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Gaza au bord de la crise électrique

Avoir du courant est rare dans le territoire palestinien. A l'origine de cette pénurie qui exaspère la population, les rapports de plus en plus compliqués entre le Hamas, l'Egypte, l'Autorité palestinienne et Israël. A quand une «révolution de l’électricité», variante locale du Printemps arabe?

Un enfant durant une coupure d'électricité à Gaza en 2007. REUTERS/Suhaib Salem
Un enfant durant une coupure d'électricité à Gaza en 2007. REUTERS/Suhaib Salem

Temps de lecture: 8 minutes

Après plusieurs jours de bombardement et de tirs de roquettes, les factions palestiniennes de Gaza viennent de signer une trêve avec Israël. Mais une autre crise couve en arrière-plan depuis plus d’un mois: celle de l’électricité. Gaza est au bord de l’abîme énergétique. Et l’exaspération monte.

C’est le troisième black-out depuis à peine un mois. Le 11 mars, l’unique centrale électrique de Gaza a été mise une nouvelle fois à l’arrêt. En marge du regain de tension avec son voisin israélien, l’étroit territoire est aujourd’hui éclairé entre trois et cinq heures par jour. Lorsque ses ingénieurs ne sont pas tout simplement au chômage technique, la centrale ne fonctionne plus qu’à 25% de ses capacités, contre 60% auparavant.

Quelle est la cause immédiate de cette chute drastique? Depuis début février, l’Egypte n’autorise plus le transit de carburant via les tunnels du Sinaï. Produit phare des réseaux souterrains, il avait quasiment remplacé le carburant importé d’Israël, deux fois plus cher.

Sans électricité, pas d'eau, ni de froid

Alors que les températures ont frôlé le 0°C fin février, la bougie et le brûleur à kérosène ont refait leur apparition dans les salons gazaouis comme au début des années 1980, au temps où les lignes électriques n’avaient pas encore franchi les frontières de Gaza. Mais, profiter de l'invention de Thomas Edison n’est toujours pas un fait acquis dans le petit territoire.

Gaza se retrouve périodiquement dans le noir complet au gré du conflit avec Israël. Avant la dernière crise, les habitants devaient gérer des coupures quotidiennes, jusqu’à huit heures d’affilée. Aujourd’hui, la machine s’est totalement déréglée: c’est dorénavant la fourniture même d’électricité qui ne dépasse plus ce seuil critique.

A Gaza, cette dernière est devenue aussi aléatoire qu’un jeu de dés. D’autant plus qu’ils sont souvent pipés. Dans les rues, le retour de la lumière fait l’objet d’intenses rumeurs et spéculations. L’électricité arrive puis repart à n’importe quel moment de la journée: à 8 heures, 15 heures ou 3 heures du matin.

Incapable d’éclairer en continu une superficie de 360 km², la centrale de Gaza fonctionne au jour le jour, si ce n’est heure par heure. Les groupes électrogènes et autres générateurs d’appoint peuvent difficilement se substituer au réseau électrique car ils sont privés, eux aussi, du précieux carburant pour fonctionner.

Mais l’absence de lumière est peut-être le problème le moins grave de cet hiver énergétique interminable. Il s’agit seulement du premier maillon d’une longue chaîne de dysfonctionnements. Le plus grave: l’absence d’eau. Sans électricité, le circuit de l’eau (en grande majorité non-potable) –des stations de traitement jusqu’aux pompes des immeubles– est lui aussi défaillant. Même le directeur technique de la centrale électrique, Rafiq Maliha, vit ça au quotidien:

«Je n’ai plus d’eau chez moi depuis 5 jours. Parfois, j’ai de la lumière mais les robinets sont "à sec". D’autres fois, c’est le contraire.»

Autre danger: les stations d’épuration et les broyeurs à ordures, privés fréquemment de courant, fonctionnent également par intermittence. Sans oublier la chaîne du froid pour les produits alimentaires, devenue tout aussi fragile: les congélateurs industriels et autres réfrigérateurs n’échappent pas aux black-out quotidiens. Au risque d’une crise humanitaire si la situation n’évolue pas.

Comment en est-on arrivé là?

La bande de Gaza est alimentée par trois sources d’électricité distinctes: Israël, l’Egypte, et sa propre centrale. Soit respectivement 120 mégawatts, 22 mégawatts, et 140 mégawatts. Un total de 282 MW. Un chiffre déjà en-deçà des besoins de Gaza fixés à 350 MW en continu pour «fonctionner» normalement. Ces trois sources cumulées offrent donc une couverture théorique de 80% des besoins de Gaza.

Première source d’électricité, la centrale de Gaza offre une capacité totale de 217 MW, produits à partir de carburant liquide. Mais sa production dans les années 2000 n’a jamais dépassé les 140 MW. Avant d’être frappée par les vicissitudes du conflit israélo-palestinien.

