France

La BD d'aujourd'hui doit tout à Jean Giraud

Jean Giraud, alias Moebius, alias Gir, alias Moe… est décédé samedi 10 mars 2012. Il a tout dessiné, il a connu l’histoire de la BD. Et, dans sa double signature, l’a incarnée mieux que tout autre.

Image tirée d'un album de Jean Giraud
Image tirée d'un album de Jean Giraud

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Il y a une trentaine d’années, Jean Giraud était venu à Montpellier pour une séance de dédicaces. L’Incal noir venait de sortir. Je me souviens d’un homme souriant, au dessin remarquablement assuré. Pour L’Homme au point d’acier, je lui demandai Steelfingers: il s’interrogea: «à quoi il ressemble déjà, celui-là?» Il ouvrit l’album: «Ah oui!» Et en fit aussitôt un portrait, au feutre, sans la moindre hésitation. Qu’il signa Gir. Pour L’Incal, d’un trait aussi assuré, il me fit un «Berg», qu’il signa Moebius. Le feutre courait sur le papier avec une aisance stupéfiante.

Etudiant en arts plastiques, je montrai un jour à mon professeur de dessin quelques albums de Giraud-Moebius. Elle les regarda avec condescendance: «c’est de la BD. Vous feriez mieux de travailler.» Plus tard, j’eus l’occasion d’entendre la reconnaissance de ses pairs, comme Gotlib, qui disait simplement: «c’est le meilleur», ou Cavanna qui regrettait qu’il ne soit pas resté à Hara Kiri.

Giraud-Moebius est là, dans ces déclarations: un créateur de chefs d’œuvre, mais un dessinateur qui choisit la voie des «mikés», au mépris de l’Académie du bon goût. Il a tout connu des petites cases et sa vie accompagne le changement de statut de la BD, passée du rayon pour enfants, à celui des ados attardés, pour finir dans les musées et les collections de riches amateurs.

Et la BD dévia

BD bicéphale ou schizophrène? Il en eut très tôt conscience, sans doute est-ce pour cela qu’il utilisait plusieurs signatures. Dès 1963, à côté du très classique Blueberry, il dessine pour Hara Kiri, avec ce nom, Moebius, emprunté à un mathématicien du XIXe siècle. C’est avec La Déviation qu’il assume définitivement cette autre carrière, ce double. Le titre évidemment en dit long. Et l’intrigue, le dessinateur et sa femme empruntant une déviation pour se rendre à l’Ile de Ré, route qui débouche sur un monde richement parallèle, est une forme de programme.

Le dessin est admirablement fouillé, renouant avec le travail des plus grands graveurs (Albrecht Dürer, Gustave Doré…), riche en  contrastes, en clairs obscurs. La BD prend une nouvelle dimension. Et ce récit annonce un bouleversement personnel: il quitte Pilote en 1973, participe à L’Echo des savanes (qui fut un journal avant de finir en torchon), fonde Métal Hurlant avec Dionnet, Farkas, Druillet… Dans un livre d’entretiens avec Numa Sadoul, il dira regretter ce départ fracassant, prolongement larvé de mai 68, lorsqu’une fronde de dessinateurs s’en prit à René Goscinny. Il fallait tuer le pair, mais surtout le père, cette BD d’avant.

La gloire touche alors Moebius plus que Giraud: Arzach, épisodes quasi muets, posant des questions au lecteur qui ne peut que rester muet devant un graphisme à son apogée, rehaussé d’une gouache chaleureuse. Dans cet univers minéral, Moebius est chez lui, dessinant ce qu’il aime par-dessus tout: des cailloux. Traitées en hachures, en traits, en points, les ombres soulignent des formes qu’on dirait animées d’une vie sourde. Ce minéral ne partage-t-il pas le traitement graphique des personnages?

Le dernier épisode offre en apothéose une double page extraordinairement fouillée, que je vois comme un hommage à l’Alexanderschlaft d’Albrecht Altdorfer.

Et la BD devint adulte

C’est Moebius que le cinéma voulut et son talent servit Alien comme Tron ou Blade Runner. Ses BD ouvrent des univers fantastiques, le dessinateur est en transe, des substances diverses alimentent son pinceau.

Au milieu des années 1970, la BD est entrée dans l’âge adulte. Le réalisme prend des voies détournées, avec l’énigmatique Bilal ou l’ironique Alexis (pleure, lecteur). Une jeune garde arrive, qui déjà dynamite Spirou de l’intérieur (Le Trombone illustré). Franquin (ô sanglots) a des Idées noires, Gotlib s’est affranchi de toute pudeur: le 9ème Art explose les codes, brise les barrières. Tout le monde s’essaie à la fumette, chacun a dessiné des zigounettes et des pilous pilous, Moebius aussi, qui fit son Bandard fou,  et orna maints personnages de phallus serpenteux ou de seins ballonesques.

