Culture

Face au Qatar, l'exception culturelle comme étendard

Il est ironique mais intéressant que le patron de Canal+ invoque cette clause face à ceux qui perturbent la chaîne de financement du cinéma.

Photo du film «Or noir», de Jean-Jacques Annaud
Photo du film «Or noir», de Jean-Jacques Annaud

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Dans Le Monde du 7 mars, Bertrand Méheut publie une tribune en forme de vibrant plaidoyer pour l’exception culturelle. Il serait facile d’ironiser. Que l’ancien patron de Rhône-Poulenc (devenu Aventis) arrivé à la tête de Canal+ du fait d’un Monopoly® au sein du CAC40 plutôt que pour un penchant connu pour les médias ou la culture se fende d’une telle proclamation a au contraire le mérite d’une utile clarté.

Monsieur Méheut défend ses intérêts et ceux de la société qu’il dirige. Si demain ses intérêts étaient en conflit avec ceux de la culture, du cinéma ou du rayonnement de la France, il est bien probable qu’il n’hésiterait guère. La question est que précisément, ces intérêts convergent.

Pas par hasard mais du fait d’un patient et gigantesque labeur politique et réglementaire qui, depuis la fin des années 1950, vise à solidariser les intérêts particuliers, notamment ceux des principales puissances économiques dans le domaine du cinéma, avec un intérêt général qui s’est très tôt formulé sous la «double nature» de l’intérêt de la culture et de l’intérêt de la France –et on emploie ici à dessein le vocabulaire de la théologie.

Un système d'intérêts convergents

Ce système s’est considérablement étoffé, juridiquement et imaginairement, au milieu des années 1980, sous l’influence de personnages aux emplois pourtant aussi divers qu’un ministre (Jack Lang), un producteur (Daniel Toscan du Plantier), un fonctionnaire (Dominique Wallon), un acteur (Gérard Depardieu), un entrepreneur (André Rousselet), et d’autres encore.

Soit, précisément, au moment de la création de Canal+,  mais aussi de la naissance d’Arte, et de la refonte des obligations des chaines envers le cinéma, de la réforme de l’Avance sur recettes, etc. Malgré ses travers et ses insuffisances, ce système a globalement bien fonctionné, il a suscité intérêt et imitations dans nombre d’autres pays.

Et même si le récent succès international de The Artist a pu donner lieu à des surenchères et des récupérations, il n’est pas faux d’en faire un symbole de cette réussite.

Il est réjouissant de lire ici celui qui est à la fois le patron de la société de communication la plus prospère d’Europe et le premier financier du cinéma français –preuve que l’encadrement de l’entreprise n’est pas forcément nuisible à sa prospérité– insister sur la nécessité de l’intervention politique: «Il appartient aux autorités et aux pouvoirs publics de définir des règles qui s'appliquent à tous les acteurs du marché», écrit Méheut.

Volontarisme politique

Le problème est que, malgré le soudain regain d’affection pour le cinéma manifesté par nos dirigeants (et aspirants dirigeants) impressionnés par les recettes d’Intouchables et les récompense de The Artist, on n’a pas vu, il s’en faut de beaucoup, les enjeux culturels occuper une grande place dans leur préoccupations, ni hier, ni dans leurs projets pour demain.

Or ce système repose entièrement sur l’existence d’un volontarisme politique qui contrebalance les déséquilibres inévitables entre intérêts privés soumis à l’influence des plus puissants d’une part, intérêt collectif et enjeux culturels d’autre part. Ce volontarisme se traduit par des actes, dans le domaine réglementaire et législatif, et aussi, nécessairement, par la revendication idéologique du bien-fondé d’une telle pratique, par la production du «grand récit» d’une relation républicaine à la culture.

