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La Birmanie, un tigre dans la gueule des lions

Diplomates, espions et hommes d’affaires se disputent la Birmanie. A la veille des élections du 1er avril, rencontre de ces aventuriers d’un nouveau genre à l’affût des bonnes affaires entre junte militaire et espoirs démocratiques.

Aung San Suu Kyi avant un meeting à  Thone Khwa, le 26 février 2012. REUTERS/Soe Zeya Tun
Aung San Suu Kyi avant un meeting à Thone Khwa, le 26 février 2012. REUTERS/Soe Zeya Tun

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Les bureaux de vote ont ouvert ce dimanche 1er avril en Birmanie pour des élections partielles historiques. Elles devraient permettre à Aung San Suu Kyi, opposante historique à la junte au pouvoir à Rangoun et prix Nobel de la paix, d'entrer au parlement après quinze années passées en résidence surveillée.

Pour être jugé crédible, note Reuters, plus que la présence d’observateurs internationaux, ce scrutin devra recevoir sa benediction. C’est mal parti puisque son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), présent dans 44 des 45 circonscriptions en jeu, a d’ores et déjà dénoncé des irrégularités dans des bureaux de vote.

«Pour une élection démocratique, ce qui se passe dans ce pays est vraiment au-delà de l'acceptable, a déclaré la candidate. Cependant, nous sommes résolus à continuer parce que nous pensons que c'est ce que veut le peuple».

Nous republions un article mis en ligne la semaine dernière, sur les appétits pour le gâteau birman…

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Une chose n’a pas changé en Birmanie: ces colonnes de moines aux crânes rasés et robes safrans qui mendient leurs repas à chaque coin de rue. La vie à Rangoun est toujours bercée par cet immuable tableau de pagodes et de bonzes dont le défilé commence dès le lever du jour. Mais les militaires, eux, sont plus discrets. L’heure est aux affaires. Le pays doit faire bonne figure pour obtenir la levée des sanctions et c’est Aung San Suu Kyi qui monopolise l’attention.

En porte-clefs, en posters ou en calendrier, on ne voit plus qu’elle dans les rues de Rangoun. A quelques jours des élections parlementaires partielles du 1er avril, l’ancien prix Nobel de la paix s’affiche telle une icône dans les petites boutiques de la rue Sule Paya. Les bouquinistes accrochent sur leur devanture celle qui, enfin autorisée à se présenter, porte tous les espoirs d’une nation.

Partout où elle passe, Aung San Suu Kyi attire les foules. Ecrans géants, système de sonorisation, équipe de campagne nombreuse et bien équipée. Une campagne menée au pas de charge si bien que quelques jours avant le scrutin, le Prix Nobel a du lever le pied et annuler les derniers meetings victime d’épuisement. Tout indique en tout cas que son Parti, le PLD, bénéficie d’un fort soutien du secteur privé.

«Les entreprises étrangères qui ne peuvent pas travailler en Birmanie en raison des sanctions internationales suivent avec beaucoup d’attention ces élections, nous explique un diplomate en poste à Rangoon. Elles apportent un soutien évident aux partis démocrates dans l’espoir qu’ils arrivent au Parlement et contribuent à l’ouverture du pays et à la levée des sanctions.»

Des entreprises séduites par le potentiel birman

Car pour l’instant, faire des affaires en Birmanie relève du parcours du combattant. Les sanctions américaines bloquant tous mouvements financiers, rapatrier ses bénéfices est quasiment impossible. «La question du transfert des devises, le financement des investissements, l’environnement légal et, surtout, le taux de change imposé par le gouvernement qui diffère du taux pratiqué au marché noir. Tout cela pose des problèmes aux investisseurs», nous explique Luc de Waegh.

Cet homme d’affaires Belge vit en Asie depuis dix-neuf ans. Ancien patron de la British American Tobacco en Birmanie, il dirige actuellement West Indochina et conseille les investisseurs désireux de se lancer ici:

«La Birmanie nous ouvre les bras. Les jeunes veulent travailler avec des sociétés occidentales. Il n’y a aucune raison de punir 55 millions de Birmans pour donner une leçon de morale à 200 généraux corrompus.»

Lui croit à fond au potentiel du pays. «On leur vend des nouvelles technologies vertes, on leur explique le crédit carbone. Le tourisme. La finance… Je ne vois aucune limite. Tant, précise-t-il, que l’on respecte des investissements responsables. C’est la raison pour laquelle je préfère conseiller des grandes sociétés cotées en Bourse. Je leur dit venez voir. Et, en général, ils sont séduits.»

L’affaire Total et les accusations de travail forcé, il les balaie d’un revers de main. «Rien n’a jamais été prouvé», assène-t-il.

