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Ma passion Mad Men

Une série à nulle autre pareille où l'ambition esthétique le dispute à une lenteur calculée, des dialogues riches plein de références et une image fidèle et dérangeante de l'Amérique des années 1960.

Photo officielle de la série
Photo officielle de la série

Temps de lecture: 4 minutes

Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada il est difficile d’y échapper. En France, hélas, il faudra encore attendre pour assouvir sa passion Mad Men. Sur Slate.com, une magnifique publicité, qui paraît avoir été dessinée par le studio Sterling-Cooper-Draper-Pryce –Don Draper, de dos devant une vitrine dans laquelle le mannequin femme est nu– attire l’attention sur la soirée événement du 25 mars: 2 heures du premier épisode de la série 5 enfin diffusée après 1 an et demi de conflit avec la chaîne AMC, puis de gestation et enfin de tournage.

Mathew Weiner, le père et producteur de la série, qui était venu à Paris pour une master class forum des images, escorté par Joannie (Christina Hendrix) a, avant cette sortie digne de la première d’un grand film, multiplié les entretiens et annoncé qu’il a déjà en tête, ou presque, la fin de la série elle-même, la fin donc de don Draper. Sans trop vouloir se l’avouer à lui-même, comme un enfant qui bouche ses oreilles pour ne pas entendre ce qu’il sait que l’on va lui dire.

Mais pourquoi, pour qui comme moi a le goût des séries –West Wing, The Soprano, The Wire, dans mon panthéon personnel– lesquelles sont peut-être à notre début du XXIe siècle ce que furent les feuilletons dans les journaux au milieu du XIXe, pourquoi donc distinguer celle-là?

Ambition esthétique

Au-delà bien sûr de la fascination pour la sublime Betty Draper (January Jones), même si celle-ci, du fait de son rôle, est une des femmes les plus détestées aux Etats-Unis. Procédons donc par ordre.

Mad Men est d’abord une série à nulle autre pareille. A priori pourtant, rien que de très banal: la description d’un milieu du travail, une agence de publicité des années 1960 au cœur de Manhattan, sur Madison avenue, et le récit de l’intimité des principaux personnages à l’épreuve de la vie.

Sauf que cette série se distingue par son ambition esthétique qui la rapproche du cinéma. Chaque plan, mouvement ou décor, dans une lumière parfaitement travaillée, ajoutent au plaisir d’être plongé dans l’esthétique des années 1960. Plaisir décuplé bien sûr pour qui avait 20 ans dans ces années-là! Mais aucune génération n’a le monopole du goût. Comme dans le meilleur cinéma la narration ne refuse pas l’ellipse, au contraire. Si bien que le spectateur jouit d’une belle marge de liberté qui peut nous faire croire un instant que nous sommes à l’égal de son créateur. Ce dernier va à l’encontre des lois de la télévision d’aujourd’hui. Car la série en effet n’obéit qu’aux règles posés par Mathew Weiner: le choix de la lenteur, tellement contraire aux normes de l’image moderne, qui va chaque jour un peu plus vite; mais aussi le pari de la richesse et de la complexité des dialogues. Et surtout images et dialogues emplis de références littéraires, cinématographiques, politiques, etc.

C’est une série qui n’obéit pas davantage aux désirs de son audience. Là où les autres productions décident souvent du sort des personnages en fonction des sentiments des spectateurs. Betty en est un exemple que son producteur soutient, malgré une hostilité générale.

Un vrai anti-héros

Série pas comme les autres également, par le choix d’un anti-héros, comme personnage principal. Tout au long des 4 premières saisons, Don Draper est resté un personnage mystérieux, impénétrable, adulé par le public bien qu’il ne soit pas, comme le lui dit l’une de ses innombrables conquêtes féminines, «une bonne personne».

Alors que la plupart des films ou séries choisissent comme moteur l’identification au héros de la part du spectateur, celle-ci est ici impossible. L’homme reste un mystère et l’on ne sait toujours pas qui il est, sinon qu’il a provoqué le suicide de son frère, détruit son couple, amorçé son déclin professionnel alors qu'il fait des efforts désespérés pour, au moins, stabiliser sa vie personnelle. Mathew Weiner était aussi le scénariste des Soprano. Et l’on peut dire aussi de Tony Soprano qu’il était un anti-héros. Mais au moins, grâce à ses séances de psychanalyse, avait-on accès à sa vie intérieure et à ses ressorts intimes. Rien de tel pour Don Draper, hormis l’écriture partielle d’un journal dont on retient l’idée qu’il est quelqu’un qui ne veut pas être lui-même.

A chaque fois d’ailleurs Mathew Weiner va à l’encontre de la facilité avec ses personnages. Ainsi Betty, qui figure la mère au foyer, modèle de féminité, véritable transposition des publicités américaines vantant le bonheur de la classe moyenne. Betty, en fait, est une mauvaise mère. Mais il nous montre bien que le choix n’existe, aux yeux de l’époque, qu’entre Marilyn et Jackie. Et ni l’une ni l’autre n’ont un sort enviable. Betty, contrainte au divorce et Joan, qui à l’égal de Marilyn, est prisonnière de son physique «gorgeous» et du rôle que les hommes lui assignent.

Mais le personnage féminin clé est bien sûr Peggy, qui est un peu le double de Don, une féministe sans en être une, qui incarne en fait la montée progressive d’une autre génération, l’invention douloureuse par des femmes plus jeunes d’un autre modèle: c’est à travers elle que l’on voit le monde changer.

Politique, alcool, mysogynie, antisémitisme et tabac

La vie politique y est d’ailleurs omniprésente, notamment à travers la campagne de Kennedy contre Nixon, puis l’assassinat de Kennedy. Toutes les grandes questions sont traitées. L’alcoolisme et le tabagisme bien sûr, qui étaient les deux mamelles de la consommation du lobbying et donc des agences de pub; la misogynie, omniprésente, alors que commencent à s’affirmer les premières protestations féministes, l’antisémitisme de l’époque, pas si lointaine.

Ainsi, lors de l’épisode qui met en scène l’héritière des Galeries Lafayette locales, que Don séduira à son tour: lorsque l’équipe de pub la reçoit, la question est: est-ce que nous avons un juif dans la maison? Et l’on va chercher un coursier qui figurera le juif que l’on veut placer dans la réunion… C’est l’époque où les clubs de la bonne société Wasp (blanc anglosaxon protestant) sont non seulement fermés aux femmes, mais aussi aux juifs. La question noire n’est pas davantage ignorée à travers les personnages de Carla, nounou des enfants de Don et Betty Draper, tandis que se mettent en place des personnages qui figurent, là encore, les transformations en profondeur de la société américaine.

On pourrait ajouter, mais la liste n’est pas close, pèle-mêle: la sexualité, qui sans aller vers la facilité d’aujourd’hui d’images ultra explicites directement inspirées du porno, y est traitée dans tous ses aspects, qu’il s’agisse du sado masochisme de Don, du viol conjugal infligée à Joan par son mari ou bien encore de la sexualité enfantine, avec bien sûr par dessus cette permanente influence d’Hitchcock, dans le traitement des héroïnes, et principalement de Betty, réincarnation absolue de Grace Kelly… dans la Main au collet, mais aussi de Tippie Hedren dans Marnie, lorsque les pulsions de Betty sont transformées en parcours équestres.

Voilà pourquoi la nouvelle saison est tant attendue, car on devrait y voir le passage d’un monde à l’autre avec une jeune génération prête à prendre le dessus, un Don qui ira vers son déclin en même temps que la société prendra des allures plus contemporaines. Vivement dimanche!

Jean-Marie Colombani

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