surprenant), mais certains s’y sont opposés. Plusieurs personnes ont affirmé qu’il était important de tenir compte des antécédents familiaux avant d’autoriser un enfant à tremper ses lèvres dans le verre de ses parents; si sa famille compte plusieurs malades de l’alcool, mieux vaut ne pas l’exposer au breuvage. Certains commentaires ont soulevé un autre problème: servir de l’alcool à des mineurs est considéré comme un délit dans certains Etats.

Je voulais également discuter avec un professionnel totalement immergé dans le monde du vin; je me suis donc adressé à Jeremy Seysses, 36 ans, dont la famille possède l’un des plus appréciés  des vignobles de Bourgogne: le Domaine Dujac. Dans un email, il m’a expliqué que lorsqu’ils étaient petits, ses deux frères et lui n’avaient pas le droit de boire de vin, mais qu’ils pouvaient toutefois y goûter.

A l’adolescence, on leur a permis d’en boire un petit verre —mais à l’époque, ils s’étaient rebellés contre l’autorité parentale, et refusaient d’en boire pour narguer leur entourage («lorsque vous grandissez dans une famille de vignerons, la seule façon d’agacer vos parents, c’est de ne pas consommer de vin —ou de boire des alcools forts»).

Selon Seysses, c’est l’exemple de son père, Jacques, qui a contribué à façonner sa conception de l’alcool: il n’a jamais vu son père sous l’emprise de la boisson, et ce dernier lui a toujours dit que le plaisir du vin venait des sensations gustatives —pas de l’ivresse. Jacques a également pris soin de parler à ses fils de certains vignobles familiaux de Bourgogne qui ont été réduits à néant du fait de l’abus d’alcool.

Bon et donc, faut-il ou pas laisser les enfants boire à table?

Jeremy a fait ses études à Oxford; il dit n’avoir participé qu’à deux soirées bien arrosées. Bien évidemment, les Britanniques y étaient des buveurs émérites —mais ce sont les quantités d’alcool englouties par les étudiants américains qui l’ont le plus impressionné. Le University College, où il résidait alors, abritait un bar d’étudiants, et chaque soir, des Yankees ivres morts faisaient la fermeture.

Jeremy est aujourd’hui marié à une Américaine: la viticultrice Diana Snowden Seysses, qui travaille au Domaine Dujac ainsi qu’au domaine familial éponyme de la Napa Valley. Il est père de deux garçons. Seysses m’explique qu’il compte suivre avec eux l’exemple de ses parents: un apprentissage du vin progressif, en mettant l’accent sur la modération et la responsabilité.

«Mon modèle demeure peu ou prou celui auquel mes parents ont eu recours avec mes frères et moi, dit-il. J’estime que notre rapport à l’alcool est parfaitement sain; de toute évidence, leur intuition était donc la bonne.»

Dans notre échange électronique, David Rosenbloom m’a dit que le comportement des parents était d’une importance extrême; si les enfants sont élevés dans un environnement où l’alcool est consommé avec modération, ils seront d’autant plus susceptibles de suivre cet exemple.

Tout en gardant à l’esprit les autres arguments des chercheurs, j’ai donc décidé de rester, pour l’heure, fidèle à ma méthode: ne pas faire du vin un tabou, et donner le bon exemple à James et Ava en ne buvant qu’à table, et toujours avec modération. Lorsqu’ils seront adolescents, je me transformerai en père autoritaire pour m’assurer qu’ils comprennent l’ensemble des risques liés à l’alcool, et l’importance d’une consommation responsable. Les autoriserai-je à boire un verre de vin à table?

De temps à autre, peut-être, mais jamais de façon régulière. Quoi qu’il en soit, j’ai compris que le problème est bien plus épineux que je ne le pensais —et ma qualité de journaliste du vin n’arrange rien à l’affaire. Ceci dit, cela aurait pu être pire: j’aurais pu devenir correspondant pour le magazine High Times

Mike Steinberger

Traduit par Jean-Clément Nau

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