En 2006, la centrale est bombardée par l’aviation israélienne à la suite de l’enlèvement du soldat Gilad Shalit par le Hamas: «De 140 MW, nous sommes passés à 80 MW. Les dommages du bombardement n’ont jamais pu être complètement réparés», explique Rafiq Maliha. Le tour de vis égyptien, en février, a fini de faire chuter la production à 30 MW, dans le meilleur des cas.

A qui la faute?

Le conflit avec Israël et le blocus économique instauré par l’Etat hébreu depuis la prise de pouvoir du Hamas en juin 2007 a durablement déréglé la machine énergétique de Gaza: centrale endommagée, quotas limités de carburant importés d’Israël (2 millions de litres par mois pour des besoins situés à 13 millions de litres mensuels)… Mais les responsabilités sont aussi à chercher du côté palestinien.

• Le Hamas

La fermeture brutale du robinet souterrain par l’Egypte est une réponse directe aux abus financiers du mouvement islamiste qui dirige la bande de Gaza depuis 2007.

Le Hamas avait, en effet, instauré un système de taxes à la sortie des tunnels au détriment des autorités égyptiennes et des habitants de Gaza. Le cours du carburant était ainsi fixé à 1 shekel/litre (environ 0,20 euro) à l’entrée des tunnels côté égyptien, avant de grimper à 1,5 shekel/litre (30 centimes d’euro) à la sortie. Le Hamas fixait ensuite le cours à 3,5 shekels/litre (0,70 euro) sur l’étroite bande côtière.

«L’Egypte avait accepté de laisser filer son carburant à un tarif très bas, à titre “humanitaire” pour aider Gaza. Le Caire n’accepte plus que le Hamas fasse un business sur son dos, sans aucune contrepartie», explique Rami Abou Jamouss, journaliste à Gaza. Aussi l’Egypte veut dorénavant instaurer un système commercial clair d’égal à égal: à savoir une livraison au tarif international (0,75 euro/litre), via le checkpoint israélien de Kerem Shalom vers Gaza.

C'est là que le bât blesse pour le Hamas. Selon ce nouveau dispositif, la facture s’élèverait à 17 millions de dollars (13 millions d’euros) par mois, sans aucune contrepartie pour le gouvernement de Gaza, puisque les taxes récoltées au point de passage israélien iront ensuite dans les caisses de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, le seul pouvoir reconnu par l’Etat hébreu…

Le mouvement islamiste traîne des pieds devant la perspective de voir s’évanouir un commerce très lucratif. Mais ces blocages persistants avec l’Egypte sont aussi révélateurs d’une autre interrogation: le Hamas est-il ruiné?

Sur la facture de 17 millions de dollars, le Hamas de Gaza a annoncé pouvoir débourser près de 8 millions (6 millions d’euros). Info, intox? Malgré un financement qui reste très opaque, le Hamas traverse une crise financière sans précédent: «Son budget à Gaza est en constante augmentation, 769 millions de dollars en 2012 contre 620 en 2011 (586 millions contre 472 millions d’euros). Le Hamas dépense de plus en plus pour financer ses institutions et ses fonctionnaires», explique Omar Shaban, directeur de l’Institut d’études stratégiques, Pal Think, à Gaza.

Mais l’Iran, le premier pourvoyeur de fonds du mouvement islamiste, semble avoir réduit considérablement le montant de ses aides vers la bande côtière. En cause, des tensions consécutives à la prise de distance du Hamas envers son protecteur syrien, Bashar al-Assad, allié de Téhéran.

«Même les autres Etats donateurs, comme les pays du Golfe, ont diversifié leurs aides à travers la région à la suite du Printemps arabe. Gaza et la Cisjordanie ont perdu leur centralité dans la géopolitique arabe», analyse Omar Shaban. Une mauvaise nouvelle pour le Hamas qui ne peut pas compter sur les impôts récoltés sur l’étroite bande côtière, où le chômage touche quasiment un habitant sur deux.

«Le Hamas est coincé. Il n’a pas le choix, il doit accepter le deal avec l’Egypte sinon le mécontentement à Gaza va s’accroitre face aux pénuries d’électricité et d’essence. Mais il n’en a pas les moyens financiers», explique Rami Abou Jamouss.

• L’Egypte

Du point de vue du Hamas, c’est le voisin égyptien qui se retrouve sur le banc des accusés. «Nous demandons à nos frères égyptiens de nous donner de l’électricité!», peut-on lire sur une immense tente plantée devant les bureaux de la représentation du Caire à Gaza.

