France / Politique

1981, la candidature Coluche lance le vote de crise [INTERACTIF]

En lançant une «énorme farce» dans Charlie Hebdo, l’humoriste le plus célèbre de France a réussi à effrayer les autres candidats, mais aussi à capter brièvement un électorat déçu par les politiques en place.

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A lire ici, la présentation de la série «Photos de campagne» et le premier épisode, consacré à Nicolas Sarkozy et les journalistes lors de l'université d'été 2006 de l'UMP.

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Ça ne marchera pas. Impossible. Quand son ami cinéaste Romain Goupil lui souffle l’idée, Coluche émet des doutes. Se présenter à la présidentielle, vraiment? Il lui faudrait 500 signatures, c’est la loi depuis 1976. Peu faisable! «Je me charge de voir ce qui est possible ou non», répond Goupil, confiant. Ce dernier a déjà organisé une campagne, celle d’Alain Krivine (LCR) en 1969.

Nous sommes en janvier 1980. Coluche et Goupil, son assistant, viennent d’être renvoyés de la radio RMC, après seulement douze jours d’antenne. «On parlait librement des diamants de Valéry Giscard d’Estaing, ça nous a valu d'être censurés», se rappelle-t-il. Banni des médias, il ne reste plus qu’une seule issue à Coluche: se présenter.

Son programme sera simple: il n’en a pas. Il veut simplement parler. «C’était une farce, une énorme farce!», s’amuse Romain Goupil. Rien d’autre qu’un canular, pour joyeusement «foutre au cul» des politiques bien installés depuis trente ans. Le slogan est trouvé: ce sera bleu, blanc, merde.

«Dans cette blague, il y a aussi du vrai»

Depuis janvier pourtant, l’agent de Coluche, Paul Lederman, refuse toute idée de candidature. Il a peur. Trop risqué à son goût. Si l’humoriste se présente, il divisera son public, estime-t-il. Un soir d’octobre pourtant, l’équipe «de campagne» se réunit. Michel Colucci, le journaliste Maurice Najman, Romain Goupil... Coluche et ses «conseillers politiques», comme l’explique Véronique Colucci, l’ex-femme de l’humoriste. 

«On buvait, on se défonçait, on rigolait... Et puis on a rédigé un texte», raconte Romain Goupil. Voilà comment est né le fameux «Coluche candidat», un manifeste paru dans Charlie Hebdo le 29 octobre 1980. 

«J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés...» La liste est longue, sans grande logique. «Chacun rajoutait un mot de façon spontanée, moi j’écrivais», se souvient Romain Goupil. Derrière ces mots, placés au hasard au cours d’une soirée arrosée, il y a les exclus, les laissés pour compte. «Dans cette blague, il y a aussi du vrai», analyse l’ami de Coluche. «On connaissait ceux qui étaient interdits de parole dans le pays.» 

«Il y a toujours ce mélange bizarre chez Coluche, entre la pure provocation et le discours politique», constate Arnaud Mercier, chercheur en communication politique au CNRS. Blague ou véritable engagement? Difficile de saisir la vraie nature de sa candidature. «Sur le moment, même eux ne le savent pas», ajoute Grégory Bozonnet, auteur du mémoire La Candidature de Coluche dans la presse: quand les mots dessinent l’identité des journaux.

«La politique est ridicule, votons Coluche!»

Le manifeste est un savant mélange des deux. Peu importe, finalement, les termes choisis à la va-vite. C’est écrit noir sur blanc, ceux défendus par Coluche sont d’abord ceux «qui ne comptent pas pour les hommes politiques». Ceux dont on ne parle pas. «Cela a vraiment été sa revendication: il voulait se faire le porte-parole des minorités silencieuses», rappelle Véronique Colucci.