D’un point de vue graphique, Moebius a tout essayé, n’a plus rien à prouver. Mais Jean Giraud doit aussi devenir Moebius, par le scénario.

Voie de garage hermétique

Ayant triomphé de Jijé (sanglots), un maître aussi et qui lui fit confiance, pour faire son Blueberry  - et non un second Jerry Spring, ayant surmonté Blueberry et Arzach, il lui faut maintenant sortir de Charlier, du cadre étouffant dans sa perfection de la BD classique. Ce sera Major fatal, qui explose le scénario, à la manière d’un Cadavre exquis surréaliste, ou d’un Godard détruisant les formes conventionnelles du cinéma, sans scénario préétabli. Publié en feuilleton (ironie et hommage à la fois), ce Major s’aventure dans l’inconnu. Et Moebius se laisse guider dans ce dédale de l’invention permanente, surprenant le lecteur, par des retours en arrière, des déviations, des anecdotes. Pour mieux finir le récit, par surprise (qui touche autant le lecteur que le narrateur), sur un mode presque classique.

Le trait s’est affiné, épuré, lui aussi. A présent, Moebius peut se permettre l’élégance révérencieuse de la ligne claire (et, désormais le trait toujours ira en s’affinant). La série de l’Incal, un des rares scénarios de Jodorowski qui tient la route (de la postérité, surmontant l’ennui), lui en offre l’opportunité. Le premier album est colorié par Yves Chaland (pleure, lecteur), apôtre insolent de cette ligne claire. L’intrigue se délite peu à peu mais cela n’a guère d’importance. Le pinceau  de Moebius peut couvrir de noir une entière couverture car c’est le cadrage, parfait, qui suscite l’admiration: ce dessin a la force de l’érotisme qui donne peu à voir mais évoque beaucoup, et sait sa séduction.

Le malaise des cadres

Le cadrage. Giraud l’a appris, l’a compris très vite. Il est temps de revenir aux années d’apprentissage. Charlier (mais chiale, lecteur) pondait du scénario léché, classique, pompé, érudit. Il fit dans l’aviation (Buck Danny, Tanguy et Laverdure), la piraterie (Barbe Rouge), l’Indiana Jones colonial (Tiger Joe), le journalisme autour du monde (Marc Dacier), jusqu’aux boy-scouts  (les Castors). Le tout de manière plutôt statique.

Pour Giraud, ce fut du sur-mesure. Chez Blueberry, la seule chose qui ne change pas, c’est le grade. Mais l’éternel lieutenant va vivre en deux décennies toute l’histoire du western, le scénariste répondant assez largement aux attentes du dessinateur. Certes, Charlier puise dans les classiques (Rio Bravo, My Darling Clementine) ou les séries B (Seul contre tous de Jesse Hibbs…) pour bâtir ses intrigues mais le personnage principal semble lui échapper progressivement: alors que Buck Danny n’a pas bougé d’un iota en 40 ans…

Giraud, il faut dire, met de temps en temps du Moebius dans son pinceau. Les premiers albums portent l’empreinte de Jijé. Avec le second cycle des guerres indiennes, l’interrogation pointe, le doute affleure, comme dans Soldier blue ou Little Big Man, jusqu’à ce que l’indignation hurle (Le Général Tête jaune). Dans Ballade pour un cercueil, il y a du caillou moebiusien à tous les étages. Blueberry et ses comparses semblent de plus en plus échappés d’un film de Peckinpah ou de Leone. Le cynisme, le je-m’en-foutisme rivalisent avec un dessin dont la perfection réaliste masque mal l’étroitesse des cases. Giraud bouillonne, il a envie d’être Moebius dans son sage Dargaud.

Lieutenant Dorian Gray

Il part alors, joue au dilettante (Hors la loi..), essaie autre chose. Mais, et c’est là son génie, il revient toujours à ce Blueberry, même avec un trait grossier (les albums Jeunesse de Blueberry), ou une souplesse nonchalante, pour le cousin lointain Jim Cutlass.

Et, avec le sourire coquin de la sagesse, il le reprend sur le tard, pour une série de cinq épisodes, Mister Blueberry, statique et crépusculaire. Parce que Moebius avait beaucoup appris de Blueberry, comme s’il s’agissait d’exorciser le double, ce cowboy panse beaucoup ses blessures. Je pense aussi à Giuseppe Verdi qui s’astreignait toujours à composer, pour garder la main. Ou à Rembrand qui si souvent refit son autoportrait. Mieux encore: sous le portrait lisse de Blueberry, les viscères de Moebius: Dorian Gray, fait dessinateur.

Giraud n’est plus. Mais regardez la BD d’aujourd’hui, multiforme, jouissive, aventureuse, insaisissable. Elle lui doit tout, c’est-à-dire la liberté.

Jean-Marc Proust

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