France

Pour une utilisation décomplexée du mot noir

«Black», «minorité visible», «issu de la diversité»... Les contournements sont nombreux, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. Comme si ne pas dire permettait d'éviter le racisme.

Beverly Hills, 2009. REUTERS/Mario Anzuoni
Beverly Hills, 2009. REUTERS/Mario Anzuoni

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La presse française se met depuis peu à écrire le mot «noir» de manière plus fréquente, peut-être moins gênée. Avec la création du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) en 2005, ainsi que le documentaire et le livre de Pascal Blanchard (Noirs de France, La France noire), ou encore le numéro «100% Noirs de France» de Respect Magazine, il semble que le mot soit devenu moins tabou.

«Dans la France des “Blacks” et des “Renois”, on va peut-être, grâce au travail abattu par Pascal Blanchard, commencer à appeler les Noirs des… Noirs», écrivait Sabine Cessou dans SlateAfrique

On parle de personnes «issues de la diversité», de «minorités visibles», parfois même de «blackgeoisie». Les contournements sont encore nombreux, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. En 2002, les éditeurs de l'historien François Durpaire lui avaient demandé d'ôter le mot noir qui figurait dans le titre de son livre, et l'avaient remplacé par «diversité».

Les choses se sont depuis assouplies, mais l'attitude est loin d'être décomplexée. Après l’élection de Barack Obama en 2008, la médiatrice du journal Le Monde écrivait, dans un article intitulé «Appeler un Noir un Noir», que pendant la campagne américaine, les lecteurs avaient été nombreux à accuser le journal de «racisme sous-jacent» dès qu'un article décrivait quelqu'un comme noir. Une lectrice avait même qualifié de dérapage le fait d'identifier le père d'Obama comme un «Noir kenyan». Fallait-il taire cette information? Dire que quelqu’un est noir est-il raciste?

L'association Les Indivisibles (dont vous pouvez retrouver des tribunes sur Slate) tente depuis quelques années de rassurer la population. «L'utilisation du mot noir ne fait courir aucun risque ni à vous ni à votre entourage», rappelait une de leurs vidéos.

Certains journalistes continuent pourtant de préférer le mot anglais, même dans des registres qui ne sont pas familiers. Dans le Nouvel Observateur en novembre 2011, l'ex-candidat aux primaires républicaines Herman Cain était «un black sorti de nulle part» ou encore «un black charismatique»

Ainsi que l’explique le chef correcteur au Monde, Lucien Jedwab, le terme «black» –qu’il qualifie de «bienveillant»– est acceptable pour les acteurs et les chanteurs, mais ne doit pas être utilisé dans tous les contextes pour «éviter une forme de paternalisme». On ne peut pas écrire que Barack Obama est un président black, ça ne fait pas très sérieux.  

L’écrivain Gaston Kelman expliquait en 2009 à Arrêt sur Images son problème avec black: cela «donne l’impression que je ne peux pas supporter d’être appelé noir car ce serait porteur de négativité». Pourtant, le mot n’est «ni une honte, ni une fierté», tranche Marc Cheb Sun, le rédacteur en chef de Respect Magazine.

Avec ou sans majuscule?

L’hésitation à nommer concerne aussi la façon dont on écrit «un Noir», avec une majuscule ou sans. A l’AFP, Omar Sy est «le premier noir» à remporter un César, mais pour Le Monde, c’est «le premier Noir». La majuscule est normalement réservée aux nationalités et aux peuples, mais le Grévisse note que l'on met souvent la majuscule à «des noms qui désignent des groupes humains d'après la couleur de leur peau».

Dans Le Monde, noir et blanc –quand ils sont utilisés comme substantifs– prennent la majuscule. «Ce sont des définitions aujourd’hui neutres, renvoyant à la pigmentation de la peau, et plus à de quelconques races humaines», précise le chef correcteur.