John, un homme d’affaires de 46 ans venu de Singapour pour son «deuxième voyage en deux mois» pour vendre ses technologies aux administrations birmanes s’est installé à l’hôtel Central, au cœur de la ville. Il n’affronte la canicule de ce mois de mars que pour quelques rendez-vous, plein d'assurance:

«Ils ont besoin de nous. Techniquement, rien ne nous empêche de leur vendre nos technologies. Mais faire du business en Birmanie ce n’est pas très bon pour l’image de notre société. Alors je prends des contacts en attendant qu’on lève les sanctions économiques.»

Prudence

Mais une levée de l'ensemble des sanctions au mois d'avril serait cependant prématurée, tempère Benoît Bourtembourg de l’ONG Actions Birmanie:

«Il est nécessaire d'encourager les réformateurs au sein du gouvernement. L'UE devrait agir avec prudence. Tant que les lois qui sous-tendent le système répressif ne sont pas abrogées, qu'un processus de réforme institutionnelle et constitutionnelle n'est pas entamé et qu'un processus politique prenant en considération les aspirations des minorités nationales n'est pas entrepris, ces évolutions resteront fragiles et il n'y aura aucune garantie que l’élan de réforme amorcé en 2011 se poursuivra.»

Une prudence qui fait le jeu des Thaïlandais et des Chinois qui n’ont pas attendu ce possible assouplissement, voire la levée des sanctions, pour faire de la Birmanie leur terrain de jeu. Sur les 20 milliards de dollars d’investissements étrangers qui ont plu sur la Birmanie —du jamais vu depuis vingt ans et le début des sanctions économiques décidées par les Etats-Unis et l’Union européenne— essentiellement dans les secteurs miniers, ceux du gaz et du pétrole, l’essentiel vient de Chine, dont la boulimie d’énergie et de matières premières est une aubaine pour une junte désargentée.

«C’est un mariage de raison, explique Ian Storey, professeur à Singapour et spécialiste de cette région. Les Birmans dépendent de la Chine pour l’argent et les armes. La Chine utilise sa position au Conseil de sécurité de l’ONU pour protéger dans une certaine mesure la Birmanie. En retour, la Chine a accès aux ressources naturelles du pays et fait entendre sa voix à l’Asean», l’Association des nations d’Asie du Sud-est.

Ces Chinois, on ne les trouve pas seulement derrière les pipelines qui transpercent le pays. On les croise aussi dans le quartier de Botataung, le Chinatown de Rangoun. Wang y exerce depuis dix ans dans le commerce de jade. Cette pierre précieuse au vert profond vénérée des Chinois provient essentiellement des mines du nord de la Birmanie. Wang passe une grande partie de ses journées derrière son comptoir, à compter ses liasses de kyats, la monnaie birmane. «Depuis quelques mois, les affaires sont bien meilleures», assure-t-il.

La junte et la Chine main dans la main

Tout ici se négocie en cash. Les liasses de billets passent de main en main. Dans ce hourvari de ruelles défoncées, on respire les odeurs d’encens et de juteux trafics. Un avant goût de ce que l’on retrouve au nord du pays, dans les jungles épaisses du Triangle d’Or.

Le Triangle d’or est le cœur de tous les trafics, explique Jeff Rutherford, un Américain directeur de l’ONG Fair Earth Consulting:

«Il y a encore beaucoup de zones de non-droit en Birmanie. Le problème vient de la junte. Les commandants régionaux du nord de la Birmanie, ceux qui ont le pouvoir dans cette zone entre la Chine et la Thaïlande, agissent en totale impunité. Ils sont à la tête des trafics de pierres précieuses, de bois et sont responsables de la déforestation. Ils vendent directement de l’autre côté de la frontière. Tout cela est très opaque et se fait au détriment des populations. Et la Chine est la destination de tous ces trafics.»

La Chine en effet se moque des sanctions et négocie directement avec les généraux au pouvoir. En échange des armes fournies à l’armée birmane, Pékin veut passer en force dans la région. De nombreux projets de pipelines, de barrages et de gazoducs défraient régulièrement la chronique. Près de 30.000 personnes sont menacées d’expulsion selon les associations de défense de l’environnement qui ont publié un rapport intitulé «Sold Out». Pékin fait pression sur les militaires pour qu’ils nettoient la zone et laisse les bulldozers travailler.

Que pourra faire la Nobel de la paix en cas de victoire dimanche? «Il y a quand même une part de risque pour elle, explique l’historien Thant Myint-U. Tout le monde pense qu’elle va gagner et quand elle sera au Parlement elle devra répondre aux aspirations du peuple. Elle devra concrètement faire des propositions sur les questions fiscales, sur les problèmes de santé, l’électricité, le chômage. Pourra-t-elle apporter la prospérité à notre pays?»

Sébastien Le Belzic

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