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La cuisine «populaire» des chefs étoilés

La mode n'est pas aux cartes à 250 euros par personne sans les vins. De talentueux cuisiniers proposent des menus tout à fait abordables. Une sorte de prêt-à-porter de luxe qui côtoierait la haute cuisine.

La planchette de béatilles du Coq Rico
La planchette de béatilles du Coq Rico

Temps de lecture: 6 minutes

Antoine Westermann, créateur du Buerehiesel, l’ex-trois étoiles de Strasbourg, vient d’inaugurer à Paris le Coq Rico, un bistrot de belles volailles d’un excellent rapport prix plaisir. D’autres maîtres des casseroles s’apprêtent à s’impliquer dans des tables de simplicité.

Le luxe gastronomique, les plats au caviar (2.000 euros le kg), aux truffes noires (de 600 euros à 1.000 euros le kg), les décors de marbre et les maîtres d’hôtel en smoking guettant le moindre geste de la clientèle chic, tout cela n’a pas disparu de la haute restauration française: il y a toujours 26 trois étoiles au Michelin 2012 et aucun grand chef de la galaxie des légendes vivantes n’a pris sa retraite, rangé sa toque ou abandonné le piano, à l’exception des deux fils d’Alain Chapel à Mionnay (Ain) en dépôt de bilan –l’auberge chère à Utrillo n’a pas survécu au décès du génial Lyonnais, disparu en 1990. Pas de succession familiale digne de ce nom, un cas unique en France.

Tous les monuments de la restauration française, les adresses mythiques anciennes ou récentes (l’Arpège à Paris, Haeberlin en Alsace, Guérard dans les Landes, Troisgros à Roanne) refusent du monde aux dîners du weekend, et les additions somptuaires, salées (340 euros au menu de Guy Savoy, 350 euros en moyenne chez Alain Ducasse à Paris et à Monaco) se maintiennent au sommet –la valeur d’un smic pour trois couverts chez certains trois étoiles. Bref, la crise n’affecte pas la fréquentation de ces établissements de prestige international.

Le Kitchen Bar du Coq Rico

À l’Ambroisie, place des Vosges, trois étoiles depuis vingt ans –pas de menu à 80 euros ou 110 euros au déjeuner, addition moyenne à 250 euros sans le vin– le chiffre d’affaires a crû de 10% en 2011.

Qu’en conclure? La gueulardise, le goût des «foodistes» pour les voluptés de bouche, pour les assiettes de haute cuisine à base de homard breton, de turbot (mille euros le kg pour certains poissons), de grosses langoustines à 60 euros les quatre à Rungis, de truffes blanches d’Alba (5.000 euros le kg), tout ce rituel pour travaillés du palais fonctionne, existe plus que jamais. La corporation des fins becs ne cesse de s’étendre. Il faut un mois pour obtenir quatre couverts à l’Agapé Substance à Paris (75006), nouvelle table à la mode, de même qu’au Meurice de Yannick Alleno, trois étoiles (75001).

Néanmoins, il ne se crée plus de restaurants de haute cuisine. Ce n’est plus dans l’air du temps. Inventeur de la cuisine moderne avec Michel Guérard, le sudiste Alain Senderens, septuagénaire, propriétaire de l’ex-Lucas Carton place de la Madeleine, fut le premier au début des années 2000 à abandonner la pompe, l’apparat, les nappes repassées midi et soir, l’escouade des maîtres d’hôtel figés et le noble jeu des recettes haut de gamme –des aditions à 700 euros pour deux. Il n’y a plus de nappage damassé dans son restaurant rebaptisé Senderens au décor Majorelle, la cuisine est abordable: le dos de saumon à la menthe coûte 27 euros, et le millefeuille à la vanille de Tahiti, un chef d’œuvre, est à 19 euros, les vins au verre à partir de 7 euros. Et le restaurant cher à André Malraux, très fin palais, accueille 200 couverts par jour, une révolution.

Ce mouvement de démocratisation de la restauration française a pris naissance chez Alain et Eventhia Senderens à Paris. En Alsace, à Strasbourg, Antoine Westermann, génial mitonneur du pâté en croûte et du baeckeofe de viandes truffées (ragoût de tradition), a cédé son trois étoiles à Éric son fils cuisinier, lequel envoie des plats simplissimes à 25 euros, menus à 35 euros et 65 euros (une étoile Michelin). Le peuple des gourmands vient se régaler dans le parc de l’Orangerie alors que les tarifs cinglants de l’ex triple étoilé étaient réservés à des fortunés de la vie.

En rachetant Drouant en 2003, le restaurant des Goncourt, Westermann affiche aujourd’hui le poulet rôti et les frites le dimanche, l’osso bucco le mardi, et la choucroute l’hiver, 250 couverts par jour, le triple de jadis. Et de la joie vivifiante pour les mangeurs.

«Je voulais sortir du système Michelin, du décorum, des préparations luxueuses à 95 euros, de la ségrégation née des additions terrifiantes souligne le sage alsacien devenu parisien. Pour moi, le temps du snobisme à table, de la cuisine noble, du répertoire d’exception est révolu. Il s’agit de respecter notre clientèle. Dans les années 1990-2000, je faisais à Strasbourg de la haute couture aux fourneaux. Cette époque est dépassée: je fais du prêt-à-porter culinaire. Nous ne pouvons plus accueillir que des super riches ou des gens d’affaires qui se lèchent les babines grâce aux notes de frais.»