Cela est aussi vrai à l’échelon national que dans les arènes internationales. Si ce discours devient inaudible, ou s’il est relégué aux accessoires rhétoriques et à l’avant-dernier codicille des programmes politiques, il deviendra impossible d’imposer sa traduction en cadrage de pratiques qui, toujours, tendent à le pervertir au profit d’égoïsmes particuliers et à courte vue.

Les deux adversaires désignés de manière polémique par le titre de l’article, de Bertrand Méheut «Google et le Qatar menacent l’avenir du cinéma français», sont deux figures fort différentes de la mondialisation: une multinationale des nouvelles technologies basée aux Etats-Unis (dans le texte, Google est rejoint par Apple et Youtube, propriété de Google) et un Etat émergeant affichant une stratégie offensive dans des domaines où Canal+ est un acteur important, la télévision et le sport.

L’intrusion du Qatar à coups de milliards notamment dans le football, qu’il s’agisse de clubs ou de droits de diffusion, est effectivement déstabilisatrice d’un système solidaire, et susceptible d’avoir lui aussi, du fait de ce caractère solidaire, des effets dans le domaine du cinéma.

Oublié Jean-Marie Messier

On dira qu’au niveau de puissance et à l’échelle d’internationalisation que représentent Google et le Qatar, le combat est impossible. C’est ce qu’on dit depuis 30 ans. C’est ce qui, au Gatt, à Bruxelles, à l’OMC, à l’Unesco, a été démenti chaque fois qu’une volonté politique appuyée sur une stratégie offensive est passée outre à ce «réalisme», au nom d’enjeux  revendiqués et assumés.

C’est très exactement cela, l’exception culturelle brandie à juste titre comme un étendard par Bertrand Méheut —on se souvient du tollé qu’avait soulevé Jean-Marie Messier, l’ancien patron de sa maison-mère Vivendi, quand il s’était avisé de la déclarer obsolète.

Il faudrait être naïf pour s’étonner qu’à la phrase appelant à l’intervention publique succède immédiatement celle qui vise à exonérer son auteur des possibles effets d’une telle action:

«Gardons-nous de nouvelles régulations qui entraveraient le développement des acteurs nationaux quand les grands groupes mondiaux peuvent agir sur nos marchés sans la contrainte de nos règles.»

Ça marche comme ça depuis le début: encadre les autres et laisse-moi faire. En tant que patron d’une grande entreprise, Méheut ne peut pas s’exprimer autrement. C’est aux politiques de venir redire qu’il ne saurait au contraire y avoir de solidarité à plusieurs vitesses, et que ce système effectivement globalement vertueux dont Canal+ est une pièce essentielle doit continuer d’évoluer en intégrant les conditions d’existence d’acteurs infiniment plus faibles que Canal pour pouvoir défendre à l’échelle mondiale un modèle alternatif qui continue de prouver sa viabilité et sa fécondité.

Y a-t-il un ministre de la Culture dans l'avion?

Qu’un homme dans la position Bertrand Méheut ait aujourd’hui besoin d’invoquer l’exception culturelle est une excellente nouvelle, de nature à renforcer un tel combat qui a besoin d’être sans cesse mené à nouveau.

Un combat, il faut le rappeler, qui ne concerne pas que le seul champ de la culture: tout comme la mobilisation du cinéma avait permis des effets élargis à l’ensemble du champ culturel lors de la mise en œuvre de la fameuse exception au début des années 1990, ce qui s’est fait au nom de l’exception culturelle a déjà servi, et devrait servir encore bien davantage à la mise en place d’«exceptions» dans d’autres domaines, à commencer par la médecine et l’éducation. Un tel combat ne peut être mené qu’à l’initiative et sous la conduite des politiques.

Le moins qu’on puisse dire est que, dans ce pays où le fauteuil du ministre de la Culture semble vide depuis des années et où les enjeux culturels n’occupent aucune place —hormis les assauts de démagogie et les nuages de fumée sur l’Hadopi– les politiques ne sont, pour l’instant, pas du tout au rendez-vous. 

Jean-Michel Frodon

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