France / Life

Le rôle des services secrets

Un représentant de la police évoque, pour la première fois, le rôle des services secrets français - «hors cadre légal» - dans l'affaire Ilan Halimi, provoquant l'émoi de la défense.

Temps de lecture: 3 minutes

Nouveau rebondissement dans le procès du «gang des barbares» - cette bande de jeunes accusés d'avoir séquestré et torturé à mort Ilan Halimi en 2006.

Cette fois-ci, c'est une émission de télévision, Mots croisés, diffusée sur France 2 dans la soirée du 12 mai, qui a mis le feu aux poudres. Animé par Yves Calvi, le plateau était composé d'un psychiatre, d'un journaliste, d'un représentant syndical de la police et, surtout, de deux avocats clés dans ce procès qui se tient à huis-clos depuis le 29 avril: Me Francis Szpiner défendant la famille Halimi et Me Emmanuel Ludo, le conseil du principal accusé dans cette affaire, Youssouf Fofana.

Branle bas de combat le lendemain matin: les avocats de la défense ont demandé une suspension de séance, dix-neuf d'entre eux (pas tous) ont signé une lettre pour dénoncer «les tentatives de pression inadmissibles exercées sur l'opinion publique et les juges par médias interposés». Ces avocats rappellent la «publicité restreinte des débats» décrétée par la cour en raison de la présence de deux mineurs (au moment des faits) dans le box des accusés et la présomption d'innocence. Or, selon eux, depuis l'ouverture du procès, les deux sont régulièrement bafouées par les médias.

Portés par l'intensité du débat, les participants de cette émission se sont, peut-être, parfois quelque peu emballés. Pour Me Szpiner, qui a rappelé avoir reçu une lettre de l'accusé se terminant par «Mort aux Juifs», la composante antisémite de l'affaire ne fait plus aucun doute. Me Ludo, lui, évoque les visages «poupons» des accusés et estime que la plupart d'entre eux ne doivent pas être dans le box mais en liberté, dans un «programme d'insertion».

Mais la plus étonnante, restera certainement l'intervention de Patrice Ribeiro, représentant du syndicat policier Synergie Officiers qui, pour la première fois, a évoqué le rôle des services secrets français dans la traque des membres présumés du «gang des barbares» pendant la détention d'Ilan. Relatant les difficultés techniques rencontrées par la police et le peu de coopération des opérateurs téléphoniques et les fournisseurs d'accès à Internet, il révèle ce qu'il appelle un «secret de Polichinelle». La brigade criminelle aurait demandé, «hors cadre légal», la collaboration de la DGSE pour pouvoir remonter les emails envoyés par les ravisseurs.

Ce «détail» ne pouvait pas passer inaperçu à la cour. Selon plusieurs sources, dès le lendemain matin la défense s'est également étonnée que cette information ne figure pas au dossier. La mention «hors cadre légal» par un policier ne pouvait pas, non plus, laisser les magistrats indifférents; elle aurait même provoqué la colère de l'avocat général Philippe Bilger, rapporte Elsa Vigoureux dans son blog.

Quelle mouche a donc piqué le commandant Ribeiro? Témoignant ès qualité, un représentant de la police n'est jamais en roue libre. La mention «hors cadre légal» est certainement de trop, mais les services techniques de la DGSE ont bien été sollicités dans le but de faciliter le repérage en temps réel des ravisseurs via les connections à leurs boîtes email.

Secret opérationnel oblige, les policiers étaient jusqu'à présent extrêmement discrets sur cet aspect de l'enquête. Interrogés officiellement, les responsables de la Crim se bornaient à dire qu'ils avaient «innové». Point.

Pourtant, les policiers avaient mis beaucoup d'espoir dans ce piège technique inédit mis en place une dizaine de jours après l'enlèvement d'Ilan, et qui leur permettait de savoir en quelques minutes quand et surtout d'où les ravisseurs consultaient l'une de leurs boîtes email. Ces derniers privilégiaient certains cyber-cafés, ce qui a permis aux limiers de la Crim de mettre en place un impressionnant système de traque dans les rue de Paris. Plusieurs patrouilles volantes se tenaient prêtes à intervenir; des policiers de l'antigang, de la Brigade de répression du banditisme -près de 400 personnes au plus fort de la traque - battaient le pavé dans un «froid sibérien» en ce mois de février dans les rues de la capitale.

Dans mon livre sur cette affaire, j'évoque longuement cet épisode, me bornant à mentionner la collaboration d'un «autre service de sécurité de l'Etat». A, au moins, trois reprises les policiers ont ainsi failli mettre la main sur le ravisseur, investissant des cafés Internet, «figeant» leurs clients l'arme au poing alors qu'une ombre furtive dévalait les marches du métro le plus proche...

Un piège sophistiqué, mais pas infaillible: il suffisait, par exemple, que les ravisseurs créent une nouvelle boîte email pour envoyer un message (ce qu'ils savaient très bien faire) inconnue de la base de données des flics pour que l'alerte ne se déclenche pas. Et c'est certainement ces ratages successifs qui ont fait comprendre au ravisseur qu'il avait les «koeufs» à ses trousses et qui ont précipité son départ pour la Côte d'Ivoire d'où il pouvait continuer en toute quiétude à harceler les parents d'Ilan Halimi au téléphone.

Voilà pour le rôle de la DGSE. Quitte a décevoir, il n'y a pas ici de barbouzes, ni «d'enquête secrète», juste une collaboration technique entre services, peut-être inédite mais sans plus. Est-ce pour autant «illégal»? Encore une fois, et c'est là tout le paradoxe de cette affaire, cette coopération aurait porté ses fruits il n'y aurait pas eu «d'affaire Ilan Halimi» mais un beau et discret succès de la Crim, digne d'être enseigné dans toutes les écoles de police. Aujourd'hui, on en parle devant une Cour d'assises pour mineurs, devant la famille inconsolable d'un jeune homme retrouvé agonisant le long d'une voie de chemin de fer.

Alexandre Lévy

La police française escorte Youssouf Fofana à l'aéroport d'Abidjan, Luc Gnago / REUTERS

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