En même temps que Drouant, Westermann a acquis une modeste table de l’île Saint-Louis, Mon Vieil Ami (quelle belle enseigne!), et composé une remarquable carte-menu à 43 euros dans laquelle figurent le fameux (et historique) pâté en croûte, une merveille charcutière, l’épaule d’agneau à la marjolaine et pois chiches en purée et le baba au rhum à la Chantilly: un répertoire digne d’un étoilé Michelin dans une atmosphère bon enfant (coude à coude) et un décor de bistrot.

«Quand c’est bon, c’est de la grande cuisine, souligne Westermann de sa voix douce et persuasive, tout mon propos de chef propriétaire au Vieil Ami et chez Drouant est d’offrir des plats accessibles à tous les gourmets, le répertoire de saison reposant sur des produits parfaits, incontestables. Mes cuisiniers savent les reconnaître à l’œil, au toucher et au goût.»

Dans sa philosophie de maître queux, l’Alsacien au calme proverbial cite Alain Chapel, le plus grand chef de France dans les années 1980-1990, le premier à avoir imposé la religion du produit, contrôlé à la livraison à l’Auberge de la périphérie lyonnaise. Pour la totalité des chefs français dignes de ce nom, l’exigence première c’est le produit issu d’un terroir, d’une AOC, et du savoir-faire d’un producteur, paysan, éleveur, agriculteur: les légumes de l’Île-de-France cultivés par Joël Thiébault, les asperges de Robert Blanc à Pertuis près d’Aix-en-Provence, les huîtres de Gillardeau, le risotto Vialone Nano, le fromage de Salers, la poularde de Bresse…

La pintade de Challans choucroute caramélisée et purée du Coq Rico

Des superbes volailles d’AOC, parlons-en. Au Coq Rico, en haut de la Butte Montmartre, trente couverts dans une salle tout en longueur, banquettes et murs blancs, Westermann et son chef Thierry Lébé ont pris le parti de servir en priorité le poulet fermier de Challans (20 euros), le poulet de Bresse entier (95 euros pour deux ou quatre personnes), la Géline fermière de Touraine (95 euros), la pintade de Challans rôtie, escortée de choucroute et de purée (25 euros), le pigeon du Poitou rôti à la broche à l’ail confit, oignons, lardons, champignons de Paris, purée (39 euros, à partager), la rarissime poule au pot dans son bouillon de légumes et riz pilaf (19 euros). De la simplicité angélique.

Des accompagnements goûteux: les frites maison (exquises), la salade bien assaisonnée, le gratin de macaronis ou la cocotte de légumes du moment, tout cela offert. De la générosité au Coq Rico, si rare dans la restaurant française où les portions chiches exaspèrent les clients.

Et puis, des entrées «terroir»: la planchette de béatilles (cœurs poêlés, gésiers confits, ailerons frits, cromesquis aux épices à 12 euros), le bouillon au céleri rave, raviole de foie gras (14 euros), la crème de volaille fondante (11 euros), la salade de foies de volailles (12 euros), le foie gras d’oie en croûte à l’Alsacienne (29 euros), les terrines (14 euros) et quatre recettes d’œufs bio dont l’œuf à la russe (macédoine et mayonnaise à 13 euros). Enfin des œufs cuisinés, absents de toutes les cartes françaises. Qui cuit encore des omelettes?

Au dessert, gâteries à damner un saint: l’île flottante bien consistante (9 euros), le millefeuille au chocolat (12 euros), truffes cacaotées avec le café.

A noter qu’Antoine Westermann a tenu à faire figurer sur la carte où tout est tentant, les noms des producteurs d’œufs et de volailles en Auvergne, à Challans, dans le Maine, en Bresse et dans le Poitou, juste reconnaissance du grand chef à ses fournisseurs sans qui le Coq Rico n’existerait pas.

Le Coq Rico est-il le meilleur restaurant de Paris? Pour le rapport qualité-prix, il est le premier de la cordée des bistrots parisiens. Au fait, est-ce un bistrot? Non, car la qualité de la chère, le respect du client, le raffinement des assiettes, la gentillesse du service valent au moins l’étoile Michelin, et pourquoi pas deux? Plein tous les soirs, deux semaines de délai pour le dîner. Allez-y.

À noter que d’autres chefs étoilés parmi les plus prestigieux de France vont ouvrir des succursales à Paris: Anne-Sophie Pic et Marc Meneau avant l’été, Gérald Passédat de Marseille et Georges Blanc plus tard. Yannick Alleno, dix-sept restaurants dans le monde, a planté ses fourneaux dans l’immeuble de la Mutualité au Quartier Latin: le Terroir Parisien (75005). Nous en reparlerons.

Nicolas de Rabaudy

  • Coq Rico. 8 rue Lepic 75018. Tél.: 01 42 59 82 89. Carte de 40 à 65 euros. Pas de fermeture.
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