Vu de l’extérieur, le brusque tour de vis égyptien sur le marché des tunnels a de quoi surprendre. N’est-ce pas la maison-mère du Hamas, les Frères musulmans, qui fait aujourd’hui la pluie et le beau temps au Caire après avoir remporté les élections législatives?

Plusieurs hypothèses se font jour: «L’Egypte a peut-être voulu punir le mouvement islamiste d’avoir signé début février, à Doha, un accord de gouvernement avec le Fatah, alors que c’est l’Egypte qui avait chapeauté la réconciliation inter-palestinienne en mai dernier», explique Omar Shaban. Mais la véritable explication pourrait être financière et sécuritaire:

«Depuis la révolution, le pays connaît de grandes difficultés économiques et a donc besoin des revenus issus de l’énergie. Par ailleurs, le Sinaï, temple des tunnels de contrebande vers Gaza, est devenu une zone mafieuse quasi-autonome, et l’Egypte veut renforcer son autorité sur les tribus bédouines. De son côté, le Hamas a eu tort de croire qu’avec les Frères musulmans au pouvoir, il aurait l’Egypte dans sa poche. Le pays continue de poursuivre ses propres intérêts.»

• L’Autorité palestinienne

Face au péril énergétique à Gaza, il faut aussi compter avec la passivité de l’Autorité palestinienne. L’AP a même contribué indirectement à la pénurie actuelle.

Les institutions de Cisjordanie ont, en effet, arrêté progressivement de financer le carburant israélien destiné à la centrale électrique de Gaza.

Jusqu’en novembre 2009, c’est l’Union européenne qui payait la facture mensuelle de 50 millions de shekels (10 millions d’euros). Puis, l'Autorité palestinienne de l'Energie à Ramallah a pris le relais. Avant de se désengager à son tour en soulignant la «malhonnêteté» de son frère ennemi: «Le Hamas a autorisé les Gazaouis à ne pas payer les factures d’électricité destinées à Ramallah», dénonce Walid Nassar, directeur de la radio Ajyal en Cisjordanie.

Mais le pouvoir de Mahmoud Abbas ne veut pas, non plus, donner l’image d’une institution qui abandonne une partie de la population palestinienne: «Nous continuons de financer le réseau électrique de 120 MW qui relie Israël à Gaza. C’est 45 millions de shekels par mois (9 millions d’euros). Avec la crise financière qui nous frappe aussi, il n’est plus possible de payer deux factures», se justifie Omar Kettaneh, le président de l'Autorité palestinienne de l'Energie à Ramallah.

L’intense crise énergétique de Gaza est donc aussi la conséquence indirecte des divisions palestiniennes. La Ligue arabe a récemment proposé que l’étroite bande côtière soit reliée au réseau électrique régional qui couvre sept pays (dont l’Egypte) à condition que les deux factions, le Hamas et Fatah, mettent en place un seul pouvoir. La quadrature du cercle.

Vers une révolte de l’électricité à Gaza?

Ces blocages interminables font, en tout cas, monter la colère des Gazaouis. Le désespoir aussi. Quatre suicides ont été rapportés, ces dernières semaines, sur le territoire, un acte rarissime d’ordinaire dans la société gazaouite.

Le Hamas annonce quotidiennement des livraisons de carburant, par l’Egypte, via le point de passage de Rafah. Mais il s’agit souvent de promesses vaines pour calmer la colère.

A Gaza, on dénonce de plus en plus ouvertement la mauvaise gestion du mouvement islamiste et une certaine malhonnêteté financière: «Je ne crois pas que le Hamas ne puisse pas payer les 17 millions de dollars de facture énergétique à l’Egypte. Il gagne peut-être le double avec uniquement le trafic de cigarettes, via les tunnels. Chaque paquet est surtaxé. Le Hamas ne veut tout simplement pas utiliser ces recettes pour le bien collectif», dénonce Oussama, un jeune dissident de Gaza. Des abus de plus ne plus dénoncés par les habitants de Gaza.

Le mois dernier, pour la première fois, un groupe de commerçants a refusé de payer de nouvelles taxes imposées par le Hamas, laissant 22 camions de marchandises à la frontière israélienne de Kerem Shalom, pendant trois semaines.

Alors que la crise de l’électricité s’éternise, certains à Gaza, comme Omar Shaban, appellent aujourd’hui ouvertement à une démission collective du gouvernement Hamas:

«L’électricité est un problème vital. Le Hamas doit être courageux et dire aux gens: Nous avons essayé, nous n’y arrivons pas. L’Autorité palestinienne, reconnue par les Occidentaux et Israël, doit prendre le relais pour régler définitivement le problème.»

Alors, pourrait-on assister à Gaza à une «révolution de l’électricité», variante locale du Printemps arabe?

Hélène Jaffiol

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