Cette majuscule est pourtant parfois interprétée comme un parti pris idéologique. Pour l’écrivain Claude Ribbe, «on ne peut mettre la majuscule au substantif noir ou au substantif blanc que si justement on valide la notion de race»

Dans la revue Vacarme, un journaliste demandait à Louis-Georges Tin, l'actuel président du Cran, si son utilisation de la majuscule n'était pas «avant tout politique», comme une façon d'affirmer l'existence d'un peuple noir. Tin avait répondu qu’il pensait tout simplement suivre une règle grammaticale. De la discussion sur la majuscule, on passe vite à des débats sur l’identité noire, un glissement qui montre bien que dans cette affaire de mots, tout est lourd de sens.

Derrière les bonnes intentions

Alors, pourquoi évite-t-on de dire noir? Tout part de bonnes intentions antiracistes. Dans la République française, désigner, catégoriser les gens par la couleur de leur peau ou leur religion est très mal vu. Un certain discours républicain maintient que désigner quelqu’un comme noir –même dans un contexte neutre– c’est risquer d'«essentialiser» son identité. C’est l'enfermer dans une communauté, diviser la société en clans.

La même argumentation est souvent utilisée pour critiquer les statistiques de la diversité, qui seraient censées contribuer à la «racialisation» de la société. Cette difficulté à nommer et à catégoriser pose pourtant un problème sur le terrain. «Faire disparaître le mot “Noir”, c’est peut-être aussi faire disparaître les gens que ce mot est censé désigner», expliquait Louis-Georges Tin dans Vacarme. 

Dans un article de 2006, le sociologue Didier Fassin raconte une interview avec un responsable associatif qui peine à formuler la dimension raciale des discriminations que subissent les jeunes de sa ville:

«Cela fait près d’une heure que nous parlons, et il commence seulement à admettre la réalité et la profondeur du problème, ne parvenant toutefois à le nommer qu’au prix de détours et d’efforts, de louvoiements maladroits et de remarques ironiques.» 

Pour lutter contre les discriminations, il faut pouvoir parler des Noirs et des autres minorités. Mais en parler, c'est encore s'exposer à toute une série de reproches, du communautarisme au racisme anti-blanc.

Lorsque Respect Magazine fait un numéro «100% Noirs de France», un éditorial de Marianne rétorque que c'est «une profession de foi communautariste». La logique est la suivante: si vous êtes antiraciste alors pourquoi est-ce que vous séparez les gens entre Noirs et Blancs? Un magazine 100% Blancs serait jugé raciste, alors pourquoi faire un numéro sur les Noirs? N’est-ce pas «clivant»? En bref, un magazine qui parle des Noirs est rapidement soupçonné de vouloir diviser la société.

Feindre de ne pas voir la différence

Une tribune intitulée «A quand une femme noire en couverture de ELLE?» a généré le même type de suspicion. Un journaliste d'Atlantico demandait ainsi à Patrick Lozès (fondateur du Cran) s’il était possible à la fois d'être antiraciste et de demander plus de femmes noires dans les magazines.  De même, à la suite d'un récent article de Slate.fr sur la place des noirs dans le cinéma français, de nombreux lecteurs se sont indignés que cette question soit abordée. Beaucoup ont répondu qu'il était contreproductif de tout ramener à la couleur de peau, que seul le talent comptait, et que le débat n'avait donc pas lieu d'être. 

En France, l’attitude qui passe pour le nec plus ultra de la tolérance est de «feindre de ne pas voir la différence», explique François Durpaire. Au jeu du plus antiraciste, le meilleur serait celui qui ne se rend pas compte que l'autre est noir, et qui en déduit donc qu'il ne faut pas parler des Noirs. Sauf, que dans la vie quotidienne, les Noirs sont bien considérés comme tels.

La réticence à parler des Noirs de France a contribué à passer les discriminations sous silence. C'est ce que certains sociologues appellent le «paradoxe des minorités», expliqué récemment par Patrick Lozès dans une interview: «Pour pouvoir parvenir à l'invisibilité, [les groupes minoritaires] doivent passer par une étape d'hyper visibilité

Claire Levenson

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