L’approche séduit un électorat désabusé, déçu par les forces politiques de l’époque. Parmi eux, les membres du syndicat Cidunati, la Confédération intersyndicale de défense et d'union nationale des travailleurs indépendants. Des petits commerçants, des artisans, qui ont vu dans Coluche quelqu’un essayant «de les introduire de nouveau dans le jeu électoral», analyse Arnaud Mercier.

Aujourd’hui président du syndicat CNDE, Gérard Nicoud dirigeait la Cidunati à l’époque et fut l’un des soutiens de l’humoriste pendant sa campagne. Selon lui, le contexte de 1981 était propice à l’apparition d’un candidat-clown. «Quand Coluche se présente, il y a un rejet total du politique», estime-t-il.

À l’heure où le dirigeant syndical décide de lui apporter son soutien —«puisque la vie politique est ridicule, votons Coluche!», dira-t-il en congrès— l’humoriste atteint déjà 16% d’intentions de vote, un niveau qui le surprend lui-même. «Il ne s’attendait pas à monter si haut dans les sondages. C’était impensable qu’une chose pareille arrive», confie Gérard Nicoud.

«N'importe quelle bouée de sauvetage»

En réalité, la question formulée par le sondage est la suivante: «Pourriez-vous envisager de voter pour Coluche?» La tournure de phrase change la donne. «Ce n’est pas du tout une intention de vote», affirme Jean-Marc Benoît, co-auteur de La Politique à l’affiche (1986). Sans programme ni même volonté politique, Coluche parvient pourtant à capter cet électorat flottant en 1981, ces déçus de la politique. Romain Goupil en est convaincu, cela pourrait faire basculer l’élection.

«La campagne de Coluche n’avait rigoureusement rien à voir avec la politique. Mais 1981, c’est la première campagne présidentielle longue [en 1969 et 1974, les élections avaient eu lieu de manière anticipée suite à la démission de De Gaulle et à la mort de Pompidou, NDLR]. Il y avait de la place pour que les mécontentements s’agrègent sur presque n’importe qui, même un humoriste», explique Jean-Marc Benoît. Si la candidature de l’humoriste a pris une telle importance, c’est bien parce que les gens se sentaient si peu représentés «qu’ils étaient prêts à prendre n’importe quelle bouée de sauvetage».

Sans jamais se penser comme candidat, Coluche réussit ainsi à inquiéter les forces politiques en place. «Les hommes politiques ont eu très peur, ils n’ont jamais voulu ça», explique Gérard Nicoud. «De la droite à la gauche, il fallait faire taire Coluche».

Victime de pressions, se sentant parfois menacé –lorsque son régisseur René Gorlin est victime d’un crime passionnel, il imagine un lien avec sa candidature–, Coluche se retire finalement de la course en avril 1981. Il appellera par la suite à voter Mitterrand et sera au siège du PS le soir du 10 mai.

«Traduction politique de la désespérance»

Fin d’un canular, d’un épiphénomène arrivé «comme un cheveu sur la soupe», et qui a pris une tournure inattendue. Symbole d’une élection? Pas vraiment, juge Arnaud Mercier. Plutôt le symbole d’un «désespoir social qui va trouver une traduction politique».

La candidature Coluche a contribué à l’émergence d’un vote de crise en France. Cette campagne, «c’est le symbole d’une traduction politique de la désespérance, qu’on va retrouver dans les années 1980 et 1990 avec le Front national», explique le chercheur.

Avec Coluche naissent les candidats anti-système. Même des intellectuels de renom comme Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze ou Alain Touraine soutiendront sa campagne. «Pierre Bourdieu considérait son manifeste à l’égal de la déclaration des droits de l’homme de 1789!», raconte Véronique Colucci.

Pour Jean-Marc Benoît, «Coluche a révélé le fait qu’il y avait vraiment une proportion de gens qui se sentaient mal représentés. Le Pen est juste derrière». Aux européennes de 1984, le Front national obtiendra 10,95% des suffrages. Le vote de crise est né.

Valentine Pasquesoone

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